Nous proposons ici pour finir (après une série de textes organisés en onglet sur le site) l'amorce d'un débat sur les fondements d'une production et d'une distribution supprimant le capitalisme. Le texte principal a été écrit en 1930 et contient les remarques essentielles sur ce que doivent être les aspects d'une production/distribution dépassant le capitalisme. Cependant nous avons logiquement fait précédé ce texte d'une préface critique, écrite en 1970, relativisant les théories basées sur le temps de travail social moyen.
Préface
Les principes fondamentaux de la
production et de la distribution communistes furent la première
tentative du mouvement des conseils d’Europe occidentale de s’attaquer
au problème de la construction du socialisme, sur la base des conseils
ouvriers.
Compte tenu des énormes obstacles qui se
dressent sur le chemin de la révolution prolétarienne, cet ouvrage, qui
traite essentiellement de comptabilité et de calcul économique dans la
société communiste, peut, au premier abord, paraître étrange. Comme il
est impossible de prévoir les difficultés politiques qui se poseront
dans l’édification du socialisme, toute préoccupation à cet égard ne
peut rester que spéculative. Il peut en effet être facile ou difficile
de dépasser un système social donné ce dépassement dépend de
circonstances qu’on ne peut guère prévoir. Pourtant les Principes fondamentaux ne
s’attaquent pas au problème de l’organisation de la révolution
elle-même, mais à celui de la phase qui la suit. On ne peut cependant
pas prévoir l’état réel de l’économie après la révolution, et par
conséquent il est impossible de construire d’avance des programmes de
tâches à remplir réellement. Les nécessités de demain seront bien
entendu le facteur déterminant. Ce que nous pouvons discuter à l’avance,
ce sont les mesures à prendre, les instruments à utiliser pour
construire les rapports sociaux souhaités, c’est-à-dire dans le cas qui
nous intéresse, les relations communistes entre les hommes.
Le problème théorique de la production et
de la distribution communistes, a été posé sur le plan pratique de la
révolution russe. Mais, dès le point de départ, la praxis se trouvait
canalisée par cette conception d’un contrôle étatique centralisé que
partageaient les deux branches de la social-démocratie. Toutes les
discussions sur la réalisation du socialisme et du communisme, ne
s’attaquaient jamais au vrai problème, c’est-à-dire celui du contrôle
des ouvriers sur leur propre production. On se posait en fait comme
question comment, par quels moyens, réaliser une économie centralisée et
planifiée ? Selon la théorie marxienne, le socialisme ne doit connaître
ni marché ni concurrence on en concluait donc que le socialisme devait
être une sorte d’économie naturelle, dont production et distribution
seraient réglées par un organisme central travaillant sur des
statistiques. La critique bourgeoise se mit à critiquer cette
conception, en affirmant qu’une économie rationnelle ne peut fonctionner
sous de tels auspices, car la production et la distribution sociales
exigent une mesure de la valeur telle que celle qui s’incarne dans les
prix du marché.
Nous ne voulons pas ici déflorer la discussion de ce point de vue que font les auteurs des Principes fondamentaux,
mais nous dirons seulement qu’ils recherchent la solution de ce
problème, d’une nécessité du calcul économique, dans le temps de travail
social moyen utilisé comme base et de la production et de la
distribution. Ils envisagent en détail l’application pratique de cette
méthode de calcul et la comptabilité publique qui en résulte. Comme il
ne s’agit que d’un moyen pour obtenir un certain résultat, on ne peut le
critiquer d’un simple point de vue logique. L’utilisation de ce moyen
présuppose la volonté de construire une production et une distribution
communistes. Ce préalable admis, rien ne peut s’opposer à l’application
d’un tel moyen, même si on peut en imaginer d’autres utilisables dans le
communisme.
Pour Marx, toute forme d’économie cherche
à ” épargner le temps “. Distribution et répartition du travail social
nécessaire à la réalisation des besoins de la production et de la
consommation font du temps de travail l’unité de mesure de la production
en système capitaliste, mais pas de la distribution. Les prix tels
qu’ils existent dans le capitalisme, reposent sur la valeur liée au
temps de travail. Ce n est pas là une propriété individuelle d’une
marchandise donnée, mais une propriété qui se rattache à la production
sociale générale dans laquelle tous les prix ne peuvent refléter que la
valeur générale de la production, liée au temps de travail. Les
relations de production, c’est-à-dire d’exploitation, du capitalisme,
qui sont en même temps des relations de marché, et l’accumulation du
capital, motif et moteur de la production capitaliste, excluent tout
échange de valeur équivalente liée au temps de travail. Pourtant la loi
de la valeur domine l’économie capitaliste et son développement.
On pourrait à partir de là supposer que
dans le socialisme la loi de la valeur jouerait encore et qu’il faudrait
prendre en considération le temps de travail pour faire fonctionner
l’économie de manière rationnelle. Mais ce n’est que dans les conditions
capitalistes que le temps de travail devient une ” valeur temps de
travail “, dans ces conditions où la coordination sociale nécessaire de
la production est abandonnée au marché et aux relations de propriété
privée. Sans les relations capitalistes de marché, il n’y a pas de loi
de la valeur, même si de toute façon le temps de travail doit être pris
en considération pour adapter la production sociale aux besoins sociaux.
C’est dans ce sens que les Principes fondamentaux parlent du temps de travail social moyen.
Les auteurs de cet ouvrage font remarquer
que déjà avant eux on avait proposé que le temps de travail soit
utilisé comme unité de mesure économique. Mais pour eux ces propositions
n’allaient pas assez loin car elles en restaient à la production et ne
s’intéressaient pas à la distribution et par là restaient liées au
capitalisme. Dans leur conception, le temps de travail social moyen doit
être utilisé aussi bien pour la production que pour la distribution. On
se heurte cependant ici à une difficulté et à une faiblesse de ce type
de calcul à partir du temps de travail. Marx les avait déjà rencontrées,
et il n’avait pu les dépasser qu’en proposant la suppression du temps
de travail dans le domaine de la distribution dès que serait réalisé le
principe communiste ” de chacun selon ses capacités à chacun selon ses
besoins “.
Dans la Critique du programme de Gotha,
Marx explique qu’une distribution égale basée sur le temps de travail
amène du même coup de nouvelles inégalités puisque les producteurs
diffèrent les uns des autres par leurs capacités au travail et leurs
relations privées certains font plus de travail que d’autres dans le
même temps, certains ont des familles à entretenir, d’autres pas, si
bien que l’inégalité de la distribution, basée sur le temps de travail,
apparaît comme une inégalité dans les conditions de consommation. Marx
écrit ainsi :
” A égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc… Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal mais inégal ” (K. Marx, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt).
Mais bien que ” ces défauts soient inévitables dans la première phase de la société communiste ” (K. Marx, idem), Marx ne les considère pas pour autant comme un principe communiste. Quand les auteurs des Principes fondamentaux
affirment que leur travail est une application conséquente du processus
de pensée marxien, ce n’est vrai que dans la mesure où il s’agit des
pensées de Marx qui se rapportent à une phase dans laquelle le principe
d’échange domine encore, phase qui doit s’achever par l’avènement du
socialisme.
Il allait de soi, selon Marx, que ” la
répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la
manière dont sont distribuées les conditions de distribution
elles-mêmes… Que les conditions matérielles de la production soient la
propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des
objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’en suivra
parallèlement “.
Les défauts d’une distribution, fondée
sur le temps de travail, ne pouvait dons pas être dépassés par une
séparation entre production et distribution le contrôle de la production
par les producteurs sous-entend leur contrôle sur la distribution, tout
comme la direction étatique de la distribution — c’est-à-dire la
répartition par en haut — contient en elle-même le contrôle étatique de
la production. Les auteurs des Principes fondamentaux ont
raison d’insister sur le fait que les producteurs ont le droit de
disposer de leur production, mais c’est une tout autre affaire
d’affirmer que ce droit de disposition doit s’exercer par
l’intermédiaire d’une distribution basée sur l’égalité des temps de
travail.
Dans les pays capitalistes hautement
développés, c’est-à-dire ceux dans lesquels une révolution socialiste
est possible, les forces productives ont atteint un niveau suffisant
pour produire en excès les objets de consommation. Quand on pense que
plus de la moitié de toute la production capitaliste, et toutes les
activités non productives qui y sont reliées — sans même tenir compte
des moyens de production non utilisés — n’a rien à voir avec la
consommation des hommes, mais n’a de ” sens que par rapport à cette
société capitaliste irrationnelle, il devient clair que dans les
conditions, qui seront celles d’une économie communiste, il sera facile
de produire un tel excès de biens de consommation que tout calcul de la
participation individuelle deviendra inutile.
Mais la réalisation d’un tel excès de
biens de consommation si elle existe potentiellement dès aujourd’hui,
présuppose cependant une transformation complète de la production
sociale qui doit être fondée sur les besoins réels des producteurs. La
transformation, qui fera passer de la production de capital à une
production orientée vers la satisfaction des besoins des hommes,
apportera avec elle, à n’en pas douter, une transformation du
développement industriel et technique, qui ne résultera pas uniquement
de la destruction des rapports capitalistes et qui permettra d’assurer
l’avenir toujours menacé de l’espèce humaine en général.
Sans doute les Principes fondamentaux
insistent-ils avec raison sur le fait que la production sera gouvernée
par la reproduction et sans doute le point de départ de la production
communiste n’est-il rien d’autre que le point final de la production
capitaliste, mais la nouvelle société exige quelque chose de plus elle a
besoin d’une transformation adéquate des buts et des méthodes de
production. Des mesures qui amèneront cette transformation devront être
prises, et ce sont les résultats de ces mesures qui détermineront si la
distribution sera faite sur la base de la participation à la production
ou selon les besoins réels en perpétuelle évolution. Bien plus, il est
tout à fait possible qu’une destruction partielle de la base de la
production amenée par une lutte de classe liée aux changements sociaux,
puisse interdire une distribution sur la base du temps de travail, sans
pour autant interdire une distribution égale, par exemple sous la forme
d’un rationnement. Cette distribution pourrait d’ailleurs être assurée
par les ouvriers eux-mêmes, directement, sans passer par le truchement
de la comptabilité en temps de travail. Les Principes fondamentaux partent,
pour ainsi dire, d’un système communiste ” normal”, c’est-à-dire
s’étant déjà imposé complètement et se reproduisant dans sa nouvelle
structure. Si telles sont les conditions, fine distribution fondée sur
le temps de travail apparaît superflue.
Il faut d’autre part souligner que le ” rapport exact entre producteurs et produits ” qu’exigent les Principes fondamentaux,
ne porte que sur la partie de la production qui correspond à la
consommation publique et à la reproduction de la production sociale. Le
processus de socialisation s’exprime par la diminution de la
consommation individuelle et l’augmentation de la consommation publique,
si bien que le développement communiste tendra de plus en plus à la
suppression de la comptabilité en temps de travail dans la distribution.
L’économie sans marché exige que les consommateurs s’organisent en
communautés en liaison directe avec les organisations d’usines. C’est
par l’intermédiaire de ces communautés que les désirs individuels de
consommation et par conséquent la production pourront trouver une
expression collective. C’est malheureusement cette partie des Principes fondamentaux
qui est la moins développée, et c’est dommage car le capitalisme
utilise, pour sa propre apologie, la prétendue liberté de l’économie de
marché. Il est cependant tout à fait possible que les besoins de la
consommation puissent être satisfaits sans l’intermédiaire du marché, et
dans la société communiste ce le sera d’autant plus que les
déformations, résultant d’une distribution liée à la structure de
classe, exigées par le marché, auront été supprimées.
L’exigence d’une ” comptabilité exacte ”
pour la production ne peut être satisfaite il ne s’agit en fait que
d’une approximation, car le processus de reproduction et celui du
travail est soumis à une transformation continuelle. La détermination du
temps de travail social moyen, pour la production dans son ensemble,
exige un certain temps et le résultat obtenu est déjà rendu caduc par
l’état réel atteint par la production. ” L’exactitude ” se réfère à une
étape passée et ceci est inévitable, même si on tente de réduire le
décalage par l’utilisation des moyens modernes de calcul. Donc le temps
de travail social moyen est soumis à des variations constantes. Mais
cette inexactitude n est pas un obstacle suffisant pour empêcher un
calcul de la production et de la reproduction sociales, qu’elles soient
simples ou élargies. Toutefois la situation réelle n’est plus celle sur
laquelle on a effectué les calculs, et elle ne peut s’atteindre qu’en
tenant compte d’une inadéquation. La comptabilité en temps de travail
n’exige pas en fait un accord parfait entre le temps de travail de
production obtenu par le calcul et le temps de travail social moyen réel
de la production qui en est résultée. Il s’agit au contraire du besoin
d’ordonner et de distribuer le travail social, et, de par sa nature
même, cette opération ne peut être qu’approximative. En fait on n’a pas
besoin de plus dans une société communiste.
Les auteurs des Principes fondamentaux
veulent . organiser la production de sorte que “la relation exacte entre
producteur et produit soit la base du processus de production sociale”.
Ils y voient le ” problème central de la révolution prolétarienne “,
car ce n’est qu’ainsi que l’on peut éviter la mise en place d’un
appareil au-dessus des producteurs. Ce n’est que par la fixation de ce
rapport producteur-produit qu’on arrivera à ” se passer du travail des
dirigeants et des administrateurs dans le domaine de la distribution des
produits”. Il est donc question ici de l’autodétermination de la
distribution par les producteurs en tant que condition préalable, sine
qua non, de la société sans classe. La détermination de cette relation
exacte producteur-produit ne peut être que le résultat d’une révolution
prolétarienne victorieuse, mettant en place le système des conseils, en
tant qu’organisation de la société. Si c’est le cas, il se peut
toutefois qu’il ne soit pas nécessaire de régler le processus de
production à partir de la distribution. On peut imaginer une
distribution des biens de consommation, réglée ou non réglée, sans qu’il
y ait apparition de nouvelles couches privilégiées. Par ailleurs, ce
n’est pas parce qu’on suppose l’existence d’une norme de distribution
que la construction d’une économie communiste s’en trouvera garantie
d’une économie qui ne doit pas seulement être réglée à partir de la
participation des producteurs au produit social, mais aussi à partir des
conditions matérielles de la production sociale.
Dans le système capitaliste, ce n’est
qu’apparemment que la production est réglée sur le marché. Sans doute
celle-ci doit passer par le marché, mais ce dernier est déterminé par la
production du capital. C’est la production de valeur d’échange et
l’accumulation du capital qui sont à la base du processus de production.
La valeur d’usage de ce qui est produit n’est qu’un moyen pour
augmenter la valeur d’échange. Les besoins réels des producteurs ne
peuvent être pris en considération que dans la mesure où ils coïncident
avec les nécessités de l’accumulation. La production, en tant que
production de plus-value, se règle automatiquement dans l’économie de
marché à travers les relations de valeur d’échange cette dernière ne
s’identifie à la valeur d’usage, que dans des cas fortuits. La société
communiste produit pour les besoins, l’usage, et doit, par conséquent,
adapter production et distribution aux besoins réels de la société. Pour
pouvoir définir une norme de distribution de quelque type que ce soit,
il faut, au préalable, que la production soit déjà contrôlée, en pleine
conscience, par les hommes. La distribution procède de la production,
même si celle-ci est déterminée par les besoins des consommateurs.
L’organisation de la production exige beaucoup plus que la détermination
exacte du rapport producteur-produit. Elle implique le contrôle des
besoins de la société dans son ensemble, des capacités de production
dans leur forme matérielle, ainsi que la distribution du travail social
dans une forme appropriée.
Même avec le système des conseils, on ne
pourra éviter d’édifier des institutions chargées de fournir une vue
d’ensemble des nécessités et des possibilités de la société toute
entière.
Les données ainsi obtenues doivent
permettre de prendre des décisions qui ne sont pas accessibles aux
organisations d’entreprises individuelles. La construction du système
des conseils doit être telle qu’elle permette une régulation centrale de
la production, sans que pour autant l’auto-détermination des
producteurs en soit diminuée. Même au niveau de l’entreprise
individuelle, les décisions des ouvriers seront transmises aux conseils
pour exécution, sans qu’il y ait nécessairement pour autant domination
des conseils sur les ouvriers. Dans un cadre plus large, atteignant
celui de la production nationale, on peut prendre des mesures
organisationnelles qui réalisent la fusion entre l’indépendance des
institutions qui ” coiffent ” les entreprises et le contrôle des
producteurs. Pourtant cette disparition de l’antinomie
centraliste-fédéraliste, que recherchent les Principes fondamentaux, ne
peut s’obtenir par le simple ” enregistrement du processus économique
par une comptabilité sociale générale ” il sera très certainement
nécessaire de créer des entreprises spécialisées, incorporées au système
des conseils, et s’occupant des problèmes de structure de l’économie.
Le rejet par les Principes fondamentaux
d’une administration centrale de la production et d’une distribution
réglée par l’Etat découle des expériences faites en Russie or ces
expériences ne reposent pas sur un système de conseils, mais sur le
capitalisme d’Etat. Et, même dans ce dernier cas, production et dis
tribution ne sont pas l’oeuvre d’un organisme planificateur, mais de
l’Etat qui se sert de ces organes comme moyen. C’est la dictature
politique de l’appareil d’Etat sur les ouvriers, et non la planification
de l’économie, qui a mené à une nouvelle exploitation, à laquelle peut,
d’ailleurs, très bien participer l’administration de la planification.
En l’absence de la dictature politique et de l’appareil d’Etat, les
ouvriers n’auraient pas à se soumettre à l’administration centrale de la
production et de la distribution.
Ainsi la première condition d’une
production et d’une distribution communiste est l’absence d’un appareil
d’Etat à côté ou au-dessus des conseils la fonction de l’Etat,
c’est-à-dire la répression des tendances contre-révolutionnaires, doit
être le fait des ouvriers eux-mêmes, organisés en conseils. Un parti,
c’est-à-dire une partie de la classe ouvrière qui lutte pour le pouvoir,
s’établit comme appareil d’Etat après la conquête de celui-ci il
cherche alors à soumettre production et distribution à son contrôle, à
étendre et perpétuer celui-ci pour maintenir sa position. Si s’établit
un contrôle de la majorité par une minorité, alors l’exploitation
continue. Le système des conseils ne peut donc tolérer un Etat à côté de
lui, sans abandonner le pouvoir. Mais si un tel pouvoir d’Etat, séparé,
n’existe pas, toute planification, toute distribution ne peut se faire
que par le système des conseils. Les organes du plan deviennent
eux-mêmes des entreprises, aux côtés des autres entreprises, et qui les
rejoignent en une unité supérieure, au sein du système des conseils.
Il faut également mentionner que la
classe ouvrière se modifie constamment, et d’abord dans sa composition.
Les Principes fondamentaux partent d’un prolétariat industriel rassemblé
dans des usines et classe essentielle de la société. Le système des
conseils fondé sur les usines détermine la forme de la société et
contraint les autres classes, par exemple les paysans indépendants, à
s’incorporer dans le système économique. Au cours des quarante dernières
années, la classe ouvrière, c’est-à-dire la couche des salariés, s’est
évidemment accrue en nombre, mais, relativement à la masse de la
population, la proportion des ouvriers d’usine a diminué. Une partie des
employés travaille dans les usines aux côtés des ouvriers d’usine mais
l’autre partie se trouve dans les secteurs de l’administration et de la
distribution. La production devenant de plus en plus scientifique, il
est possible de considérer les universités en partie comme des ” usines
“, car les forces productives issues de la science tendent à supplanter
celles liées au travail direct. Si dans le capitalisme la plus-value ne
peut être que du sur-travail, et ceci quel que soit le niveau de la
science, dans le communisme, la richesse sociale s’exprime non pas par
une augmentation de travail, mais par une réduction constante du travail
nécessaire, due au développement scientifique, maintenant libéré des
entraves capitalistes. La production se socialise de façon continue par
l’incorporation de masses toujours plus grandes dans le processus de
production qui, maintenant, ne peut exister sans une relation et une
interpénétration plus étroite de toutes les sortes de travail. Bref, le
concept de classe ouvrière s’élargit – il comprend déjà aujourd’hui plus
qu’il y a quarante ans. La division du travail, en perpétuelle
évolution, contient déjà en elle-même une tendance à la disparition de
la séparation entre les professions, entre travail manuel et
intellectuel, entre atelier et bureau, entre ouvriers et supérieurs un
processus qui, par l’incorporation de tous les producteurs dans une
production orientée vers une socialisation accrue, peut amener à un
système de conseils qui, en fait, comprendrait toute la société et, par
conséquent, mettrait fin à la domination de classe.
On peut partager la méfiance des
Principes fondamentaux envers les dirigeants, spécialistes,
scientifiques ” qui prétendent dominer la production et la distribution,
sans pour autant méconnaître le tait qu’à part les dirigeants, les
spécialistes tout comme les scientifiques, sont eux-mêmes des
producteurs. C’est le système de conseils qui justement les rend égaux
aux autres producteurs, qui leur retire leur situation particulière au
sein du capitalisme. Mais des retours en arrière de la société sont
toujours possibles, et il est clair que le système des conseils peut se
désagréger. Si par exemple les producteurs se désintéressent de leur
auto-détermination, il s’en suit un transfert des fonctions remplies par
les conseils à des instances, à l’intérieur du système même, qui
s’autonomisent par rapport aux producteurs. Les auteurs des Principes
fondamentaux pensent pouvoir éviter ce danger grâce à une ” nouvelle
forme de comptabilité de la production, fondement général de toute la
production “. Mais cette nouvelle comptabilité doit tout d’abord être
introduite et il se peut que les effets qu’on en espère puissent être
détruits par toute une suite de modifications. Selon la conception des
auteurs des Principes fondamentaux, il suffirait d’introduire
cette nouvelle comptabilité pour résoudre le problème. Ils s’opposent à
la pratique normale du capitalisme d’Etat, c’est-à-dire ” la direction
par certaines personnes “, et ils prétendent pouvoir l’éviter ” à
travers le processus concret de la production ” dont le contrôle sera
assuré par la distribution.
C’est donc le nouveau système de
production et de distribution qui garantit, par lui-même, le caractère
communiste de la société mais dans la réalité le processus de production
est toujours réalisé par des individus. Dans le système capitaliste, il
existe aussi un ” processus concret de la production “, c’est celui des
lois du marché, auxquelles tous les individus sont soumis. Ici le
système domine les hommes. La nature fétichiste du système ne fait que
cacher les relations sociales réelles l’exploitation de l’homme par
l’homme. Derrière les catégories économiques se trouvent les classes et
les individus. Là où le fétichisme du système est percé à jour apparaît
la lutte ouverte des classes et des individus. Le communisme est, sans
doute, également un système social, mais il ne se trouve pas au-dessus
des hommes, car il est directement créé par eux. Il n’a pas de vie
propre ni de volonté à laquelle les individus doivent inévitablement se
plier ” le processus concret de la production ” y est déterminé par les
individus, ou plutôt par les individus groupés en conseils.
Les quelques remarques que nous venons de faire, doivent suffire pour faire ressortir que les Principes fondamentaux,
ne proposent pas un programme achevé ; il s’agit d’un premier essai
pour comprendre un peu mieux le problème de la production et de la
distribution communistes.
Les Principes fondamentaux traitent
d’une situation sociale encore dans le futur, même aujourd’hui, mais
ils n’en sont pas moins un document historique permettant de saisir le
niveau de la discussion dans le passé. Leurs auteurs s’attachent à
discuter les questions de la socialisation qui s’étaient posées il y a
un demi-siècle. Certains de leurs arguments ont depuis perdu une partie
de leur actualité. La querelle entre économistes “naturalistes ” et
représentants de l’économie de marché, à laquelle les Principes fondamentaux prirent
part, refusant l’une et l’autre, est terminée depuis longtemps. Le
socialisme n’est plus, en général, conçu comme une nouvelle société,
mais comme une modification du capitalisme. Les partisans de l’économie
de marché parlent communément d’une économie de marché planifiée et ceux
de l’économie planifiée utilisent l’économie de marché. La
détermination de la production à partir de la valeur d’usage n’en exclut
pas pour autant une distribution inégale des biens de consommation, par
l’intermédiaire d’une manipulation des prix. Les ” lois économiques ”
sont considérées comme indépendantes des structures sociales, et, tout
au plus, se querelle-t-on sur la production la plus “économique ” de ”
socialisme ” et de ” capitalisme “.
Le ” principe d’économie “, c’est-à-dire
le principe de la rationalité économique qui, prétend-on, est à la base
de toutes les structures sociales et qu’on peut énoncer ainsi les buts
économiques sont réalisés au moindre coût, n’est rien d’autre, en
réalité, que le principe ordinaire du capitalisme, celui de la
production de profit qui entraîne une extrémisation de l’exploitation.
Le ” principe d’économie ” de la classe ouvrière n’est rien d’autre que
la suppression de l’exploitation. C’est de ce ” principe économique ”
que partent les Principes fondamentaux, et jusqu’à présent c’est le seul
ouvrage qui s’en soit préoccupé. Négligeant l’exploitation, pourtant
flagrante, des ouvriers dans les prétendus pays ” socialistes “, les
bavardages académiques sur le socialisme dans les pays capitalistes, ne
s’intéressent qu’au capitalisme d’Etat. La ” propriété socialiste ” des
moyens de production est toujours comprise comme appropriation par
l’Etat, distribution administrative des biens de consommation, avec ou
sans marché, mais décidée par un organisme central. Tout comme dans le
capitalisme classique, l’exploitation se trouve deux fois confirmée par
la séparation des producteurs des moyens de production et par la
monopolisation de la violence politique Et là où les ouvriers se sont vu
accorder ou ont obtenu une sorte de ” droit de participation “, le
mécanisme du marché ajoute à l’exploitation de l’Etat,
l’auto-exploitation.
Quelles que soient les faiblesses des
Principes fondamentaux compte tenu de cette situation, ils restent, hier
comme aujourd’hui, le point de départ de toute discussion sérieuse et
de toute recherche sur la réalisation de la société communiste.
PAUL MATTICK
FONDEMENTS DE LA PRODUCTION ET DE LA DISTRIBUTION COMMUNISTE
Chapitre premier
APRÈS LE COMMUNISME D’ÉTAT
RETOURNONS À L’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES
Le communisme d’État
Les tentatives faites en Russie pour construire la société
communiste ont ouvert à la praxis un domaine qu’on ne pouvait,
auparavant, aborder qu’en théorie. La Russie a essayé, en ce qui
concerne l’industrie, de façonner la vie économique selon des
principes communistes... et a, en cela, complètement échoué. Le
fait que le revenu ne croisse plus avec la productivité du travail
(cf. Henriette Roland-Holst dans la revue hollandaise De Klassenstrijd,
1927, p. 270) en est une preuve suffisante. Une plus grande
productivité de l’appareil social de production ne donne pas droit
à plus de produit social. Ce qui veut dire que l’exploitation
subsiste. Henriette Roland-Holst démontre que l’ouvrier russe est
aujourd’hui un travailleur salarié.
On peut se débarrasser du problème en renvoyant au fait que la
Russie est un pays agraire où domine la propriété privée du sol et du
sous-sol, et que, par conséquent, toute la vie économique doit
nécessairement reposer sur le travail salarié capitaliste. Celui
qui se satisfait de cette explication reconnaît sans doute les
fondements économiques de la Russie actuelle, mais la gigantesque
tentative des Russes ne lui aura rien appris sur la nature du
communisme. D’ailleurs beaucoup de travailleurs ont commencé à
avoir des doutes sur la méthode employée par les Russes, qui, d’après
ces derniers, doit mener au communisme. On peut définir cette fameuse
méthode en peu de mots : la classe ouvrière exproprie les
expropriateurs et donne à l’Etat le droit de disposer des moyens de
production ; celui-ci organise les diverses branches de
l’industrie et les met, comme monopole d’Etat, à la disposition de
la communauté.
En Russie les choses se passèrent ainsi : le prolétariat s’est
emparé des entreprises et a continué à les faire fonctionner sous
sa propre direction. Le Parti communiste, propriétaire du pouvoir
d’Etat, obligea alors les entreprises à s’unir en conseils —
communaux, de district, nationaux — pour fondre toute la vie
industrielle en une unité organique. C’est ainsi que l’appareil de
production s’est édifié grâce aux forces vives des masses. C’était là
l’expression des tendances communistes latentes dans le
prolétariat. Toutes les forces étaient dirigées vers une
centralisation de la production. Le IIIe Congrès panrusse des Conseils économiques décréta :
« La centralisation de la gestion de l’économie est le moyen le
plus sûr, pour le prolétariat victorieux, d’arriver à l’expansion
rapide des forces productives du pays... Elle est en même temps la
condition préalable à l’édification socialiste de l’économie,
ainsi que la participation des petites entreprises à
l’unification économique. La centralisation est le seul moyen
de prévenir un émiettement de l’économie. » (A. Goldschmidt, L’Organisation économique en Russie soviétique, p. 43.)
Si la production avait été réellement dû être prise en main et
dirigée par les masses, ce pouvoir de décision devait maintenant être
cédé, avec la même nécessité, aux organisations centrales. Alors
qu’au départ les directeurs, les Conseils communaux, etc., étaient
responsables devant les masses ouvrières, devant les producteurs,
ils étaient dorénavant placés sous l’autorité centrale, qui
dirigeait tout. Au début, responsabilité devant la base ;
maintenant, responsabilité devant une direction. C’est ainsi que
s’effectua en Russie une gigantesque concentration des forces
productives, comme aucun autre pays de la Terre n’en avait jusque-là
connu. Malheur au prolétariat qui doit engager le combat contre un tel
appareil répressif ! Et pourtant cela s’est transformé en réalité
aujourd’hui. Il n’y a plus le moindre doute : l’ouvrier russe est
salarié, il est exploité. Et il va devoir combattre pour son salaire —
contre l’appareil le plus puissant que le monde connaisse !
Ce qu’il faut souligner, c’est que, dans cette forme de
communisme, le prolétariat n’a pas l’appareil de production entre
les mains. Il est apparemment le propriétaire des moyens de
production, mais il n’a aucun droit d’en disposer. La quantité de
produit social, revenant au producteur pour son travail, est
déterminée par la direction centrale qui, lorsque tout va bien, la
fixe à la lecture de ses statistiques. En fait la question de
savoir s’il est nécessaire d’exploiter plus ou moins est ainsi
laissée au choix d’une centrale. Et même si on a affaire à une
« bonne » direction, qui répartit équitablement les produits,
celle-ci reste un appareil qui s’érige au-dessus des producteurs.
Il s’agit maintenant de savoir si ce qui se passe en Russie est dû à
des circonstances particulières, ou si c’est la caractéristique
de toute organisation de production et de répartition
centralisée. Si cela était réellement le cas, alors la possibilité
du communisme deviendrait problématique.
Du côté de chez Marx
A l’exception de Marx, presque tous les écrivains préoccupés par
l’organisation de la vie économique à l’intérieur de la société
socialiste prônent les mêmes principes que ceux que les Russes ont
mis en pratique. Ils prennent comme point de départ cette phrase
d’Engels : « Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’État. »
Puis ils se mettent à centraliser et construisent des
organisations du même genre que celles que les Russes ont
effectivement créées. C’est ainsi que Rudolf Hilferding et Otto
Neurath, auxquels on peut ajouter bien d’autres spécialistes du même
acabit, écrivent :
« Comment, combien, avec quels moyens seront fabriqués de
nouveaux produits à partir des conditions de production
disponibles, naturelles ou artificielles... tout cela sera
déterminé par les commissaires régionaux ou nationaux de la
société socialiste, qui, calculant les besoins de la société à l’aide
de tous les moyens fournis par une statistique organisée de la
production et de la consommation, prévoient consciemment
l’aménagement de la vie économique d’après les besoins des
communautés consciemment représentées et dirigées par eux. »
(Rudolf Hilferding, Le Capital financier, p. 1.)
Et Neurath est encore plus explicite :
« La science de l’économie socialiste ne connaît qu’un seul
agent économique : la société. Celle-ci, sans comptabiliser ni les
pertes ni les profits, sans mettre en circulation d’argent, qu’il
s’agisse de monnaie métallique ou de bons de travail déterminés par
un plan économique, sans se baser sur une unité de mesure, organise
la production et détermine divers niveaux d’existence selon des
principes socialistes. »
(Otto Neurath, Plan économique et calcul naturel, p. 84.)
Chacun voit que tous les deux aboutissent aux mêmes constructions
que les Russes. Supposons que de pareilles constructions soient
viables (ce que nous contestons) et que cette direction et ce
pouvoir central réussissent à répartir équitablement la masse des
produits en fonction du niveau de vie : le fait que, malgré la bonne
marche des affaires, les producteurs n’aient en réalité aucun
contrôle sur l’appareil de production, n’en subsistera pas moins.
Un tel appareil n’appartiendra pas aux producteurs, il s’érigera
au-dessus d’eux.
Cela mènera fatalement à une répression violente des groupes qui sont en désaccord avec cette direction. Le pouvoir économique central est en même temps le pouvoir politique.
Chaque individu qui, soit en politique, soit en économie, aura
d’autres vues que celles du pouvoir central, sera réprimé à l’aide de
tous les moyens dont dispose le puissant appareil. Nous n’avons
sûrement pas besoin de donner des exemples. C’est ainsi que de
l’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES ET EGAUX, annoncée par Marx, on en
arrive à un État concentrationnaire, tel qu’on n’en connaissait pas
jusqu’alors.
Les Russes, aussi bien que tous les autres théoriciens, se disent
marxistes et font évidemment passer leur théorie pour du véritable
communisme marxiste. Mais en réalité cela n’a aucun rapport avec
Marx. C’est de l’économie bourgeoise qui projette dans le
communisme la direction et le contrôle capitalistes de la
production. Ces gens se rendent compte que le procès de production
est sans cesse plus socialisé. Le producteur libre cède la place aux
syndicats, aux trusts, etc. ; pour eux la production est
effectivement devenue « communiste ».
« Le dépassement de la pensée capitaliste en tant que
phénomène général présuppose un vaste procès. Il est très
vraisemblable que le socialisme va s’imposer d’abord comme
organisation économique, de sorte que c’est l’ordre socialiste qui
va commencer à engendrer les socialistes, et non les socialistes
l’ordre socialiste, ce qui est d’ailleurs en accord avec l’idée
fondamentale du marxisme. »
(O. Neurath, Plan économique…, p. 83.)
Et lorsque l’économie s’est ainsi socialisée, il faut encore
transformer les rapports de propriété de telle sorte que les moyens
de production deviennent propriété d’État, alors "la régulation
socialement planifiée de la production correspondant aux
besoins de l’ensemble de la société tout comme à ceux de chaque
individu, se met à la place de l’anarchie de la production." (Engels, Anti-Dühring.)
Sur cette régulation planifiée nos "économistes communistes "
continuent alors de bâtir. Il leur suffit de mettre une nouvelle
direction à la tête de l’économie pour exécuter le plan, et voici le
communisme.
Il suffit donc que le prolétariat mette à la tête de la production
une nouvelle direction, qui alors dirigera tout pour le mieux, à
l’aide de ses statistiques ! Une telle solution du problème
s’explique par le fait que les experts en économie n’arrivent pas à
envisager le développement de la production planifiée comme un
procès d’évolution des masses elles-mêmes, mais comme un procès qu’ils
doivent exécuter, eux les spécialistes. Ce ne sont pas les masses
laborieuses mais EUX les guides, qui vont mener la production
capitaliste en faillite vers le communisme. Ce sont EUX qui ont le
savoir. Ce sont EUX qui pensent, organisent, règlent tout. Les masses
ont seulement à approuver ce que EUX, en toute sagesse, décident. Au
sommet les économistes et les dirigeants avec leur science, Olympe
mystérieuse à laquelle les masses n’ont pas accès. La science serait
alors la propriété des grands hommes desquels rayonne la. lumière de
la nouvelle société. Il est clair, sans plus, que les producteurs
n’ont pas ici la direction et le contrôle de la production entre
leurs mains et que nous avons affaire à une assez étrange conception
de l’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES ET ÉGAUX telle que la voyait
Marx.
Tous les projets semblables portent nettement l’empreinte de l’époque à laquelle ils ont été conçus à l’époque du machinisme.
L’appareil de production est considéré comme un mécanisme subtil,
fonctionnant grâce à des milliers et des milliers d’engrenages.
Toutes les parties du procès de production se complètent les unes
les autres, phases diverses du travail à la chaîne tel qu’il est mis
en pratique dans les entreprises modernes (Ford). Et ici et là se
tiennent les dirigeants de l’appareil de production qui, à l’aide
de leurs statistiques, décident du rendement des machines.
Ces projets machinistes ont pour base l’erreur fondamentale qui
veut que le communisme soit en premier lieu une question
d’organisation et de technique. En réalité la question
économique posée est celle-ci : comment faut-il établir la relation
fondamentale entre le producteur et son produit ? C’est pour cela
qu’à l’encontre de cette conception machiniste nous disons qu’il faut
trouver la base sur laquelle les producteurs pourront construire
eux-mêmes le système de production. Cette construction est un procès
qui part de la base et non du sommet. C’est un procès de
construction, qui s’effectue grâce aux producteurs et non comme si
quelque "manne céleste" nous tombait du ciel. Si nous méditons sur
les expériences de la Révolution et si nous suivons les indications
laissées par Marx, il nous est déjà possible de progresser
notablement dans une telle direction.
Nationalisation et collectivisation
De là aussi la contradiction entre les entreprises qui sont déjà mûres, et celles qui ne le sont pas encore. Chose que Marx n’aurait sans doute pas imaginé. P. Oppenheimer remarque fort justement dans le recueil de H. Beck sur Les Chemins et les Buts du socialisme :
« On s’imagine qu’on s’approche pas à pas de la
“socialisation” marxienne lorsqu’on nomme socialisation
l’étatisation et la communalisation d’entreprises isolées.
C’est ce qui explique la formule mystérieuse des "entreprises
mûres", par ailleurs incompréhensible... Pour Marx la société
socialiste ne peut être mûre que comme un tout. Selon lui, des
entreprises isolées ou des branches isolées d’uns entreprise sont
aussi peu “mûres” et peuvent aussi peu être collectivisées, que les
organes isolés d’un embryon au quatrième mois de la grossesse sont
mûrs pour naître et mener une existence autonome."
"En fait cette nationalisation ne mène qu’à la
construction du socialisme d’État ; où l’État prend figure de seul
grand patron et exploiteur."
(Pannekoek, à propos de la "socialisation" dans De Nieuve Tijd, 1919, p. 554.) (6)
Pour Marx, il importe de ne pas freiner l’énergie des masses, qui
réalisent par elles-mêmes la socialisation, mais de l’inclure en
tant que cellule vivante dans l’organisme économique communiste,
ce qui, encore une fois, n’est possible que lorsque les fondements
économiques généraux sont réunis pour cela. Les travailleurs peuvent
alors insérer eux-mêmes leurs entreprises dans le grand tout, et
déterminer les rapports du producteur au produit social.
Le seul qui n’essaye pas de brouiller les cartes à ce sujet est,
autant que nous sachions, le réformiste H. Cunow (7). Il dit :
" Assurément Marx, à l’encontre de l’école de Cobden, veut en fin
de compte une réglementation solide du procès économique. Toutefois
celle-ci ne sera pas effectuée par l’État, mais par l’union des
associations libres de la société socialiste."
(Cunow, La Théorie marxienne de l’histoire, de la société et de l’État.)
Dans son chapitre sur la "Négation de l’État et le Socialisme ",
Cunow montre comment la social-démocratie allemande abandonne
progressivement ce point de vue. Au début ce mouvement s’opposa
aux efforts visant à étatiser de grandes entreprises comme les
chemins de fer ou les mines. À la page 340 de son ouvrage, Cunow cite
ce passage de Liebknecht (8), tiré d’un rapport sur le "socialisme
d’État et la social-démocratie révolutionnaire" :
"On veut étatiser progressivement une entreprise après
l’autre. C’est-à-dire remplacer les patrons privés par l’État
perpétuer le système capitaliste en changeant seulement
d’exploiteur... L’État devient patron à la. place des patrons privés ;
les ouvriers n’y gagnent rien, mais l’État par contre accroît sa
puissance et son pouvoir de répression... Plus la société bourgeoise
se rend compte qu’avec le temps, elle ne peut se défendre de l’assaut
des idées socialistes, plus nous approchons du moment où, avec le
plus grand sérieux, on proclame le socialisme d’État ; le dernier
combat que la social-démocratie aura à mener se livrera sous le cri de
guerre : "social-démocratie contre socialisme d’État !"
A la suite de quoi Cunow constate que ce point de vue est déjà abandonné avant 1900, et qu’en 1917 Karl Renner (9) déclare : "l’État deviendra le levier du socialisme" (voir Marxisme, guerre et Internationale).
Cunow est parfaitement d’accord avec cela, mais son mérite est en
tout cas de montrer clairement que tout cela n’a rien à voir avec
Marx. Cunow reproche à Marx d’opposer si fortement l’État et la
société, alors que, selon lui, cette opposition n’existe pas, du moins
qu’elle ne subsiste plus.
Avec leur nationalisation selon le principe des entreprises
mûres, telle qu’elle a été appliquée en Russie, les bolcheviks ont
porté au marxisme un coup en plein visage et ont adopté le point de vue
social-démocrate de l’identité entre l’État et la Société. La
contradiction existant en fait se manifeste actuellement dans
toute son ampleur en Russie. La société n’a ni les moyens de
production, ni le procès de production entre ses mains. Ceux-ci sont
entre les mains de la clique au pouvoir, qui gère et dirige tout "au nom de la société"
(Engels)... Ce qui veut dire, que les nouveaux dirigeants
réprimeront d’une manière jusque là inconnue tous ceux qui s’opposent
à la nouvelle exploitation. La Russie qui devait être un modèle du
communisme, ainsi devenue l’idéal d’avenir de la social-démocratie.
Nous nous sommes arrêtés un peu plus longuement sur cette sorte de
nationalisation, pour montrer que tout cela n’a rien à voir avec
Marx et ne fait que compromettre le marxisme. C’est surtout après
la Commune de Paris que Marx en vint à affirmer que l’organisation
de l’économie ne doit pas être réalisée par l’État, mais par une union
des associations libres de la société socialiste. Avec la
découverte des formes dans lesquelles le prolétariat s’organise
pour la lutte révolutionnaire des classes, pour conquérir le
pouvoir économique et politique, sont aussi donnés les
fondements, sur lesquels l’Association libre de la société doit se
réaliser historiquement.
L’heure sociale moyenne de travail chez Marx et Engels
Marx se plaçait donc du point de vue de "l’association des
producteurs libres et égaux". Cette association n’a cependant
strictement rien de commun avec la nébuleuse entraide mutuelle, elle a
au contraire, une base très matérielle. Cette base est le calcul du
temps nécessaire pour fabriquer les produits. Pour plus de
commodité nous l’appellerons pour l’instant "calcul du prix de
revient", bien que cela n’ait rien à voir avec la valeur, comme nous
allons le voir plus loin.
Engels est de cet avis :
"La société peut calculer simplement combien il y a d’heures
de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment
de la dernière récolte… Il ne peut donc pas lui venir à l’idée de
continuer à exprimer les quanta de travail, qui sont déposés dans les
produits et qu’elle connaît de façon directe et absolue, dans un
étalon seulement relatif, flottant, inadéquat, autrefois
inévitable comme expédient, en un tiers produit, au lieu de le faire
dans un étalon naturel, adéquat, absolu, le temps... Donc si on tenait
compte de ces suppositions, la société n’attribuera pas non plus de
valeurs aux produits."
(Engels, Anti-Dühring, p. 346 ; Ed. sociales, Paris, 1971.)
Marx lui aussi indique très nettement l’heure de travail comme
unité de mesure. Dans son commentaire sur le fameux Robinson Crusoé,
il déclare :
"La nécessité même le force à partager son temps très
exactement entre ses différentes occupations. Que l’une prenne
plus, l’autre moins de place dans l’ensemble de ses travaux, cela
dépend de la plus ou moins grande difficulté qu’il a à vaincre pour
obtenir l’effet utile qu’il en a vue. L’expérience lui apprend cela,
et notre homme qui a sauvé du naufrage une montre, le grand livre, une
plume et de l’encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu’il est, à mettre en
note tous ses actes quotidiens. Son inventaire contient le détail
des objets utiles qu’il possède, des différents modes de travail exigés
par la production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en
moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les
rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu’il
s’est créée lui-même sont tellement simples et transparents que
M. Baudrillart pourrait les comprendre sans une trop grande tension
d’esprit."
(Le Capital, I ; " Économie ", éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade, p. 611.)
"Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant
avec des moyens de production communs et dépensant, après un plan
concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et
même force de travail. Tout ce que nous avons dit du travail de
Robinson se reproduit ici, mais socialement et non
individuellement."
(Le Capital, I, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 613)
Nous voyons ici, que dans l’"association d’hommes libres", Marx
reconnaît la nécessité d’une comptabilité de la production, basée
sur l’heure de travail. Dans le passage où Marx remplace Robinson par
des hommes libres, nous voulons à présent par transposition lire la
comptabilité de la société de la manière suivante :
"Son inventaire contient le détail des objets utiles qu’il
possède, des différents modes de travail exigés par leur production,
et enfin du temps de travail que lui coûtent ces divers produits. Tous
les rapports entre les membres de la société et les choses sont
tellement simples et transparents que tout le monde peut les
comprendre."
Marx admet en général que cette comptabilité de la société est un
procès de production, où le travail est devenu travail social,
c’est-à-dire qu’il importe peu que le communisme soit encore peu
développé ou qu’au contraire le principe "de chacun selon ses
capacités, à chacun selon ses besoins" soit déjà réalisé. Cela veut
dire que l’organisation de la vie économique peut, au cours des
diverses phases de développement, passer par divers stades, mais que
le temps social moyen de travail ne restera pas moins la base
immuable de cette organisation.
Lorsque par exemple Marx renvoie explicitement au fait que la
distribution peut prendre diverses formes, il montre qu’il voyait
bien les choses ainsi. Neurath y lit que Marx pose la question comme si
nous avions la liberté de choisir comment se fera la répartition
des produits. C’est là une erreur étonnante pour un "connaisseur de
Marx", qui devrait savoir que Marx ne connaît pas de liberté, mais qu’il
voit partout une dépendance fonctionnelle. La liberté de choisir
une organisation de la distribution se situe dans les limites
imposées par la forme de l’appareil de production. Ici peuvent
intervenir cependant certaines modifications dont nous
discuterions encore :
" Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel
et exclusif et conséquemment objets d’utilité immédiate pour lui. Le
produit total des travailleurs mais un produit social. Une partie
sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale, mais
l’autre partie est consommée, et par conséquent, doit se répartir entre
tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme
producteur de la société et le degré de développement historique
des producteurs. "
(Le Capital, t. I, " Économie ", " Pléiade ", p. 613.)
Après cela, Marx pouvait fort bien nous indiquer la catégorie
fondamentale servant à calculer la production dans la société
communiste, mais il se contente de donner un exemple du mode de
distribution. C’est ainsi qu’il continue :
" C’est seulement pour faire un parallèle avec la production
marchande que nous supposons que la part accordée à chaque
travailleur est déterminée par son temps de travail, le temps de
travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa répartition
planifiée règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers
besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque
producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui
lui revient dans la partie du produit commun réservée à la
consommation. Les rapports sociaux des hommes à leurs travaux et aux
produits de ces travaux restent ici simples et transparents dans
la production aussi bien que dans la distribution. "
(Ibid.)
Ailleurs également, il apparaît que Marx voit le temps de travail
comme catégorie fondamentale de l’économie communiste :
" Dans la répartition socialisée le capital argent
disparaît. La société répartit la force de travail et les moyens de
production dans les différentes branches de l’économie. Le cas
échéant les producteurs pourraient recevoir des bons en papier, leur
permettant de prélever sur les réserves sociales destinées à la
consommation des quantités correspondante à leur force de
travail. Ces bons ne sont pas de l’argent ; ils ne circulent pas. "
(id., p. 883.)
Si le temps individuel de travail doit être la mesure du produit
individuellement consommable, alors l’ensemble des produits
devra être lui aussi calculé avec la même mesure. En d’autres termes,
les produits doivent indiquer combien de travail humain, calculé
en fonction du temps, combien d’heures de travail ils ont nécessité.
Cela présuppose évidemment que l’on calcule les autres catégories
de la production (moyens de production, matières premières,
sources d’énergie…) avec la même mesure, si bien que toute la
comptabilité de la production dans les entreprises devra être
basée sur l’heure sociale moyenne de travail. On peut alors dire avec
raison :
" Les rapports sociaux des hommes à leurs travaux et aux
produits de ces travaux restent simples et transparents dans la
production aussi bien que dans la distribution. "
Nous voyons ainsi que Neurath se trompe lourdement lorsqu’il estime
que la production et la distribution ont si peu de rapport l’une
avec l’autre, que nous avons la " liberté du choix ". Au contraire,
quand Marx prend le temps de travail individuel pour mesure la part
de produit revenant à chacun, il pose en même temps la base
permettant de déterminer le fondement de la production.
Reposons maintenant la question de savoir si une production
planifiée, telle qu’elle se manifeste dans un appareil
organiquement structuré, conduit nécessairement à un appareil
qui s’érige au-dessus des producteurs. Nous disons " non ". Dans une
société où le rapport du producteur au produit social est déterminé
directement, ce danger n’existe pas. Dans toute autre société,
l’appareil de production se transforme fatalement en appareil de
répression.
L’Association des producteurs libres et égaux
L’appareil de production est un organe créé par l’humanité pour
satisfaire ses multiples besoins. Au cours de leur procès de
formation, du procès de production, nous usons notre force de
travail ainsi que l’appareil de production. De ce point de vue le
procès de production est un procès de destruction, de démolition,
mais grâce à cette destruction nous créons perpétuellement des
formes nouvelles. Le même procès fait renaître ce qui a été détruit.
Au cours de ce processus, les machines, les outils, notre force de
travail sont en même temps rénovés, renouvelés, reproduits. C’est là
un flot continu d’énergies humaines passant d’une forme à l’autre.
Chaque forme particulière est de l’énergie humaine cristallisée,
que nous pouvons mesurer à son temps de travail.
La même chose vaut pour le secteur du procès de production, qui ne
fabrique pas de produits directs, comme par exemple l’éducation,
les soins médicaux, etc. La distribution s’opère directement lors
de la production et, par elle, les énergies se répandent
directement dans la société sous une forme complètement nouvelle.
Par le fait que nous puissions mesurer ces énergies en temps, il se
forme un rapport parfaitement exact entre le producteur et son
produit. Le rapport de chaque producteur individuel à chaque
produit social particulier est ici parfaitement transparent.
L’organisation de la production, comme la voient Neurath,
Hilferding ou les dirigeant russes, masque complètement ce rapport.
Ils l’ignorent et les producteurs en savent sûrement encore bien
moins qu’eux à son sujet. Ainsi une partie déterminée du produit
social doit-elle être distribuée par le gouvernement aux
producteurs, et ceux-ci doivent attendre pleins de " confiance " ce
qu’ils reçoivent. C’est ainsi que s’accomplit alors ce que nous voyons
en Russie. Bien que la productivité augmente, bien que la masse des
produits sociaux croisse, le producteur ne reçoit néanmoins pas une
plus grande part de production - donc il est exploité.
Que faire contre cela ? Rien ? Le producteur peut recommencer une
nouvelle fois la lutte contre l’exploiteur, contre ceux qui
disposent de l’appareil de production. On peut essayer de mettre en
place des " chefs meilleurs ", mais cela ne supprimera pas la cause
de l’exploitation. Finalement, la seule solution est de construire
toute l’économie de façon que le rapport du producteur et de son
produit devienne la base du procès de travail de production. Mais on
supprime par là du même coup la tâche des dirigeants et des gérants
chargés de l’allocation des produits. Il n’y a plus rien à allouer.
La participation à la répartition du produit social est
déterminée directement. Le temps de travail est la mesure de la part
du produit individuellement consommable.
Le prolétariat réussira-t-il lors d’une révolution communiste à
déterminer le rapport du producteur au produit ? C’est de la force
du prolétariat que dépend la réponse à cette question. Seule la
détermination de ce rapport rend possible une production
planifiée. Les entreprises et industries pourront alors s’unir
horizontalement et verticalement en un tout planifié, pendant
que chaque branche particulière établira elle-même sa propre
comptabilité du temps de travail, consommé sous forme d’usure des
machines, des matières premières, des sources d’énergie et de la
force de travail. La détermination de cette base et cette
organisation de la production communiste peuvent fort bien être
effectués par les producteurs eux-mêmes, oui précisément, eux
seulement peuvent les réaliser, des " producteurs libres et égaux"
devenant par-là même une nécessité. Le procès d’interférence et
d’assemblage se développe à partir de la base, parce que les
producteurs ont eux-mêmes entre leurs mains la direction et la
gestion de l’appareil de production. Maintenant l’initiative des
producteurs a le champ libre ; ils peuvent créer eux-mêmes la vie
mouvante dans ses formes multiples.
Le prolétariat souligne le caractère fondamental du rapport du
producteur à son produit. C’est cela et seulement cela qui est le
problème central de la révolution prolétarienne.
Tout comme le serf se battait, lors de la révolution bourgeoise,
pour son lopin de terre, et pour le droit de pouvoir disposer
entièrement des fruits de son travail, le prolétaire se bat pour son
entreprise et pour le droit de pouvoir disposer entièrement de la
production, ce qui n’est possible que lorsque le rapport
fondamental entre le producteur et son produit est déterminé
socialement et juridiquement. Le problème est de savoir quelle
place le prolétariat conquerra dans la société ; si le travail dans
les entreprises sera lié au droit de pouvoir disposer de la
production ou si on va à nouveau proclamer le manque de maturité
du prolétariat et codifier ce droit de disposition à des chefs, des
spécialistes et des savants. Ce combat sera mené en premier lieu
contre ceux qui croient obligé de tenir le prolétariat en tutelle après
la révolution. C’est pourquoi la collaboration de pareilles gens
ne sera de mise que lorsqu’auront été posés les fondements de la
production communiste. Sur cette base leurs forces pourront
s’exercer au profit de la société, alors que, autrement elles ne
peuvent que se développer en un nouveau pouvoir de caste.
La dictature du prolétariat a des effets totalement différents
dans l’une ou l’autre forme de communisme. Sous le communisme
d’État, elle opprime tout ce qui s’oppose à la direction dominante
jusqu’à ce que toutes les branches de la production soient assez
mûres pour pouvoir être intégrées dans la machine administrative par
l’appareil dirigeant. Sous "l’Association des producteurs libres et
égaux", la dictature sert à mener à bonne fin la nouvelle
comptabilité de la production, comme base générale de la
production. C’est-à-dire pour créer la base générale de la
production. C’est-à-dire pour créer la base sur laquelle les
producteurs libres pourront eux-mêmes diriger et maîtriser la
production. Sous le communisme d’État, la dictature sert à créer
les conditions favorables à l’oppression violente d’un appareil
central. Sous l’Association des producteurs libres et égaux, il sert à
appeler à la vie les forces grâce auxquelles cette dictature
perdra. Elle mène continuellement son pouvoir en tant que
dictature, jusqu’à finalement devenir superflue ; elle travaille
elle-même à sa propre disparition.
Sans nous préoccuper plus longtemps de communisme d’État, nous
voulons plutôt, maintenant, examiner comme un homme peut, à notre
époque encore, soutenir les conceptions "puériles" de Marx (que
celui-ci aurait tirées des courants anarcho-libéraux de son temps)
(cf. H. Cunow, La théorie marxienne de l’Histoire, de la Société et de l’État, 1, p. 309.). Selon celles-ci la régulation de la vie économique "ne peut se faire par l’État, mais seulement par l’union des Associations libres de la société socialiste",
l’heure de travail devenant dans le même temps, la catégorie
fondamentale de la vie économique. Oui, comment en arrive-t-on à
déclarer cette conception "puérile" de Marx seule base possible du
communisme ? Poser cette question, c’est dire en même temps que cette
conception n’a pas vu le jour d’abord derrière un bureau de travail,
mais qu’elle est le produit de l’effervescence de la vie
révolutionnaire elle-même.
Comme on peut le voir, ce sont trois moments principaux qui nous
firent oublier les litanies des "économistes communistes". Tout
d’abord la formation et le travail spontanés du système des
conseils, puis l’émasculation des Conseils par l’appareil d’État
russe, enfin la croissance de l’appareil étatique de production,
qui devient une nouvelle forme de domination, inconnue jusqu’ici, sur
l’ensemble de la société. Ces faits nous forcèrent à un examen plus
approfondi, au cours duquel il apparaît que le communisme d’État,
aussi bien dans sa théorie que dans sa pratique, n’a rien à voir avec
le marxisme.
La pratique de la vie — le système des Conseils — plaçait ainsi
"l’Association des producteurs libres et égaux" de Marx au premier
plan, tandis que, dans le même mouvement, la vie commençait à
exercer sa critique contre la théorie et la pratique du
communisme d’État.
Chapitre 2
PROGRÈS DANS L’ÉNONCÉ DES PROBLÈMES
Les disciples de Marx
Si l’on jette un coup d’œil sur la littérature socialiste ou
communiste, qui est d’un certain volume, on s’aperçoit qu’elle ne
contient que fort peu d’études des fondements économiques de la
société censée remplacer le capitalisme. Chez Marx, nous trouvons
l’analyse classique du mode de production capitaliste. Il en tire
la conclusion suivante : le développement des forces productives
place l’humanité devant un choix : soit abolir la propriété privée
des moyens de production, et poursuivre la production dans le
cadre de la propriété collective de ces moyens, soit sombrer dans la
barbarie.
Cette remarquable réalisation scientifique a fait passer le
socialisme du royaume de l’utopie sur le terrain solide de la science.
Marx ne donne que quelques indications sur les lois économiques
qui doivent régner dans la nouvelle société, en fait, il donne
seulement des directions dans lesquelles il faut s’engager pour
les découvrir. De ce point de vue, le plus important de ses écrits est
les Gloses marginales [au programme du Parti ouvrier allemand], plus connues sous le nom de Critique du programme de Gotha].
On aurait toutefois grand tort de considérer cette volonté d’en
rester à ces quelques indications comme une faiblesse ou une
insuffisance de la théorie marxienne. A l’époque de Marx, en effet, il
aurait certainement été prématuré de vouloir attaquer ces
questions dans leur totalité. Une telle entreprise se serait perdue
dans les marais de l’utopie, et d’ailleurs Marx a fait des mises en
garde à ce sujet. Voilà pourquoi ces problèmes sont devenus tabous,
et qu’ils le sont encore aujourd’hui à un moment où l’éclatement et le
déroulement de la révolution russe prouvent qu’il y a nécessité de
les résoudre.
Marx parle donc des fondements généraux de la nouvelle
production, mais il ne se borne pas là et indique la méthode de
comptabilité qui aura tours dans la nouvelle société. Il s’agit de
la comptabilité en termes de temps de travail. Des fondements
généraux exposés par Marx découle la suppression du marché et de
l’argent. Mais c’est justement là une pierre d’achoppement sur
laquelle sont venus buter les disciples de Marx qui se sont intéressés
aux fondements de la production communiste. En effet, ils ne
voient, au fond, le communisme que comme un prolongement de la
concentration de la vie économique telle que nous la connaissons
dans le régime capitaliste, cette concentration devant
automatiquement mener à la nouvelle société. Telle est la
conception exposée avec une netteté particulière par Hilferding
dans son étude sur les conséquences d’une concentration totale du
capital entre les mains d’une direction centrale. Il échafaude, par
la pensée, un trust colossal et voici ce qu’il en dit :
" Toute la production est consciemment réglée par une
instance qui décide de l’étendue de la production dans toutes les
sphères de la société. La fixation des prix devient alors purement
nominale et n’a pas d’autre sens que la répartition de l’ensemble de
la production entre les magnats du cartel d’une part, et la masse de
tous les autres membres de la société, d’autre part. Le prix n’est plus
alors le résultat d’un rapport objectif qui emprisonne les hommes,
mais seulement une manière de calculer la distribution des choses
de personne à personne. L’argent ne joue dès lors plus aucun rôle. Il
peut même disparaître, car il s’agit d’une répartition de choses,
non de valeur. Avec l’anarchie de la production disparaît aussi le
reflet pragmatique, l’objectivité de la valeur de la marchandise,
disparaît donc l’argent. Le cartel répartit le produit. Les
éléments concrets de la production ont été produits à nouveau et
utilisés pour de nouvelles productions. Une partie de la nouvelle
production est distribuée à la classe ouvrière et aux
intellectuels, l’autre partie revient au cartel qui peut l’utiliser
comme bon lui semble. Nous avons affaire là à la société réglée
consciemment, sous forme antagonique. Mais cet antagonisme est
antagonisme de la répartition. La répartition elle-même est
consciemment réglée et supprime, par-là, la nécessité de l’argent.
Le capital financier est, dans son accomplissement final, libéré du
terrain sur lequel il est né. La circulation de l’argent est
devenue inutile. L’incessante circulation de la monnaie a atteint
son terme : la société réglementée, et le mouvement perpétuel de la
circulation trouve enfin son repos. "
(R. Hilferding, Le Capital financier, op. cit., p. 329)
Selon la théorie de Hilferding, le passage au communisme ne
posera. en fait aucun problème. C’est un processus automatique que
le capital accomplira de lui-même. La concurrence capitaliste
entraîne la concentration du capital, et, du même coup, la naissance
des grands complexes et combinats industriels. Au sein de tels
complexes, comme un trust, qui regroupe des compagnies de transport,
des mines, des laminoirs, etc., il y a des échanges, toute une
circulation, qui se font sans argent. La direction suprême désigne
simplement les usines qui doivent être approvisionnées en nouveaux
moyens de production, elle décide de la nature et de la quantité de
production. Etc.
La théorie de Hilferding en déduit alors que le problème de
l’organisation de la production communiste se réduit à pousser
encore plus loin cette concentration, cette accentuation amenant "
d’elle-même " le communisme. Le rejet de la propriété privée des
moyens de production découle avant tout de ce que celle-ci barre la
route à la concentration des entreprises. L’abolir, telle est la
condition pour que le processus de concentration puisse se
développer pleinement, et que, n’ayant plus rien pour gêner sa
marche, la concentration gagne toute la vie économique, sous forme
d’un trust colossal qu’il appartient à une instance supérieure de
diriger. Mais avec cet accomplissement se trouvent remplies les
conditions préalables que Marx avait posées à l’avènement de la
production communiste. Le marché a disparu, parce qu’une
entreprise ne peut se vendre quelque chose à elle-même. De même il n’y
a plus de prix des produits, puisque la direction suprême décide de
la circulation de ces produits d’une entreprise à l’autre,
conformément à ce qu’elle juge utile et nécessaire. Faudrait-il, de
plus, déterminer la quantité de travail que chaque produit a
nécessité pour sa production ? Certainement pas. Il s’agit là,
manifestement d’une erreur de Marx et d’Engels.
Ainsi, le développement de la science qui traite de l’économie
communiste, n’a pas suivi en droite ligne la direction désignée par
Marx, mais a quelque peu bifurqué. Ce n’est que vers 1920 qu’on la
voit revenir sur son ancien chemin. Mais il y quelque ironie à
constater que ce sont les économistes bourgeois qui, que ce fusse
ou non de façon involontaire, sont responsables de ce progrès. Car
c’est au moment même où tout laissait croire que la fin du
capitalisme était proche, que le communisme allait conquérir le
monde au pas de course, que Max Weber et Ludwig von Mises se mirent à
critiquer ce communisme. [Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft
(Grundrisse der Sozialökonomik, Tübingen 1922, Archiv für
Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, vol. 47, 1, avril 1920. Article
repris dans Gemeinwirtschaft, Jena, 1922.]
Bien entendu, ils ne pouvaient critiquer que le " socialisme à la
Hilferding" ou le "communisme" russe, ce qui est essentiellement
la même chose. Du même coup, ils administraient à Neurath, cet
Hilferding poussé à l’extrême, une volée de bois vert. Leur critique
atteint son point culminant dans la démonstration qu’une économie
dépourvue de comptabilité, sans dénominateur commun pour exprimer
la valeur des produits, n’est pas viable.
Et ils avaient touché juste. Grande confusion dans le camp
"marxiste" ! L’impossibilité du communisme se trouvait démontrée
sur le plan économique, aucune production planifiée ne pouvant
s’y dérouler. Pauvre communisme qui hier volontiers justifiait son
droit à l’existence par l’anarchie de la production capitaliste,
voilà qu’on prouvait qu’il était encore bien moins capable de
fonctionner de manière planifiée ! Block en vint à déclarer qu’on
ne pourrait plus parler de communisme tout pendant qu’on n’aurait
pas indiqué par quoi remplacer le " mécanisme du marché ". Kautsky,
tout bouleversé, se met à proférer les pires bêtises, parle de
fixation des prix sur une longue durée, etc. Mais les cabrioles de
Kautsky ont au moins un résultat positif, celui de faire reconnaître
la nécessité de la comptabilité. Même si Kautsky veut réaliser
celle-ci sur la base de l’actuel système monétaire. En effet, il ne
croit pas pouvoir se passer de l’argent ni comme "étalon de valeur pour
la comptabilité et la tenue des livres dans les relations
d’échange dan. une société socialiste" ni comme "moyen de
circulation". (Kautsky, Die Proletarische Revolution und ihre Programm (La révolution prolétarienne et son programme), p. 318.)
La critique destructrice des Weber et des Mises a, de fait, aidé
l’étude de l’économie communiste à sortir de son cul-de-sac et l’a
replacée sur le terrain de la réalité. Elle a réveillé des "génies qui
ne se laisseront pas enchaîner", car, aujourd’hui, il devient
possible de suivre et pousser plus loin les idées de Marx sur le
temps de travail social moyen.
On a vu apparaître une sorte de pôle négatif opposé au communisme
d’État en l’espèce de courants syndicalistes qui veulent faire
poursuivre la production capitaliste par des "unions
industrielles", des "Guildes", des "syndicats" [Le mot allemand
est Syndikate qui, dans le langage ordinaire, ne désigne pas les
syndicats de défense des travailleurs (Gewerkschaften), mais les
groupements patronaux dans une branche industrielle donnée. Il
s’agit donc ici d’organismes professionnels.] !
Ces organismes auront à répartir les gains obtenus parmi les
ouvriers, ou à les verser à une caisse collective. Cette conception
du communisme n’a jamais pu arriver à se doter d’un fondement
théorique solide, à moins qu’on ne recherche celui-ci dans l’étude
d’Otto Leichter : Die Wirtschaftsrechnung in der sozialistischen Gesellschaft
[(le calcul économique dans la société socialiste), Vienne, 1923].
Cette étude s’appuie sur la comptabilité en termes de temps de
travail, et elle est, sans doute, la meilleure chose écrite dans ce
domaine. La théorie de l’auto-administration économique des
producteurs-consommateurs fait, grâce à cet ouvrage, un net pas en
avant. Les problèmes y sont posés avec assez de clarté, bien que, selon
nous, Leichter ne leur apporte pas de solution satisfaisante. Il
signale aussi, qu’avant lui, Maurice Bourguin avait cherché à fonder la
société communiste sur la base de la comptabilité en termes de
temps de travail, et que les idées de Bourguin [Les Systèmes socialistes, Paris, 1904] coïncident presque avec les siennes.
A part Leichter et Bourguin, nous ne voyons guère que quelques
économistes marxistes pour avoir reconnu l’importance de la
comptabilité en termes de temps de travail, mais aucun ne fait
entrer les moyens de production dans ce calcul.
Varga, par exemple, dans Kommunismus (Vienne, n° 9/10, 1920),
écrit un article sur ce thème, mais comme il ne tient pas compte des
moyens de production, cette inconséquence rend, évidemment, ses
résultats nuls.
Ce n’est pas seulement dans le domaine économique que l’énoncé des
problèmes s’est amélioré, mais aussi dans le domaine politique. En
général les spécialistes de l’économie ne considèrent le communisme
que du point de vue de la production et de la distribution. Mais
ce qui pousse le prolétariat révolutionnaire à l’action est tout
autre. Il est lui bien indifférent que le communisme d’État soit
économiquement viable ou pas. ll le rejette, parce que la pratique a
montré que l’appareil de production ne peut être propriété sociale,
tout en continuant de fonctionner comme appareil d’exploitation.
Voilà comment la révolution russe a transposé ces problèmes sur le
terrain politique.
Si nous nous demandons quelles sont les idées positives que peut
se faire le prolétariat révolutionnaire d’aujourd’hui au sujet de la
nouvelle économie, nous arrivons à la conclusion suivante : l’idée
d’une auto-direction et d’une auto-administration de la
production et de la répartition semble bien ancrée, mais ce qui
manque ce sont des conceptions plus précises sur les chemins menant à
la réalisation de cette idée. Chacun sent, toutefois qu’il
faudrait tirer ces problèmes au clair.
Le communisme libertaire
Ce désir de clarté apparaît nettement dans la brochure hollandaise de Müller-Lehning, l’Anarcho-syndicalisme [Arthur Müller Lehning, Anarcho syndicalisme. Rede uitgesproken op 17 November 1926 op de
stichtingsvergadering der “Gemengde Syndicalistische Vereniging” [Discours
lu le 17 novembre 1926 à l’assemblée fondatrice de l’Union
syndicaliste mixte], édité sous forme de brochure par l’Union en
1927. Texte assez souvent reproduit et cité dans les débats sur
l’organisation.]. Il commence par défendre la conception selon
laquelle il faut commencer par tout détruire afin de voir comment,
plus tard, les choses pourront se réordonner (p. 4). Puis il affirme
la nécessité d’avoir un programme indiquant "comment se réalisera l’anarcho-syndicalisme après la révolution" (p. 5). Il ne suffit donc pas de faire de la propagande en faveur de la révolution économique "il faut encore examiner comment réaliser celle-ci" (p. 6). En Russie, les anarchistes mirent sans doute en avant l’auto-initiative des masses, "mais
en quoi pouvait bien consister cette initiative, qu’est-ce que les
masses avaient à faire, aujourd’hui comme demain, autant de questions
qui restaient dans le flou et ne recevaient aucune réponse
positive." (p. 7…)
" De nombreux manifestes ont sans doute été publiés, mais fort
peu d’entre eux purent donner une réponse claire et nette aux
problèmes posés par la praxis quotidienne. " (p. 8).
" Nous pouvons dire que la révolution russe a posé une fois pour
toutes la question : Quelles sont les bases pratiques et
économiques d’une société sans salariat ? Que faut-il faire après la
révolution ? L’anarchisme doit répondre à cette question ; il doit
tirer les conclusions des événements de ces dernières années, sinon
la faillite totale se changera en banqueroute irrémédiable. Les
vieilles solutions anarchistes, quelle que soit la part de vérité
qu’elles contiennent, et quel que soit aussi le nombre de fois qu’on a
pu les reproposer, ne résolvent aucun des problèmes que pose la vie
réelle. Elles ne résolvent, en particulier, aucun des problèmes que
pose la révolution sociale de la classe ouvrière. " (p. 10)...
" Si l’on fait abstraction de ces réalités pratiques, toute
propagande reste purement négative et tous les idéaux utopiques.
Telle est la leçon que l’anarchisme doit tirer de l’histoire et qui -
on ne le répétera jamais assez - se trouve de nouveau posée à
l’évidence par la révolution russe. " (p. 11)...
" Les organisations économiques ont pour but d’exproprier
l’État et les capitalistes. Les organes de l’État et du
capitalisme doivent être remplacés par les associations
productives des travailleurs, comme facteurs de toute la vie
économique. La base de celle-ci devra être l’entreprise.
L’organisation d’entreprise devra constituer la cellule
élémentaire de la nouvelle organisation sociale. Tout le système
de production devra être construit en une fédération de l’industrie
et de l’agriculture. " (p.18)...
" Ceux qui ne veulent ni du capitalisme ni du capitalisme
d’État, devront opposer à ces réalités d’autres réalités et d’autres
organisations économiques. Cela seuls les producteurs eux-mêmes
peuvent le faire et seulement sur une base communautaire des
diverses organisations : base communautaire pour les
entreprises, l’industrie, etc. Les producteurs devront
s’organiser pour gérer les moyens de production à l’aide de leurs
organisations industrielles fédéralistes, et ainsi organiser
toute la vie économique sur une base industrielle et fédéraliste. " (p. 19).
Cette brochure, parue en 1927, constitue un progrès manifeste
par rapport à tout ce qui l’a précédée. Non qu’elle frappe par la
rigueur de la pensée, mais parce que Müller-Lehning tente de forger de
nouvelles armes pour la prochaine lutte de classes ouverte, en
s’appuyant sur l’expérience de la révolution russe. Ainsi
emprunte-t-il son image d’une structure fédéraliste de la vie
économique à la première période de cette révolution. Mais, ce
faisant, Müller-Lehning ne fait que poser les problèmes au cours des
pages, il ne nous propose aucune solution.
Un anarchiste français,Sébastien Faure, avait pourtant essayé de donner une solution. En 1921, il fit paraître un ouvrage, Le Bonheur universel,
qui est une description de ce qu’il entend par "communisme
libertaire". Cet ouvrage est important dans la mesure où il montre que
les représentations anarchistes de la société communiste
n’excluent pas, elles non plus, que se crée un pouvoir central qui
dispose de la production sociale. Car si on examine de plus près ce
que Faure nous présente comme "communisme libertaire", on s’aperçoit
que ce n’est rien d’autre que du vulgaire communisme d’État. Il est
vrai que le livre de Faure n’a rien d’une analyse scientifique ;
c’est plutôt une sorte de roman utopique, où la libre imagination
fait naître une "libre société communiste". Mais le fait que, en dépit
de termes comme "égalité pour tous", "libre association", "principe
de révolte contre l’État et l’autorité", etc., on nous dépeigne en
fait un système de production où le droit de disposition de
l’appareil de production n’appartient pas aux producteurs, montre
clairement que ces défenseurs du "communisme libertaire" n’ont pas
la moindre idée des lois du mouvement d’un tel système.
Faure est contre la violence. C’est la raison pour laquelle il nous
entretient des mille et un maillons qui forment la chaîne de
l’appareil de production moderne pour affirmer : "Toute cette organisation repose sur le principe exaltant de la libre association." (p. 213.)
Mais nous ne pensons justement pas qu’il puisse s’agir là d’une
base pour le processus de production et de reproduction. Car, si
les producteurs veulent assurer leurs droits, avec ou sans principe
exaltant, il leur faut faire reposer l’organisation sur une base
un tant soit peu plus matérielle. Les producteurs doivent eux-mêmes,
dans leurs entreprises, fixer le rapport du producteur au produit
social. Il devront calculer le travail contenu dans chacun de leurs
produits, puisque leur temps de travail est la mesure indiquant la
part de produit social qui leur revient. C’est seulement alors que
toute l’organisation, au lieu de dépendre de quelque nébuleux
"principe exaltant", s’ancre solidement dans les réalités
économiques.
En ce qui concerne les rapports entre producteurs, nous errons sur
le même terrain mouvant et marécageux de la "libre association".
Ici non plus pas de base exacte, pas de calcul de temps pour évaluer le
flot de produits passant d’une entreprise à l’autre. Et pourtant...
sans cette base matérielle, la "libre association" est une fois
encore un terme creux. "On cherche ", dit Faure, "on essaie,
on fait des synthèses, on confronte les résultats de différentes
méthodes. Ce qui concorde cristallise s’érige en exemple, s’impose
grâce à ses résultats, puis triomphe" (p. 334 de la version hollandaise).
D’ailleurs Faure trouve que ce fondement de la liberté de chacun par la concordance de tous est tout à fait "naturel". "Cela ne se passe-t-il pas ainsi dans la nature ?", poursuit-il. "
L’exemple de la nature est là : clair et net. Tout y est lié par
association libre et spontanée... Des éléments infiniment petits,
des sortes de petites poussières, se cherchent, s’attirent,
s’agglutinent, et forment un noyau " (id., p. 334).
Nous devons faire remarquer, ici, qu’utiliser des exemples
empruntés à la nature est toujours très dangereux. Et justement,
dans ce cas précis, le recours à un tel exemple démontre
malheureusement, de façon "claire et nette", la totale faiblesse de
la méthode de Faure. Tout, dans la nature, est lié par association
libre et spontanée ! Quelle merveille de voir comment la notion
humaine de liberté se trouve projetée, de manière irréfléchie, sur la
nature. Mais la métaphore nous entraîne plus loin. Faure, en effet, ne
voit absolument pas où se trouve le point décisif de ces
associations libres de la nature. Ces associations libres sont
déterminées par les forces réciproques des partenaires. Lorsque le
Soleil et la Terre s’associent librement, la Terre tournant en trois
cent soixante-cinq jours autour du Soleil, cette association est
déterminée, entre autres, par la masse du Soleil et celle de la Terre.
C’est sur cette base que s’est conclue cette "libre association".
Et c’est ainsi que les choses se passent toujours dans la nature.
Ses atomes, ou telle ou telle force, sont en relation réciproque. Le
type de cette relation est déterminé par les forces dont disposent
les partenaires de cette relation. C’est pourquoi nous sommes
disposés à reprendre cet exemple emprunté à la nature, mais pour
montrer qu’un rapport exact entre les producteurs et le produit
social doit exister pour que se conclue, dans la société, cette "libre
association". Ainsi, l’association qui était jusque-là une phrase
creuse devient réalité. Donc, bien que Faure, en apparence, ne se soit
jamais préoccupé de problèmes économiques, on voit tout de suite
qu’il est à ranger dans l’école de Neurath, qu’il est un de ces
économistes qui prônent le "calcul en nature". Comme nous l’avons déjà
vu, cette "école" estime qu’une unité de mesure est superflue, et elle
veut faire tourner la production selon un plan établi à partir de
statistiques.
" Il faut donc avant tout établir l’ensemble des besoins et leur niveau. " (p. 215)… "
Les communes doivent alors communiquer au bureau
d’administration central de la nation, leurs besoins d’après le
nombre de leurs habitants. Cela permet aux fonctionnaires de se
faire une idée de l’ensemble des besoins de la “nation”. Puis, chaque
commune établit une seconde liste où elle indique combien elle peut
produire. Grâce à ces listes, l’“administration centrale” arrive à
connaître les forces productives de la “nation”. La solution du
problème est alors très simple. Les hauts fonctionnaires n’ont qu’à
établir la part de production qui revient à chaque commune et la part
qu’ils peuvent conserver pour eux-mêmes" (p. 216).
Ce développement des choses est exactement celui que se
représentent les communistes d’État. En bas les masses, en haut, les
fonctionnaires qui ont en mains la direction et l’administration
de la production et de la distribution. Il en résulte que la
société ne se fonde pas sur les réalités économiques, mais qu’elle
dépend de la bonne ou de la mauvaise volonté, voire des capacités d’un
certain nombre de personnes. D’ailleurs Faure l’admet sans ambages.
Si on pouvait avoir un doute sur ce droit de décision centralisé, il
le dissipe immédiatement lorsqu’il s’empresse d’ajouter :
"L’administration centrale connaît l’étendue de la
production globale et l’ensemble des besoins ; aussi doit-elle
informer chaque comité de quartier de la quantité de produit dont il
peut disposer et combien de moyens de production il aura à
fournir" (p. 218).
Pour nous rendre compte que tout cela n’est pas une particularité
de ce communisme libertaire, comparons ce dernier au communisme
social- démocrate de Hilferding. Nous voyons qu’il y a une
correspondance quasi littérale :
" Comment, où, combien, avec quels moyens seront fabriqués de
nouveaux produits ; à partir des conditions de production
disponibles, naturelles ou artificielles ?... (Tout cela) sera
déterminé par les commissaires régionaux ou nationaux de la
société socialiste qui, calculant les besoins de la société à l’aide
de tous les moyens fournis par une statistique organisée de la
production et de la consommation prévoient consciemment
l’aménagement de la vie économique d’après les besoins des
collectivités consciemment représentées et dirigées par eux. "
(R. Hilferding, op. cit.)
Nous constatons donc que pour ce "communisme libertaire", comme
pour le communisme d’État, le droit de disposer de l’appareil de
production appartient à ceux qui sont familiarisés avec les
subterfuges de la statistique. Pourtant les anarchistes
devraient avoir une expérience assez vaste de l’économie politique
pour savoir que celui qui dispose de l’appareil de production
dispose en réalité du pouvoir. Cette " administration centrale "
dont rêve Faure doit se donner les moyens qui lui permettent de
s’imposer ; autrement dit, elle doit créer un "État". C’est là une des
lois du mouvement du système de Faure, que celui-ci le veuille ou
non, il importe peu que le plat soit assaisonné à la sauce des "libres
associations" ou à celle du "principe exaltant ". Cela ne perturbe
guère les institutions politiques et économiques.
On ne peut reprocher au système de Faure de réunir toute la vie
économique en une seule unité organique. Cette fusion est
l’aboutissement d’un processus que les
producteurs-consommateurs doivent effectuer eux-mêmes. Mais pour
cela, il faut que soient jetées les bases qui leur en donnent la
possibilité. Pour atteindre ce but, ils doivent tenir une
comptabilité exacte du nombre d’heures de travail qu’ils ont
effectuées, sous toutes les formes, de façon à pouvoir déterminer le
nombre d’heures de travail que contient chaque produit. Aucune
"administration centrale" n’a plus alors à répartir le produit
social ; ce sont les producteurs eux-mêmes, qui, à l’aide de leur
comptabilité en termes de temps de travail, décident de cette
répartition.
Le Bonheur universel de Sébastien Faure ne contribue en
rien à l’approfondissement de nos connaissances sur la
production communistes. Si nous nous y sommes arrêtés aussi
longuement, c’est parce que la critique de ces chimères
anarchistes qui nous parlent de "société communiste libertaire",
permet de montrer clairement les progrès qui, au cours de la
dernière décennie, ont été accomplis dans ce domaine. Avant 1917, il
était impossible de montrer que tout ce galimatias phraséologique
entoure un noyau communiste d’État. C’est à l’école de la pratique
de la révolution russe que nous sommes redevables de pouvoir le
faire, car elle nous a permis de constater ce que signifiait le droit
de disposer de l’appareil de production, lorsqu’il est entre les
mains d’une direction centrale.
Chapitre 3
LE PROCÈS DE PRODUCTION EN GÉNÉRAL
La reproduction capitaliste est une fonction individuelle.
Pour satisfaire ses multiples besoins, l’humanité créa
l’appareil de production. L’appareil de production — c’est-à-dire
les moyens de production — est l’outil qui permet à la société
d’arracher à la nature, ce dont elle a besoin pour assurer son
existence et son développement. Au cours du procès de production,
nous usons et notre force de travail et l’appareil de production. Vu
sous cet angle, le procès de production est un processus
d’anéantissement, de destruction. Mais c’est en même temps un
processus créateur. Ce qui a été anéanti par le processus, le
processus le fait renaître. Les machines, les outils, notre force de
travail s’usent dans le même mouvement qu’ils se renouvellent : ils
sont produits à nouveau, ils sont reproduits. Le processus social
de production se déroule comme le processus de vie du corps humain.
L’autodestruction se transforme en reconstruction de soi-même
dans une forme de plus en plus complexe :
" Quelle que soit la forme sociale que le processus de
production revêt, il doit être continu ou, ce qui revient au même,
repasser périodiquement par les mêmes phases... ; considéré non sous
son aspect isolé, mais dans le cours de sa rénovation incessante,
tout procès de production social est donc en même temps procès de
reproduction. "
(K. Marx, Le Capital, ibid., p. 1066.)
Pour le communisme, cette phrase de Marx revêt une importance
particulière. C’est que la production et la reproduction y sont
déterminées consciemment à partir de ce principe fondamental. En
régime capitaliste, au contraire, le procès de
production/reproduction s’effectue de façon élémentaire, par le
jeu du mécanisme de marché. La reproduction effectue concrètement
la substitution d’un produit nouveau à chaque produit usé. Pour la
société communiste, cela signifie qu’il faut tenir une
comptabilité exacte de tout ce qui est entré dans le processus de
production. Quelque compliquée que paraisse à première vue cette
opération, elle est en fait assez simple, parce que tout ce qui a été
détruit peut être classé en deux catégories : les moyens de
production et la force de travail.
En régime capitaliste, la reproduction est une fonction
individuelle. Chaque capitaliste assure la reproduction, en même
temps qu’il assure la production. Il calcule ainsi l’usure des moyens
de production fixes (machines, bâtiments, installations, etc.),
la consommation de moyens de production circulants (matières
premières, matières auxiliaires), et la force de travail
directement dépensée. Puis il ajoute ses propres frais, et porte
finalement son produit sur le marché. Si ses tractations se
passent bien, il aura achevé avec succès un cycle de production. Il
achètera alors de nouveaux moyens de production, une nouvelle force
de travail, et la production pourra recommencer de nouveau. Comme
tous les capitalistes agissent ainsi, il en résulte une
reproduction de tout l’appareil de production et de la force de
travail. Le développement technique qui entraîne une croissance de
la productivité de l’appareil de production contraint chaque
capitaliste, menacé par la concurrence, de réinvestir une partie de
la plus-value, transformée en capital additionnel, en nouveaux
moyens de production : il agrandit son appareil de production. ll
s’ensuit un développement de plus en plus gigantesque des lieux de
production, des parties "inertes" comme des parties "actives" de
l’appareil de production. On ne reproduit donc pas seulement ce
qui a été usé pendant la période de production écoulée, mais, pour
utiliser la terminologie capitaliste, on accumule. En régime
communiste, une telle croissance de l’appareil de production sera
dénommée : reproduction sur une base élargie. La décision fixant
l’étendue de ces réinvestissements, déterminant quelles
entreprises doivent être agrandies, etc., est une fonction
individuelle de chaque capitaliste, dont les mobiles sont liés à la
course au profit.
Le communisme supprime le marché, c’est-à-dire la
transformation de la marchandise (produit) en argent. Mais les
produits continuent d’y circuler :
" Dans la société coopérative fondée sur la propriété
collective des moyens de production, les producteurs n’échangent
pas du tout leurs produits ; de même le travail incorporé à ces
produits n’apparaît pas ici comme valeur de ces produits, comme une
qualité qu’ils possèdent ; en effet contrairement à ce qui se
passait dans la société capitaliste, où les travaux individuels ne
prenaient d’existence qu’après un détour, ils existent désormais de
façon immédiate, en tant que partie intégrante du travail total. "
(Karl Marx, Gloses marginales, op. cit., p. 1418.)
" Evidemment, il règne ici le même principe que celui qui règle
l’échange des marchandises, pour autant qu’il est échange
d’équivalents. Le fond et la forme sont changés parce que, les
conditions ayant changé, personne ne pourra fournir autre chose que
son travail ; et, par ailleurs, rien ne peut devenir propriété des
individus, excepté les moyens de consommation personnels. Mais, en
ce qui concerne la distribution de ceux-ci entre les producteurs
pris individuellement, il règne le même principe que pour
l’échange de marchandises équivalentes une même quantité de
travail sous une forme s’échange centre une même quantité de
travail, sous une autre forme. "
(ibid., p. 1419).
Les entreprises mettent donc leurs produits à la disposition
de la société. Celle-ci cependant, de son côté, doit fournir aux
entreprises de nouveaux moyens de production, de nouvelles
matières premières, de nouvelles forces de travail, dans une
proportion égale à ceux et celles usés pendant le procès de
production. S’il est nécessaire d’élargir la base de la
production, il faudra fournir aux entreprises davantage de moyens
de production, etc. qu’elles n’en ont usés. Mais ce ne sera plus aux
propriétaires privés des moyens de production d’en décider ; c’est
au contraire la société qui décidera d’une extension de la
production, lorsque la satisfaction des besoins l’exigera. S’il
s’agit seulement de pourvoir chaque entreprise d’une quantité de
moyens de production égale à celle qu’elle a usée, il faudra et il
suffira, pour assurer la reproduction, que chaque entreprise
calcule combien de produit social elle a usé sous les diverses
formes (aussi sous forme d’argent-travail). Ces moyens de production
seront alors remplacés en quantité égale à celle usée lors de la
production, et le cycle productif pourra recommencer de nouveau.
On peut se demander si chaque entreprise peut effectuer le calcul
du nombre d’heures de travail qu’elle a usées. Les méthodes modernes
de calcul de prix de revient nous fournissent une réponse positive à
cette question. Pour des raisons qu’il est impossible d’exposer
ici, la direction capitaliste des entreprises fut obligée, vers
1921, de rationaliser la production. C’est ainsi que se constitua
une littérature entièrement nouvelle, concernant les méthodes
permettant à chaque entreprise de déterminer avec la plus grande
exactitude le prix de revient de chaque procédé de travail, de chaque
travail parcellaire particulier. Ce prix de revient se compose
de nombreux facteurs : usure des moyens de production,
consommation en matières premières et auxiliaires, coût de la force
de travail, frais occasionnés par la gestion de chaque procédé, de
chaque travail parcellaire, coût des transports, des assurances
sociales, etc.
Tous ces facteurs entrent ensuite dans des formules générales.
Bien entendu, ils sont tous exprimés en termes d’un dénominateur
commun : l’argent. Les directeurs d’entreprises tiennent d’ailleurs
cette obligation de passer par l’argent pour un obstacle qui empêche
d’aboutir à un calcul exact ; en effet, rien ne les oblige à ne pas
utiliser une autre unité de compte. Ces formules générales, sous
leur forme actuelle, sont le plus souvent inapplicables à la
production communiste, parce que bien des facteurs pris en compte
dans ces calculs de prix de revient (comme par exemple les intérêts du
capital emprunté) n’existeront plus dans ce cas. Mais, en tant que
méthode de calcul, il s’agit là d’un progrès. A cet égard, on peut
dire que la nouvelle société prend forme dans l’ancienne. Leichter
écrit, à propos de cette manière moderne de calculer les prix de
revient :
" La comptabilité capitaliste peut, si elle est appliquée
entièrement et sans frictions dans une fabrique, établir exactement
et à chaque instant la valeur d’un produit semi-manufacturé, les
frais de fabrication liés à telle partie du travail, le coût de toute
opération de travail parcellaire. Elle peut déterminer dans quel
atelier, avec quelles machines parmi tout un choix, avec quelles
forces de travail de préférence à telles autres, une opération
donnée coûtera le moins cher. Elle peut donc à chaque instant
maximaliser la rationalité du procès de fabrication. Mais cette
méthode de calcul du système capitaliste peut faire encore plus. Dans
chaque grande fabrique, en effet, il y a toute une série d’activités,
de dépenses qui n’entrent pas directement dans le produit destiné à
l’échange [par exemple, les salaires et les activités des employés de bureau, le chauffage des bâtiments, etc. (NdA.)]...
Une des plus remarquables réalisations de la méthode de calcul
capitaliste est d’avoir permis la prise en compte du moindre de ces
détails. "
(Leichter, op. cit., p. 22-23.)
La formule (f + c ) + t = PRD (produit global)
Sans plus tarder, il nous est possible d’estimer le nombre
d’heures de travail qu’a nécessité la fabrication d’un produit
donné. Sans doute existe-t-il aussi des entreprises qui, à
proprement parler, ne fabriquent pas de produits, comme les conseils
économiques, les hôpitaux, les établissements d’enseignement,
etc. Mais même ces entreprises peuvent déterminer exactement le
nombre d’heures de travail qu’elles utilisent sous la forme de moyens
de production et de force de travail. Autrement dit, on connaît,
dans ce cas aussi, exactement le coût de la reproduction.
Récapitulons rapidement ce que nous avons déjà dit à propos de la production :
m + t = produit
( f + c) + t = produit
Pour plus de clarté, nous pouvons remplacer ces lettres par des
nombres fictifs représentant la comptabilité de la production
d’une fabrique de chaussure. On obtient le schéma suivant :
( f + c ) + t = produit
machines, etc. + matières premières + force de travail = 40.000 paires de chaussures.
1.250 h+ 61.250 h + 62.500 h = 125.000 heures de travail.
On aboutit ainsi à une moyenne de 3,125 heures par paire de chaussures pour cette entreprise (fictive).
Grâce à cette formule de production, l’entreprise connaît
immédiatement sa formule de reproduction, c’est à dire la quantité
de produit social exprimé en heures de travail dont l’entreprise a
besoin pour renouveler ce qu’elle a consommé.
( F + C) + T = PRD (produit global)
Si la somme de tous les moyens de production fixes usés dans
l’ensemble de toutes les entreprises équivaut à 100 millions
d’heures de travail, celle de tous les moyens de production
circulants à 600 millions et si la force de travail utilisée
correspond à 600 millions d’heures de travail, nous aurons pour le
produit global le schéma suivant :
(F + C) + T = PRD
Soit : 100 millions + 600 millions + 600 millions = 1.300 millions.
Le produit global se monte donc à 1.300 millions d’heures de travail.
Pour assurer la reproduction de la partie matérielle de
l’appareil de production, les entreprises devront retirer, sous
forme de produit, un total de 700 millions d’heures de travail de l
‘ensemble de la production.
Les travailleurs, quant à eux, disposeront d’un total de 600
millions d’heures de travail pour leur consommation. Ainsi sera
assurée la reproduction de tous les éléments de la production.
Examinons plus particulièrement le cas de la reproduction de la
force de travail. Dans notre exemple, elle retire 600 millions
d’heures de travail du PRD pour la consommation individuelle. On ne
peut ni ne doit consommer plus, car les entreprises ne peuvent
disposer de plus de 600 millions sous forme d’argent-travail. Soit,
mais cela ne nous dit rien sur la manière dont le produit est réparti
entre les travailleurs. Il serait tout à fait possible qu’un
travailleur non qualifié touche l’équivalent de 3/4 d’heure en PRD
pour une heure de travail effectivement effectuée, tandis que le
qualifié recevrait juste une heure, le fonctionnaire une heure et
demie et le directeur d’entreprise trois heures.
Les économistes socialistes et leur concept de valeur
C’est bien ce genre de point de vue qu’adoptent ces messieurs les
économistes. Il ne leur vient pas à l’idée de considérer que tous les
travaux ont la même valeur, autrement dit de donner à chaque
travailleur la même quantité de produit social. Voilà ce que
signifient les "niveaux de vie" chers à Neurath. Les "physiologues
de la nutrition" seront chargés de déterminer un minimum vital,
correspondant au "revenu" de l’ouvrier non qualifié, non instruit.
Les autres travailleurs seront rémunérés davantage selon leur zèle,
leurs capacités ou l’importance de leur travail. Pures
ratiocinations de capitalistes !
Cette différence de niveau dans l’échelle des salaires, Kautsky
aussi la tient pour nécessaire, mais parce qu’il estime qu’il faut
rémunérer davantage les travaux pénibles et désagréables. Soit,
dit-il, s’agit en fait, pour lui, d’un prétexte qui lui sert à
démontrer qu’on ne peut calculer en pratique le temps de travail ;
il se trouve d’accord avec Leichter pour vouloir préserver les
différences de salaire au sein d’une même profession, parce que le
salaire individuel devrait monter au-dessus du salaire de base, au fur
et à mesure que le travailleur spécialisé concerné acquiert
davantage de pratique. Aussi se prononcent-ils, tous les deux, pour
le maintien, dans l’économie, du travail à la tâche. A l’opposé de
Kautsky, cependant, Leichter fait remarquer fort justement que cela
n’empêche nullement le calcul du temps de travail, ce qui
ressortait aussi de notre exemple.
" Il subsiste simplement la difficulté purement technique —
qui existe d’ailleurs aussi dans l’économie capitaliste — de fixer
les salaires pour certaines opérations de travail isolées. Mais
cela n’entrait pas de difficulté spéciale par rapport à la méthode
capitaliste. "
(C. Leichter, op. cit., p. 76.)
Nous constatons donc que l’on tient ici pour juste, en principe,
de rétribuer différemment les divers travaux, voire même les
différences entre individus effectuant un travail de même nature.
Mais cela veut tout simplement dire que, dans une telle société, la
lutte pour de meilleures conditions de travail ne cesse pas, que la
répartition du produit social reste une répartition antagoniste
et que, enfin, la lutte pour la répartition des produits continue.
Cette lutte est une lutte pour le pouvoir et devra être menée en tant
que telle. Pourrait-il démontrer plus clairement que ces
socialistes ne peuvent envisager une société où les masses
travailleuses cesseraient d’être dominées ? C’est que pour eux les
hommes sont transformés en objets des objets qui ne sont rien de plus
que des rouages de l’appareil de production. Il appartient aux
physiologistes de la nutrition de calculer la quantité de moyens
d’existence (le minimum vital) qu’il faut fournir à ce matériel
humain, pour avoir à disposition une force de travail renouvelée.
La classe ouvrière doit donc lutter avec la plus grande énergie contre
une telle conception et revendiquer pour tous la même part de la
richesse sociale.
Peut-être sera-t-il nécessaire, au début, pendant un certain
temps, de rémunérer davantage certaines professions
intellectuelles, 40 heures de travail donnant droit à 80, voire à
120 heures de produit social. Nous avons vu que cela ne fait
aucunement obstacle à la comptabilité en termes de temps de
travail. Il est même possible qu’au début de l’instauration de la
société communiste, il s’agisse là d’une mesure équitable, parce que
tout le monde ne dispose pas encore gratuitement du matériel
d’étude, la société n’ayant pas encore organisé tous ses secteurs.
Mais une fois cette organisation menée à bien, il ne saurait
évidemment être question de donner aux travailleurs intellectuels
une plus grande part de produit social.
Les raisons pour lesquelles nos économistes veulent rétribuer
différemment la force de travail, sont, selon nous, à relier à la
position qu’ils ont choisie de tenir dans la lutte de classes. Une
répartition égalitaire du produit social est en contradiction
complète avec leurs intérêts de classe et c’est pour cela qu’ils la
tiennent pour impossible. Ce n’est que lorsqu’il n’y a aucun
principe ancien, fût-il correct, que la manière de penser est pour
l’essentiel déterminée par le monde sensible, et que la
compréhension ne contient rien d’autre que ce qui correspond à ce
monde des sens.
Ceci permet de comprendre pourquoi Leichter, par exemple, est
prêt à abandonner le concept de valeur en ce qui concerne la
production matérielle, mais qu’il ne peut s’en défaire dans le cas
de la force de travail. Dans la société capitaliste la force de
travail se présente comme marchandise. Le salaire moyen payé par le
patron correspond aux frais de reproduction, qui, pour l’ouvrier "non instruit"
avoisine le plus strict minimum vital. Les enfants des ouvriers "non
instruits" ne peuvent en général apprendre une profession, parce
qu’ils doivent gagner tout de suite le plus d’argent possible. Les
ouvriers non qualifiés reproduisent eux-mêmes la force de travail
non qualifiée. La reproduction de la force de travail qualifiée
exige davantage. Ses enfants apprennent une profession et par
conséquent ce sont les travailleurs qualifiés qui reproduisent
eux-mêmes la force de travail qualifiée. Il en va de même pour le
travail intellectuel. Et ce caractère de marchandise de la force de
travail, Leichter le conserve dans son économie socialiste :
" Il y a des travaux de qualité différente des travaux
d’intensité différente. La propre reproduction de la force de
travail diversement qualifiée exige des dépenses plus ou moins
grandes. Les ouvriers qualifiés ont besoin d’être davantage
rémunérés pour reproduire leur force de travail, au jour le jour ou
d’une année sur l’autre. Leurs dépenses courantes sont plus élevées.
La reproduction, sous toutes ses formes, d’une force de travail
qualifiée nécessite en général des dépenses supérieures à celle
d’une force de travail simple. Elle demande, en effet, la formation
complète d’un homme dont le degré d’instruction et les
connaissances doivent être équivalents à ceux de l’ouvrier qu’il est
destiné à remplacer. "
(Leichter, op. cit., p. 61.)
Si nous mettons cela en rapport avec l’analyse marxienne du prix
de la force de travail en régime capitaliste, il ressort très
clairement que ces prétendus économistes "socialistes" ne
peuvent se défaire du concept de valeur.
" Quels sont donc les frais de production du travail lui-même ?
Ce sont les frais à engager pour que le travailleur subsiste en tant
que travailleur, et pour le former au travail.
" Un travail exige-t-il moins de temps de formation ? Les frais de
production de l’ouvrier sont donc moindres, et le prix de son
travail, son salaire, va être plus bas. Certaines industries ne
demandent guère d’apprentissage ; il suffit que le travailleur
existe physiquement. Là, les frais de fabrication d’un ouvrier se
réduisent pratiquement aux marchandises nécessaires à le
maintenir en vie. Le prix de son travail est donc déterminé par
celui des moyens de subsistance indispensables...
" De même, il faut inclure dans les frais de production du travail simple les frais nécessaires à la reproduction et à la multiplication de l’espèce laborieuse, afin de remplacer les travailleurs usés par de tout neufs. L’usure des travailleurs entre dans le compte, au même titre que celle de la machine.
" Les frais de production du travail simple comprennent ainsi des frais d’existence et de reproduction du travailleur. C’est le prix de ces frais qui constitue le salaire ; et le salaire ainsi déterminé s’appelle le minimum de salaire. "
" De même, il faut inclure dans les frais de production du travail simple les frais nécessaires à la reproduction et à la multiplication de l’espèce laborieuse, afin de remplacer les travailleurs usés par de tout neufs. L’usure des travailleurs entre dans le compte, au même titre que celle de la machine.
" Les frais de production du travail simple comprennent ainsi des frais d’existence et de reproduction du travailleur. C’est le prix de ces frais qui constitue le salaire ; et le salaire ainsi déterminé s’appelle le minimum de salaire. "
(K. Marx, Travail salarié et capital, ibid., p. 210-211.)
Tout comme la reproduction de la partie matérielle de l’appareil
de production est une fonction individuelle des capitalistes, la
reproduction de la force de travail est une fonction individuelle
de chaque travailleur. En régime communiste, au contraire, la
reproduction de la partie matérielle de l’appareil de production
est une fonction sociale, et il en ira de même pour celle de la force
de travail. La reproduction n’est plus un fardeau que chaque
individu doit supporter, elle est prise en charge par la société dans
son ensemble.
L’instruction ne dépend plus de la bourse du papa, mais
uniquement des aptitudes et de la constitution de l’enfant. Il ne
saurait être question, dans la société communiste, de donner de
surcroît à ces individus qui ont reçu de la nature, par le jeu de
l’hérédité, certains dons ou capacités qui leur permettent de
s’assimiler pleinement les conquêtes de l’humanité dans les
domaines de la culture de l’art ou de la science, une part plus
importante du produit social. La société leur offre la possibilité
de s’assimiler ces conquêtes, mais dans la mesure où, par la qualité
et l’intensité de leur participation à la production culturelle,
il lui restitue sous une forme toujours renouvelée ce qu’ils ont
reçu d’elle. La distribution du produit social n’est pas, en régime
communiste, une simple reproduction de la force de travail. Elle
est bien plus une distribution de toutes les richesses matérielles
et spirituelles créées par la société et son développement
technique. Ce que veulent les "socialistes" à la Kautsky, Leichter,
Neurath, avec leurs "niveaux de vie", ce n’est rien d’autre que
d’assurer au simple travailleur un minimum vital, calculé par les
physiologistes de la nutrition, tandis que ceux qui sont plus haut
placés consommeront le surplus de richesse. En réalité ces gens ne
cherchent pas à supprimer l’exploitation. Ils comptent en fait la
poursuivre sur la base de la propriété commune des moyens de
production.
En ce qui nous concerne, reproduction ne peut signifier qu’une seule chose : répartition égalitaire du produit social.
Le calcul du temps de production permet de faire le compte exact des
heures de travail dépensées, chaque travailleur prélevant, en retour,
sur le produit social, la quantité de produit correspondant au
nombre réel de ses heures de travail.
Dans le "socialisme de circonstances", on a des producteurs qui
donnent leur force de travail à un on-ne-sait-quoi imposant et
indéfinissable que, par euphémisme, on appelle "société". Mais là où
ce on-ne-sait-quoi se manifeste, c’est en tant qu’élément étranger
aux producteurs, s’érigeant au-dessus d’eux, les exploitant et les
dominant. Ce on-ne-sait-quoi domine effectivement l’appareil de
production et celui-ci n’intègre les producteurs que comme éléments
réifiés, matériels, de la production.
Chapitre 4
LE TEMPS DE PRODUCTION SOCIAL MOYEN
COMME FONDEMENT DE LA PRODUCTION
La définition de Kautsky
L’ouvrage de Leichter nous a particulièrement rendu service en
ce qu’il montre que l’heure de travail social moyenne peut servir
d’unité comptable de la production communiste, même si l’heure de
travail véritablement effectuée ne peut-être prise comme base de la
distribution. En ce qui concerne l’unité de compte, Leichter est bien
loin de ses collègues, spécialistes marxistes de l’économie,
Neurath et Kautsky. Un autre économiste, bourgeois celui-ci, Block,
examine, dans son ouvrage intitulé : La Théorie marxiste de l’argent,
la volonté d’essayer de supprimer l’argent dans le communisme. Il
estime que c’est là une naïveté et trouve oiseuse l’idée de vouloir, en
plus, prendre comme fondement de la comptabilité, le temps de
travail (p. 215).
Kautsky, lui, pense qu’établir ce type de comptabilité est
théoriquement possible mais irréalisable en pratique. Il
s’ensuit que "l’utilisation de l’argent comme étalon de valeur
dans la comptabilité et le calcul des échanges (ne pourra être
évitée) dans la société socialiste", et ceci d’autant plus que l’argent doit en outre "fonctionner comme moyen de circulation". (Kautsky, La Révolution prolétarienne et son programme,
p. 318.) Jusque-là Kautsky avait considéré que le concept. de valeur
était une "catégorie historique", devant disparaître avec le
capitalisme (cf. son ouvrage L’Enseignement économique de Marx),
mais aujourd’hui, manifestement ébranlé par les arguments
bourgeois de Weber et achevé par la pratique de la révolution russe,
il en vient à vouloir éterniser ce concept.
Voilà donc Kautsky contraint de sortir de son trou de théoricien par
les critiques qui affirment que le communisme ne saurait se
passer d’unité comptable. Ne pouvant plus répéter ses bonnes vieilles
formules générales, comme : la "valeur" doit disparaître avec le
capitalisme, il est bien forcé d’exprimer le fond de sa pensée. Et de
raisonner ainsi :
" Donc, il faut une unité de compte. Or, d’une part, Marx nous a
dit que dans l’économie communiste “le capital argent disparaît”
et, d’autre part, dans Le Capital et les Gloses marginales (Critique du programme de Gotha), d’accord avec Engels (Anti-Dühring), il mentionne l’heure de travail social moyenne comme unité de compte. Il convient donc de voir cela de plus près. "
Nous savons déjà où cet examen mène Kautsky : à conclure à
l’impraticabilité d’une comptabilité en termes de temps de
travail. Il est toutefois instructif de découvrir à quoi il
attribue cette impossibilité.
Nous avons fait remarquer plus haut que la conception du "passage
au communisme" qui est la plus commune, c’est celle qui en fait un
résultat de la concentration du capital, celui-ci creusant ainsi sa
propre tombe. Hilferding étudie les conséquences d’une concentration
totale des entreprises de sorte que l’économie tout entière soit
organisée en un trust géant : le cartel général. Dans ce cartel, il n’y
a aucun marché, aucun argent, aucun prix à proprement parler. Selon
l’hypothèse de Hilferding, se trouve donc réalisée, ici, la société
sans argent.
Au sein de ce trust, la production forme un système fermé. Les
produits passent d’une entreprise à l’autre au cours des opérations
de fabrication qui vient de leur état naturel à celui de produit
fini. Ainsi en va-t-il par exemple du charbon et du minerai qui,
passant dans les hauts fourneaux, en sortent sous forme de fer et
d’acier utilisés dans la fabrication de machines qui, elles-mêmes,
servent à fabriquer les machines des filatures, d’où sort le
produit fini : le textile. Au cours des passages dans les diverses
fabriques, des milliers et de milliers d’ouvriers de toutes sortes
ont contribué à la réalisation de ce qui est au bout, le produit
fini. Combien d’heures de travail celui-ci contient-il au total ? Telle
est la devinette que se pose Kautsky. Et, découragé devant cet énorme
calcul qui lui semble une tâche inhumaine, il secoue la tête en
soupirant : " Oui, théoriquement, sans doute, c’est faisable.
Mais, pratiquement ? Décidément, non, c’est impossible. Impossible
de déterminer pour chaque produit quelle quantité de travail il a
exigé depuis le tout début jusqu’à son achèvement, y compris le
transport et tous les travaux annexes. " (cf. La Révolution prolétarienne et son programme, p. 318) : "
Estimer une marchandise par le travail qu’elle contient est
complètement impossible à faire, même avec l’appareil
statistique le plus complet, le plus formidable. " (id., p. 321).
Et, en effet, Kautsky a parfaitement raison : impossible de mener un tel calcul d’une telle manière.
La définition de Leichter
Or, la manière de produire que nous décrit Kautsky n’existe que dans
son imagination et dans celle des partisans de l’économie
naturelle" qui prétendent régler la marche de l’économie à partir
d’un centre de décision. Et en plus, il se permet une énormité
supplémentaire, celle de supposer que chaque entreprise, partie du
grand tout, ne serait pas capable de mener sa propre comptabilité,
enregistrant exactement la marche de la production chez elle.
Chaque partie d’un trust, en réalité, produit comme si elle était, en
un certain sens, seule, tout simplement parce que si elle ne le
faisait pas toute production "méthodique" cesserait. Du point de
vue de la rationalité de l’entreprise, ce fonctionnement
"indépendant" est déjà plus que nécessaire. C’est pourquoi il faut
une unité de compte aussi précise que possible pour assurer la
circulation sans argent à l’intérieur d’un trust :
" Des relations entre les différents lieux de production
continueront d’exister, et ceci durera tant qu’il y aura une
division du travail. Et la division du travail, au plus haut sens de
ce terme, s’accentuera encore avec les progrès de la technique. " (Leichter, op. cit., p. 54). "
Tout ce qui sera matériellement nécessaire à la production, tous
les matériaux semi-finis, toutes les matières premières ou
auxiliaires qui seront livrés à partir de certains lieux de
production à ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre leur seront
comptés, facturés. " (ibid., p. 68) " Les magnats des
cartels ou — dans une société socialiste — les dirigeants de
l’économie nationale ne demanderont pas de remplir le même
programme à des usines différentes dont les méthodes et les coûts
sont différents. Ceci est déjà souvent le cas en régime capitaliste,
où maint petit entrepreneur se laisse volontiers avaler, nolens
volens, par un trust géant avec l’espoir que son entreprise, reconnue
comme valable au sein du cartel, se verra attribuer les meilleures
méthodes de gestion et déléguer les employés les plus capables afin
d’élever la productivité. Mais pour aboutir à un tel résultat, il
faut pouvoir recenser les résultats de chaque entreprise et faire
comme si — que ce soit en économie capitaliste qu’en économie
socialiste — chaque entreprise avait son propre entrepreneur
soucieux de connaître correctement les résultats économiques de
la production. C’est pourquoi, à l’intérieur du cartel, on dresse la
plus stricte des comptabilités. C’est une conception naïve du
capitalisme comme du socialisme que de croire que les marchandises
pourraient transiter à l’intérieur d’un cartel sans qu’elles soient
comptabilisées, bref, penser qu’une entreprise, membre du Konzern,
ne saura pas très bien séparer le “mien du tien”. "
(ibid., p. 52-53).
Vue sous cet angle, l’impossibilité de calculer le travail
contenu dans un produit donné apparaît sous un jour nouveau. Ce que
Kautsky ne pouvait extraire de sa centrale économique, l’évaluation
du temps de travail qu’a nécessité un produit au cours de ses
pérégrinations dans le processus de production, les producteurs
peuvent très bien l’obtenir par eux-mêmes. Leur secret, c’est que
chaque entreprise, conduite et administrée par son "organisation
d’entreprise", se comporte comme une unité indépendante, tout comme
dans le capitalisme. A première vue, on est tenté de penser que
chaque lieu de production est indépendant des autres. Mais, à y
regarder de plus près, on distinguera nettement le cordon
ombilical qui lie chaque entreprise individuelle au reste de
l’économie et à la direction de celle-ci (p. 100). En effectuant sa
part du travail dans la chaîne du processus de production, chaque
entreprise fournit un produit final qui, éventuellement, sert de
moyen de production à une autre. Et chaque entreprise individuelle
calcule sans peine le temps moyen utilisé pour obtenir son produit
grâce à sa formule de production (f + c) + t.
Ainsi, dans l’exemple de la fabrique de chaussures que nous avons
donné ci-dessus, on trouverait comme "coût", 3,125 heures de travail
par paire. Ce genre de comptabilité d’entreprise fournit une
moyenne d’entreprise qui fait apparaître combien d’heures de travail
se trouvent incorporées dans une paire de chaussures, une tonne de
charbon, un mètre cube de gaz, etc.
Objections
Les facteurs de production sont déterminés exactement (compte
non tenu de fausses estimations éventuelles dans la période
inaugurale). Le produit final d’une entreprise, quand il n’est pas
article de consommation individuelle, sert de moyen de production
pour une autre entreprise, qui l’incorpore dans sa formule de
production comme f ou c (selon le cas). Ainsi chaque entreprise tient
une comptabilité exacte de ses produits finals. Que ceci ne soit
pas seulement valable pour les entreprises qui produisent en
grande production quel qu’il soit, peut être considéré comme
possible dès que la branche correspondante de la science des coûts
propres a été suffisamment bien développée. Le temps de travail de
l’ultime produit final n’est en réalité rien d’autre que la moyenne de
l’entreprise finale. Celle-ci, en effet, par la simple application
de sa formule coutumière (f + c)+ t a obtenu la somme totale du temps
de travail nécessité par ce produit "depuis le tout début jusqu’à
son achèvement ". Comme ce calcul s’est effectué à partir des
diverses étapes partielles de la production, il reste entièrement
entre les mains des producteurs.
Kautsky, tout en reconnaissant la nécessité de calculer le temps
de travail social moyen contenu dans un produit donné, ne voit aucune
possibilité de faire passer ce concept dans le domaine du concret. Il
n’y a donc pas à s’étonner s’il est tout autant incapable de
comprendre quoi que ce soit aux problèmes qui sont reliés à cette
catégorie. Ainsi il s’enlise dans la question des différences de
productivité entre entreprises, dans celle du progrès technique
ou du "prix" des produits. Bien qu’il puisse paraître superflu,
après avoir découvert ses erreurs de principe, d’envisager plus à
fond les diverses difficultés qu’il rencontre, nous voulons
continuer de suivre ses considérations, car leur critique va nous
permettre de préciser concrètement la conception du temps de
travail social moyen.
Commençons donc par les "prix" des produits. On peut déjà remarquer
que Kautsky parle de "prix" avec une certaine insouciance, comme si
les produits, en régime communiste, avaient toujours une valeur.
Naturellement, il est en droit de tenir fermement à sa
terminologie puisque, à la vérité, les prix dans le "communisme
de Kautsky" se portent bien. Ainsi ce "marxiste", après avoir éternisé
la catégorie "valeur", affirme que dans "son" communisme l’argent
doit continuer de fonctionner, en vient à attribuer aux prix la vie
éternelle. Voilà un merveilleux communisme où les catégories mêmes
du capitalisme restent valables ! Marx et Engels n’ont rien à voir
avec une économie communiste de cette sorte. Nous avons montré plus
haut comment, selon eux, valeur et prix se dissolvent dans la
catégorie du temps de production social moyen. C’est pourquoi, comme
le dit Engels dans l’Anti-Dühring, les producteurs calculent " combien de temps de travail chaque objet de consommation exige pour sa réalisation ".
Kautsky, lui, nous explique que ce calcul est impossible. Et
faisant remarquer que les entreprises n’ont pas la même
productivité et que ceci ne peut que se traduire par un désordre
des prix, il continue d’argumenter :
" Et quel travail doit-on calculer ? Certainement pas celui
que chaque produit a exigé en réalité. Car, alors différents
exemplaires d’un même type d’objet devraient avoir des prix
différents, qui dans le cas le plus défavorables se trouveraient
plus élevés. Ceci serait tout à fait absurde. Tous les exemplaires
doivent avoir le même prix et celui-ci doit être calculé non d’après
le véritable temps dépensé pour le produire, mais d’après le temps
socialement nécessaire. Mais est-on assuré de pouvoir obtenir ce
temps pour chaque produit ? "
(Kautsky, La Révolution prolétarienne et son programme, op. cit., p. 319).
Kautsky exige ici, avec raison, que le "prix" d’un produit s’accorde
avec le temps socialement nécessaire, ce qui n’est pas le temps de
travail effectivement dépensé dans la fabrique pour le produire.
Les entreprises, en effet, ne sont pas toutes également
productives, le temps dépensé est tantôt au-dessus tantôt au-dessous
de la moyenne. Il y a là, semble-t-il, un problème, dont la solution
se trouve dans le fait que les producteurs eux-mêmes calculent la
moyenne sociale, et non Kautsky. Ici encore, ce que ses centrales
économiques sont incapables de faire, les organisations
d’entreprises y arrivent très bien, et, simultanément, la catégorie
du temps de travail social moyen prend sa forme concrète.
L’application de la formule (f + c) + t et sa fonction
Lorsque chaque entreprise individuelle a calculé pour son
produit le temps moyen et sa "moyenne d’entreprise", on n’a pas encore
établi la moyenne sociale dont parle Marx. Pour l’obtenir, il faut que
les entreprises de même nature entrent en relation les unes avec les
autres. Ainsi, dans notre exemple, il faut que toutes les fabriques
de chaussures calculent la moyenne générale à partir de leur
moyenne d’entreprise. Si, pour une entreprise, la moyenne est de 3
heures par paire, de 3 ¼ pour l’une et de 3 ½ une autre, le temps de
travail social moyen par paire peut être calculé et donner environ 3
¼. (Ce n’est pas la valeur exacte. Pour le calcul précis, voir le
chapitre 10.)
Nous voyons que l’exigence de calculer le temps de travail social
moyen conduit directement à une union horizontale des entreprises
et cette jonction n’est pas le fait d’un appareil de
fonctionnaires mais naît des entreprises elles-mêmes, pousse du
"bas vers le haut". Le COMMENT et le POURQUOI des activités
apparaissent tout à fait clairs aux yeux de chaque producteur, tout
devient transparent et ainsi se trouve satisfaite l’exigence d’une
comptabilité "ouverte", contrôlée par tous.
Le fait que chaque entreprise individuelle ait une moyenne
différente de celle des autres ne fait que traduire les différences
de productivité. Celles-ci peuvent provenir de la plus ou moins
bonne efficacité de la partie active ou de la partie inerte de
l’appareil de production, voire des deux. Avant d’aller plus loin,
faisons une remarque incidente. Supposons que le "cartel de la
chaussure" ait calculé une moyenne "sociale" de 3 ¼ heures par paire
de chaussure livrée à la consommation individuelle. Soit
maintenant une entreprise sous-productive, c’est-à-dire qui
travaille au-dessous de la productivité moyenne, avec la meilleure
volonté du monde ne peut faire ses chaussures en moins de, disons, 3 ½
heures. Cette entreprise fonctionne nécessairement avec un
déficit, car elle ne peut reproduire, pour la période de production
suivante, son (f + c) + t. En revanche, il y a des entreprises qui
sont surproductives, dont la productivité est supérieure à la
moyenne.
Supposons, par exemple, qu’une telle entreprise produise une paire
de chaussures en trois heures. En livrant son produit elle se
trouvera dans la situation de reproduire complètement (f + c) + t,
et il y aura un excédent. Dans le calcul de la moyenne sociale, toutes
les entreprises seront prises en compte, pertes et excédents se
compenseront dans le "cartel".
Il s’agit donc ici d’une règle qui s’applique au sein d’un groupe de
production mais qui sera établie et mise en œuvre par les
entreprises elles-mêmes. Il ne s’agit pas d’une "aide réciproque"
mais d’un calcul exact. La productivité d’une entreprise donnée peut
être évaluée exactement et cette évaluation donne, du même coup, les
frontières entre lesquelles évoluent pertes et excédent. La
productivité devient donc un facteur exact représentant par un
nombre le facteur de productivité. La connaissance de ce facteur
permet de prévoir, à l’avance, le "déficit" ou l"’excédent" d’une
entreprise.
Bien que nous ne puissions donner une formulation générale de la
manière dont seront menés les calculs à l’intérieur d’un "cartel", car
celle-ci variera selon le type d’entreprise, la capacité de
production, etc., ce qui est important c’est que, dans tous les cas,
ces calculs aboutissent a un nombre exact. On déterminera ainsi, à
partir de la quantité de produits fournis, non seulement la
productivité mais aussi le rapport entre la consommation de (f +
c) + t et le produit. Si, par exemple, une entreprise est
sous-productive alors son (f + c) + t est trop fort par rapport à la
quantité de produit. En d’autres termes, (f + c) + t est de "qualité
inférieure" et son "taux d’infériorité" sera déterminé par l’écart
par rapport à la moyenne sociale. Pour en revenir à nos entreprises
de chaussures, si l’une a comme moyenne d’entreprise 3 ½ heures par
paires alors que la moyenne sociale est de 3 ¼, la productivité étant
inversement proportionnelle au temps de production, le taux de
productivité pourra être défini comme le rapport du temps de
production social moyen au temps de production moyen de
l’entreprise considérée, soit ici 3,25/3,5 = 13/14.
Pour s’accorder au taux social moyen, l’entreprise doit
"corriger" sa formule de production par un facteur 13/14,
c’est-à-dire estimer son temps de production à 13/14 [(f + c) + t].
Le "cartel" doit, par conséquent, restituer 1/14 [(f + c) + t].
Il ne s’agit là, bien entendu, que d’un exemple. Lorsque tous les
calculs de production prennent racine dans le sol solide de la
comptabilité en temps de travail, bien de méthodes permettent
d’arriver au but recherché. Ce qui est essentiel c’est qu’ainsi
menées, la conduite et l’administration de la production sont le
fait des producteurs eux-mêmes et que chaque entreprise peut se
reproduire.
L’opposition entre temps de travail social moyen et moyenne
d’entreprise est bien une réalité, mais elle trouve immédiatement son
correctif dans le "cartel de production", dans la "guilde", quel
que soit le nom que l’on voudra donner à ces regroupements
d’entreprises. L’élimination de cette opposition réduit à néant un
autre argument de Kautsky contre la comptabilité en temps de
travail. Poursuivant son exposé déjà cité, il écrit :
" Est-on assuré de pouvoir obtenir ce temps (le temps de
travail socialement nécessaire) pour chaque produit ? De plus
c’est un double calcul qu’il faut mener. Car la rétribution du
travailleur devrait se faire d’après le temps de travail qu’il a
réellement effectué, alors que le calcul du prix du produit se ferait
à partir du temps de travail social moyen nécessaire à son
obtention. La somme des heures de travail socialement dépensées
devrait être la même dans les deux cas. Ce n’est visiblement pas le
cas. "
Est-on assuré, etc., demande Kautsky ? La réponse ne se fait pas
attendre : c’est oui, parce que chaque entreprise, chaque branche de
la production peut réellement établir sa formule de production (f +
c) + t. Kautsky, lui, ne sait comment s’y prendre, parce qu’il n’a
aucune idée de la manière dont peut concrètement s’exprimer le temps
de travail socialement nécessaire, et cette incapacité provient
de ce qu’il voit tous les problèmes sous l’angle d’une direction et
d’une administration centralisées. Or le temps de travail social
moyen sera calculé à partir de la productivité totale de toutes les
organisations d’entreprises concernées. On pourra, de là, déduire
de combien s’écarte chaque entreprise de la productivité sociale.
Son facteur de productivité est calculé. Chaque entreprise
individuelle peut bien s’écarter de la moyenne sociale ; ceci
apparaît dans la comptabilité d’entreprise les écarts sont
parfaitement connus et leur somme totale, étendue à toutes les
entreprises, est nulle. Quant au groupe de production dans son
ensemble, sa production totale suit exactement la formule (F+C) +T
en accord avec le temps de travail socialement nécessaire.
De même, selon Kautsky, le progrès technique soulève de
nouvelles difficultés. Après avoir expliqué qu’il serait
impossible de calculer, pour chaque produit, le temps de travail
qu’il a exigé "depuis le tout début jusqu’à son achèvement", il poursuit : "
Et si même on y arrivait, il faudrait tout reprendre de zéro parce
que, entre-temps, les données techniques auront évolué dans bien des
branches. "
Oui, c’est bien triste. Jugé dans son donjon, assis devant le tableau
où aboutissent les fils télégraphiques qui donnent l’état de la
production, examinant l’un après l’autre tous les processus
partiels, Kautsky finit quand même par calculer la quantité de
travail qui se trouve dans un produit social final donné. Grâce à
Dieu, il a pu en venir à bout. Mais à peine se permet-il de souffler
que la diabolique technique se précipite pour tout mettre sens
dessus dessous.
Quelle représentation absurde on peut arriver à se faire de la
production ! Pourtant, dans la réalité, la production s’effectue de
sorte que chaque entreprise livre un produit final qui contient en
lui la masse de temps de travail qu’il a fallu dépenser pour l’amener à
cet état. Si la technique évolue, ou si la productivité augmente
pour telle ou telle raison, le temps de travail social moyen va
diminuer pour tel ou tel processus partiel de travail. Si le
produit d’une entreprise donnée est un produit final destiné à la
consommation individuelle, il entre dans le circuit de
consommation avec une moyenne plus basse voilà tout ! S’il sert de
moyen de production pour d’autres entreprises, alors ces
entreprises voient leurs coûts de production diminuer, c’est-à-dire
que dans leur formule de production la partie (f + c) est plus
faible, et il en va de même de son temps de travail social moyen. Les
variations qui font ainsi leur apparition dans le groupe de
production sont prises en compte dans le facteur de productivité.
Toutes les difficultés que Kautsky a rencontrées en ce qui
concerne le calcul du temps de travail, se ramènent au fait qu’il est
incapable de concevoir comment le temps de travail social moyen
peut prendre une forme concrète. Or cette forme concrète s’acquiert par
la conduite et l’administration de la production par les
producteurs eux-mêmes, groupés dans l’ASSOClATlON DES PRODUCTEURS
LIBRES ET ÉGAUX.
Par la pratique du combat de classe qui construit le système des
conseils, le temps de travail socialement nécessaire prend une
forme concrète.
Chapitre 5
LE TEMPS DE PRODUCTION SOCIAL MOYEN
COMME FONDEMENT DE LA RÉPARTITION (DISTRIBUTION)
La répartition des produits selon Leichter
Si Leichter a le mérite d’avoir attaqué de manière sérieuse la
question du calcul du temps de travail, il n’aboutit pas à une
conclusion satisfaisante par ce qu’il reste sous le charme des modes
de représentation capitalistes en ce qui concerne la répartition
du produit social une répartition antagonique de celui-ci a pour
raison évidente de dominer les producteurs. Ceci vaut à coup sûr
pour la conduite et l’administration centralisées que préconise
Leichter pour l’économie. On peut caractériser ses conceptions de la
manière suivante : le communisme réalise une production fondée sur
le temps de travail social moyen, mais dirigée d’en haut. Nous avons
déjà signalé qu’il croit ne pas pouvoir éviter l’exploitation ; nous
verrons plus loin comment il en résulte nécessairement que les
producteurs perdent toute disposition de l’appareil de
production. Et tout cela provient de ce que Leichter se refuse à
utiliser l’heure de travail sociale moyenne comme fondement de la
répartition.
Dans une société caractérisée par la spécialisation du travail,
les producteurs doivent recevoir des bons leur permettant de
prélever sur les biens sociaux de consommation ce qui leur est
individuellement nécessaire.
De ce point de vue, les bons remplissent le même rôle que l’argent
dans la société capitaliste. Mais, en eux-mêmes, ces bons sont une
matière dénuée de valeur. Ils peuvent être en papier, en aluminium,
etc., etc. Le travailleur reçoit un nombre de bons en rapport avec la
quantité d’heures de travail qu’il a réellement effectuées. Selon un
usage établi, on peut appeler si on veut, ces bons "argent-travail",
mais il ne s’agit pas d’ "argent" au sens capitaliste du terme. Sans
nous perdre dans les méandres des considérations théoriques, montrons
seulement que cet "argent-travail" a bien des bases marxistes.
" Remarquons encore ici que le bon de travail d’Owen, par
exemple, est aussi peu de l’argent qu’une contremarque de théâtre.
Chez lui le certificat de travail constate simplement la part
individuelle du producteur au travail commun et son droit
individuel à la fraction du produit commun destinée à la
production."
(K. Marx, Le Capital, livre I, "la Pléiade," note a, p. 631.)
Leichter n’introduit cet "argent-travail" dans ses considérations que lorsqu’il traite de la répartition. Ainsi écrit-il :
" En réalité l’idée d’une répartition naturelle des biens
proportionnellement au travail fourni par chaque individu est à
la base du schéma de société de Bourguin comme de celui que nous
présentons ici. L’argent-travail n’est qu’une forme, choisie sur des
bases sociales-techniques, de bons à valoir sur la participation
au produit national. "
(Leichter, op. cit., p. 75).
Ces considérations de Leichter peuvent paraître bien innocentes,
mais pourtant il y a une perfide vipère qui se cache sous l’herbe
quand il parle d’une "répartition naturelle des biens proportionnellement au travail fourni par chaque individu".
Car, alors que dans la réalité la production se règle sur la base de
l’heure de travail social moyenne, la répartition obéit à des
principes tout différents. Les producteurs devraient recevoir pour
leur force de travail des produits selon une norme qui n’a rien à voir
avec le calcul du temps de travail. Selon lui, " les
physiologistes de la nutrition détermineront, de quels moyens de
vivre et en quelle quantité l’homme a besoin pour subsister", et ils en déduiront "un nombre d’heures déterminé qui, en quelque sorte, représentera le minimum vital (p. 64). Ainsi sera fixée la ration vitale, normale, scientifiquement calculée et équilibrée" (ibid.).
Cette ration calculée par les physiologistes de la nutrition
n’est en fait utilisée que pour servir de base à la rémunération. Mais
qu’est-ce que cela peut bien avoir à faire avec le calcul du temps de
travail dans la production ?
Ce minimum vital sera attribué au travailleur "non éduqué", tandis que le "salaire" des travailleurs "éduqués" des "savants" sera fixé un peu plus haut par des "conventions collectives". Les conventions collectives fixent le salaire de base tandis que " les chefs d’entreprise socialistes... fixeront les émoluments de chaque travailleur particulier ", selon ses compétences (ibid.).
Il est clair que les producteurs ne pourront guère avoir le
sentiment que l’entreprise est une partie d’eux-mêmes s’il doit y
avoir de telles différences entre eux. Dans ces conditions ils ne
peuvent avoir la responsabilité de la marche de la production.
Leichter le sait très bien et, d’ailleurs, dans son schéma, les
producteurs ne sont pas eux-mêmes responsables de celle-ci ; pas
plus que l’entreprise en tant qu’organisation ; seul le DIRECTEUR
détient celle-ci. Leichter nous précise que "le directeur de
l’entreprise, quelle que soit la manière dont il a été choisi, est
responsable. Il peut sans plus, être démis de ses fonctions, tout
comme un dirigeant d’usine capitaliste, s’il ne satisfait pas aux
exigences qui lui ont été signifiées. S’il devient alors “chômeur”,
il ne reçoit plus que le revenu minimal garanti par la société, s’il
est affecté à un autre poste, nécessairement intérieur et, par
conséquent, plus mal rémunéré. De cette manière, on arrive à préserver
la prétendue “initiative privée” de l’entrepreneur et du directeur
d’usine et à transférer à l’économie socialiste le sentiment de
responsabilité qui, paraît-il, serait fondé sur l’intérêt
personnel. (p. 101).
Tout cela est parlant. La conception de Leichter est tout à fait
merveilleuse, car elle revient à utiliser le minimum vital, calculé
par les physiologistes de la nutrition, comme une épée de Damoclès
suspendue au-dessus de la tête des producteurs.
On voit ici comment la construction organisationnelle de la
production est déterminée par la base même de la répartition. Les
travailleurs en viendront inévitablement à s’opposer à la
direction de l’entreprise et tout cela parce que le producteur ne
détermine pas simultanément par son travail son rapport au produit
social.
Venons-en maintenant au prix des produits. On pourrait
s’attendre à ce qu’ici ce soit le temps de production social moyen
qui le fixe. Mais ce n’est pas le cas. Leichter est sur ce point assez
obscur, mais il indique clairement que le prix des produits livrés à
la consommation sociale sera plus. Il parle ainsi de bénéfices qui,
toutefois, ne vont pas aux entreprises mais à la classe en général.
Cette dernière prendra sur ces bénéfices pour dégager les moyens
nécessaires pour développer les entreprises. Autrement dit, les
bénéfices constitueront le fonds d’accumulation. Nous
reviendrons ultérieurement sur la question de l’accumulation,
pour l’instant il nous suffit de souligner que, pour Leichter, le "
prix " des produits ne s’exprime pas en temps de production. Car, ici
encore, il apparaît que c’est la "direction et administration
centrale" qui fixe les prix. Elle mène une "politique des prix ",
dans le but, entre autres, de rassembler les moyens de
l’accumulation. Cette direction-administration centrale dispose
donc des produits et ce droit équivaut au droit d’exploiter les
producteurs selon son bon plaisir. L’absence d’un rapport exact
entre les producteurs et les produits, l’existence d’une politique
des prix font que persistent les rapports capitalistes du
salariat.
On sait que la théorie marxienne de l’économie distingue trois
catégories de salaire dans la production capitaliste : le salaire
nominal, le salaire réel, le salaire relatif.
Le salaire nominal est le prix en argent de la force de travail.
Dans le communisme de la physiologie de la nutrition, il faut
comprendre que cela correspond au nombre d’heures payées au
travailleur, pour, disons, 40 heures de travail effectivement
exécutées.
Le salaire réel correspond à la fraction du produit social qui
peut être obtenue à l’aide du salaire nominal. Même si ce dernier
reste constant, le salaire réel peut monter ou descendre selon le
mouvement des prix. La direction-administration centrale de
Leichter mène, il va de soi (?), une "politique des prix" dans
l’intérêt des producteurs. Mais cela ne change rien au fait que c’est
elle qui en réalité détermine le salaire réel, en dépit de toutes les "
conventions collectives " qui ne peuvent modifier que le salaire
nominal. Les producteurs n’ont finalement rien à dire, puisque la
détermination de la " politique des prix " est l’apanage de ces
messieurs de la statistique.
Le salaire relatif traduit la relation entre le salaire réel et le
" bénéfice de l’entrepreneur ". Il se peut donc que le salaire réel
reste constant alors que le salaire relatif diminue, le profit
augmentant. Leichter se borne à insister sur la "rationalisation"
de l’entreprise. Ce qui compte, c’est d’obtenir une plus forte
productivité, de créer davantage de produits avec une même force de
travail, en d’autres termes, il s’agit de faire diminuer
progressivement le temps de production social moyen nécessaire à
la fabrication d’un produit donné. Leichter ne situe pas la
relation matérielle des producteurs aux produits dans la
production elle-même : il ne connaît que des travailleurs-machines,
alimentées selon la physiologie de la nutrition, étant entendu que
celles-ci ne doivent pas nécessairement recevoir des calories
supplémentaires si elles fabriquent des masses de produit plus
importantes. Peut-être que ces machines recevront une partie de
cette nouvelle richesse, mais ce n’est pas sûr. L’important dans tout
cela, c’est que les possesseurs de l’appareil de production - qui
appliquent dans la production une comptabilité en temps de
travail - disposent en fait de ce qui est produit en excès.
On voit ainsi que la catégorie du temps de travail social moyen
perd tout sens si elle n’est pas simultanément retenue comme base de
la répartition. Si, en revanche, la relation du producteur au
produit est établie directement par les producteurs eux-mêmes, il
n’y a aucune place pour une politique des prix et le résultat de
toute amélioration de l’appareil de production profite
immédiatement à tous les consommateurs sans que personne ait à
intervenir pour répartir quoi que ce soit, sans qu’on ait à
présenter de revendications. Le fait que l’on puisse découvrir chez
Leichter, les trois catégories capitalistes du salaire, montre à
l’évidence que son schéma de production repose sur l’exploitation.
Le communisme d’État de Varga et le facteur de répartition
Leichter est loin d’être le seul qui cherche le salut dans une
politique des prix. Varga en fait aussi le centre de gravité de la
répartition communiste. Mais il n’est pas totalement en accord
avec ses collègues Neurath et Leichter car il est, en principe, pour
une distribution égale du produit social. Toutefois, dans la
période de transition, l’exploitation ne peut être supprimée
immédiatement parce qu’il faut compter avec le fait qu’il y aura
alors une génération ouvrière corrompue par le capitalisme, élevée
dans une idéologie de cupidité égoïste" (Varga, Problèmes
économiques de la révolution prolétarienne, p. 42)* et ceci
s’oppose à une répartition égalitaire du produit social. On sait
que le travailleur "éduqué" considère avec un certain dédain le
travailleur "non éduqué", que les membres des professions
intellectuelles, comme les médecins, les ingénieurs, etc., pensent
qu’ils ont le droit de réclamer une part plus importante du produit
social que les travailleurs "ordinaires". Sans doute estime-t-on
généralement aujourd’hui que la différence est trop grande, mais...
un ingénieur n’est pas un simple ouvrier d’usine. Savoir jusqu’à quel
point la classe ouvrière se débarrassera de cette idéologie, c’est
ce que la révolution nous apprendra. Mais il est certain que ce
renversement idéologique devra s’accomplir rapidement après la
révolution, sinon il y aura une distribution antagonique des
produits qui, fatalement, produira discorde sur discorde, conflit
sur conflit au sein de la classe ouvrière.
Varga a fondé ses considérations théoriques et pratiques,
exposées dans l’ouvrage que nous avons cité, sur l’exemple de la
République hongroise des Conseils. Du point de vue de l’étude de la
société communiste, l’histoire de la Hongrie est de toute première
importance parce que c’est ici que le communisme d’État a vu à la
fois sa théorie passer dans la pratique et sa pratique s’ériger en
théorie. En Hongrie, donc, le communisme est établi d’après les règles
du communisme d’État, et c’est bien grâce à ces conditions
favorables que le " renversement (de l’ancienne société) et la
reconstruction organisationnelle sont allés le plus vite et le
plus loin, plus qu’en Russie. " (id., p. 78). Cette construction s’est
faite conformément aux vues de Hilferding, avec son "cartel général".
(ibid. p. 122). L’État y conduit et administre la production et la
répartition, et détient le droit de disposition de tous les
produits, car ce qui est éventuellement fabriqué par le secteur
capitaliste "libre" est acheté directement par l’État, si bien que
celui-ci gère l’ensemble du produit social.
La première tâche de la répartition est d’assurer
l’alimentation des entreprises en matières premières et moyens de
production. Le Conseil supérieur de l’économie créa différents
centres de matières premières qui avaient pour fonction de
ravitailler les entreprises selon les besoins de celles-ci. Mais ces
centres n’étaient pas de simples centres de distribution, ils
jouaient en même temps un rôle politique et économique, en voulant
déterminer et conduire la concentration de la production, et
utilisant dans ce but la fourniture des moyens de production. Si,
"en haut", on voulait voir une entreprise, il suffisait de lui
couper tout approvisionnement matériel. Bien entendu, le personnel
se trouvait jeté sur le pavé, et il est qui avait pour eux les mêmes
conséquences désastreuses qu’en régime capitaliste. C’est par la
pratique qu’on leur faisait comprendre que les producteurs
n’avaient pas le droit disposer de l’appareil de production. Ce
droit revenait aux fonctionnaires d’État du Conseil supérieur de
l’économie et celui-ci en vint à s’opposer de manière inextricable
aux producteurs. (cf. Varga, op. cit., p. 71)
Nous pouvons remarquer à ce sujet que la réalisation de la
concentration en partant du "haut vers le bas" est
vraisemblablement plus rapide qu’en procédant du "bas vers le haut",
mais que ce que coût cette accélération, c’est le droit des
producteurs de disposer de l’appareil de production... autrement
dit, le communisme lui-même.
Nous savons déjà que, dans le ‘communisme’ de Varga, on n’effectue
aucune mesure économique pour répartir les matières premières et
les moyens de production. L’attribution des matières premières,
nécessaires aux entreprises pour poursuivre la production, est
seulement le résultat d’un "règlement entre personnes" et n’est
fixé par le déroulement matériel du processus de production. Ainsi
la production aboutit à un fiasco tant sur le plan social et
politique que sur le plan économique. Échec socio-politique,
puisque les travailleurs se trouvent dans une relation de
dépendance par rapport à ceux qui attribuent les produits ; échec
économique, car avec une répartition "personnelle" la
reproduction n’est pas assurée. Varga est un économiste des biens de
consommation" qui finit par se rallier au projet de Neurath, un
système de producteurs-distributeurs centralisé qui produisent
et distribuent sans recourir à une unité de calcul. A ce sujet, Varga
nous affirme qu’il existe encore des "prix courants exprimés en argent
et des salaires payés en argent" mais que cet état de fait cessera à
cause de l’augmentation de la production de biens de
consommation. Mais il n’y a plus d’étalon pour mesurer le degré de
rationalité de l’appareil de production, si bien qu’il n’y a plus
non plus, de production planifiée. Il devient impossible de mettre
de côté la quantité de produits nécessaire à la période de
production à venir, sur la base de ce qui avait été consommé dans la
période qui vient de s’écouler.
Pour sortir du chaos où la plonge le communisme à la Varga, la
production doit donc s’établir sur une base solide : celle fournie
par une unité de calcul économique qui ne peut-être rien d’autre que
l’heure de travail social moyenne. Mais si on recourt à cette unité de
compte, toute attribution personnelle arbitraire due produit
social cesse. Si les entreprises calculent leur consommation en
heures de travail d’après la formule (f + c) + t, alors, du même coup,
via la production matérielle, se trouve déterminée la quantité de
produit qu’il faudra fournir à l’entreprise sous la forme de moyens
de production et de matières premières, pour la période de travail
qui suit. L’élément personnel est éliminé, comme on le voit
immédiatement, si on remarque qu’il n’y a plus de droit de
disposition de l’appareil attribué à une quelconque "centrale",
dès que la conduite et l’administration de la production et de la
distribution sont entre les mains des producteurs.
Selon Varga, au contraire, la répartition des produits de
consommation individuelle se fait toujours par "allocation
personnelle". Du reste, que pouvait-on espérer d’autre puisque
production et répartition sont liées de manière fonctionnelle ?
Aux yeux de Varga, l’idéal serait une allocation naturelle, sans
étalon économique, comme il le préconise pour le processus
matériel de production. C’est pourquoi il faut fixer pour chaque
consommateur les rations des divers produits qui seront ensuite
attribués aux associations de consommation." Mais comme,
provisoirement, salaire-argent et prix continueront d’exister",
il faut maintenant se poser le problème de la "fixation étatique
des prix". (ibid., p. 147)
" A quel niveau doit être fixé le prix de la production étatique ?
Si les biens produits par l’État devaient être vendus au prix de
production il ne resterait rien pour l’entretien des couches de
population improductives que nous avons mentionnées plus haut.
(C’est-à-dire les soldats, fonctionnaires, enseignants, chômeurs,
malades, invalides, etc.) De plus, il n’y aurait aucune
possibilité réelle d’accumuler des moyens de production ;
accumulation qui, dans l’État prolétarien, est une nécessité encore
plus pressante que dans le capitalisme, puisqu’il s’agit d’élever le
niveau de vie des habitants. En principe tous les biens produits par
l’État devraient être vendus au prix de revient social. Par prix de
revient social nous entendons le prix de revient majoré d’un
supplément destiné à couvrir le coût d’entretien de ceux qui ne
travaillent pas et d’un autre pour assurer une accumulation
véritable. (Souligné par Varga). Autrement dit, le prix de vente des
produits doit être fixé de sorte que l’État n’ait aucun déficit, mais
au contraire recueille un surplus qui lui permette de créer de
nouvelles entreprises. Telle est la solution de principe. "
(ibid., p. 147)
La domination des producteurs par l’intermédiaire de l’appareil de
production
Dans la pratique la "fixation des prix" se traduit par une
"politique des prix" menée par l’État. Sans doute Varga veut que cette
politique soit une politique de classe, c’est pourquoi il veut
taxer moins les produits de première nécessité pour les
travailleurs, comme le pain et le sucre, que les produits de "luxe".
Du reste il attribue à ces diverses mesures de taxation une vertu
plus de propagande qu’économique, car il sait parfaitement qu’en
fin de compte, ce que l’État engloutit, et en quelle quantité !, vient
des masses, c’est-à-dire du prolétariat.
Cette "politique de classe", si on tient à l’appeler ainsi, étale au
grand jour tous les défauts de la distribution communiste d’État.
Elle montre clairement que le producteur ne détermine pas par son
travail sa part du produit social, mais que cette part est fixée dans
les hautes sphères par des décisions de caractère personnel. Il en
résulte que la vieille lutte politique pour les postes
gouvernementaux continue sous d’autres formes. Il va de soi que
celui qui dispose de la puissance politique de l’État dispose aussi
de l’ensemble du produit social et est martre de la répartition
grâce à la "politique des prix". C’est toujours le même vieux combat
pour les positions de puissance, mené sur le dos des consommateurs.
Remarquons encore que, en Hongrie (cf. Varga, p. 75), les prix étaient
fixés par ce même Conseil supérieur de l’économie dont nous avons
parlé, ce qui met la touche finale au tableau de l’esclavage des masses
dans le communisme d’État. La direction centrale de l’économie
peut immédiatement annuler toute augmentation de salaire par sa
politique des prix. Il apparaît donc qu’avec le communisme d’État
la classe ouvrière crée un appareil de production qui s’érige
au-dessus des producteurs, et ainsi se construit un appareil
d’oppression qui sera encore plus difficile à combattre que le
capitalisme.
L’antidote à ces relations dominants-dominés ce seraient les formes
démocratiques des organisations de distribution qui le
fourniraient. Le 20 mars 1919 paraissait, en Russie, un décret qui
demandait à toute la population russe de se regrouper en
coopératives de consommation :
" Toutes les coopératives ayant la liberté de mouvement dans leur
cercle d’action, se fondirent en un tout organique tandis que les
consommateurs tenaient des assemblées et des congrès pour
déterminer la marche de la répartition : ils étaient "maîtres chez
eux". Bien que l’État ait été à l’origine de la formation de ces
coopératives et ait poussé à leur fusion, la répartition des
produits, après la fondation de l’organisation, devait être
abandonnée à la population. " (Russische Korrespondenz n° 2, janvier
1920, " Der einheitliche Konsumverein in Sowjetrussland ", p. 6-8.
Cité par Varga, p. 126)
Selon la Russische Korrespondenz, ce travail organisationnel de
l’État devait en cinq mois créer un énorme appareil de distribution.
Il est bien certain que, dans ce domaine, la dictature du parti
communiste russe a effectué un travail de géant et nous a montré
comment, en peu de temps, les consommateurs peuvent mettre sur pied
un appareil de distribution. Mais même si les consommateurs sont
"maîtres chez eux", en quoi cela mène-t-il au communisme si le
rapport du producteur au produit ne s’y trouve pas déterminé ? Les
consommateurs se répartissent peut-être eux-mêmes les produits,
mais ils le font dans un cadre déterminé par la politique des prix.
[* Voir aussi : Eugen Varga, Die Wirtschaftspolitischen Probleme der proletarischen Diktatur, Vienne, 1920 ; et Die Wirtschaftsorganisation der ungarischen Räterepublik, Reichenberg, 1921.]
Chapitre 6
LE TRAVAIL SOCIAL GÉNÉRAL
Les entreprises de travail social général (entreprises T.S.G.)
Jusqu’ici, nous n’avons pris en considération que des entreprises
fournissant un produit palpable et mesurable. Nous avons
cependant déjà fait remarquer que, dans diverses entreprises, on ne
fabrique pas de produit à proprement parler et que ces
entreprises n’en sont pas moins indispensables à la vie sociale.
Nous avons cité, par exemple, les conseils économiques et
politiques, enseignement, les soins médicaux, etc., en général des
organisations "culturelles et sociales". Elles ne fabriquent pas
de produit proprement dit. Leurs services s’intègrent
immédiatement dans la société, la distribution s’effectuant ainsi
directement au cours de la production. Une autre caractéristique
de ces entreprises est le fait, qu’en société communiste, leurs
services sont "gratuits" – ils sont à la disposition de chacun,
dans la mesure de ses besoins. La distribution s’effectue sans
mesure économique ; nous appellerons ce type d’entreprise, des
ENTREPRISES DE TRAVAIL SOCIAL GENERAL (entreprises T.S.G.) ou
ENTREPRISES PUBLIQUES – afin de les distinguer des entreprises qui
ne travaillent pas gratuitement, et que nous appellerons ici
ENTREPRISES PRODUCTIVES.
Il est évident, que cette différence de type complique le calcul des
comptes de la société communiste. Si toutes les entreprises
fournissaient un produit palpable, il n’y aurait plus que peu de
choses ajouter à ce que nous avons déjà dit sur la production
communiste. Il suffirait de s’arranger pour répartir exactement
F, C et T entre les diverses entreprises, et la production
pourrait, sans problèmes, poursuivre son cours, chaque entreprise
rémunérant elle-même ses ouvriers en fonction du "rendement net de
leur force de travail". Le temps de travail de chacun serait alors la
mesure directe de la part de produit social destinée à la
consommation personnelle. Mais les choses ne sont pas si simples.
Bien que les entreprises publiques usent de moyens de production et
matières premières et consomment des denrées alimentaires pour
assurer la subsistance de leurs travailleurs, elles n’ajoutent
aucun nouveau produit la masse existante des produits. Tout ce qui
est usé et consommé par les entreprises publiques doit, par
conséquent, être prélevé sur la masse des produits des entreprises
productives. Mais cela signifie que les travailleurs ne seront pas
rémunérés dans leurs entreprises en fonction du "rendement net" de
leur travail, car le temps de travail n’est pas la mesure directe de
la part de produit social destinée à la consommation
individuelle ; les travailleurs des entreprises productives
devront céder une partie de leurs produits aux entreprises
publiques. À première vue, il semble qu’il y ait par-là rupture du
rapport du producteur au produit social. Et de fait, c’est bien ici
qu’est la difficulté sur laquelle tous les économistes se cassent
la tête.
Ce qui doit nous importer, c’est bien entendu de trouver comment
surmonter cette difficulté. Pour tous les économistes
communistes cette question est un point noir. C’est cette
difficulté qui explique, entre autres, le projet de Neurath, pour
lequel un producteur-distributeur central, une centrale alloue,
on nombre et en qualité, la part de produit social dont doit jouir
chacun, selon son "niveau de vie". D’autres développent ce point de vue
de façon moins conséquente et veulent résoudre le problème à l’aide
des impôts indirects (la Russie) – mais chez tous cependant, ce qui
est accordé aux producteurs pour leur consommation individuelle
reste d’une imprécision extrême. Pourtant il est un point sur lequel
tous s’accordent la résolution du problème rend nécessaire une
direction et une gestion centrale de l’économie, un rapport exact
entre le producteur et son produit n’entrant absolument pas en
ligne de compte. Ce sont d’ailleurs les mêmes raisons qui expliquent
pourquoi le "communisme libertaire" à la Sébastien Faure a recours,
lui aussi, à une économie dirigée "par en haut".
Il nous faut donc considérer tout particulièrement ce point puisque
c’est là que se trouvent les racines essentielles du communisme
d’État. Effectivement, la solution ne devint possible qu’après la
période révolutionnaire de 1917 à 1923, où les théories de Marx
ainsi que celles de Bakounine – ce n’est non pas l’État, mais bien
l’union des associations libres de la société socialiste qui édifie
le communisme – avaient trouvé leur forme concrète : le système des
conseils.
La politique des prix de Leichter
Le premier économiste qui approche la solution de ce problème
est Otto Leichter ; il fut en effet le premier à envisager
l’économie communiste sous l’angle précis du "calcul du prix de
revient". S’il n’est pas arrivé à trouver de solution satisfaisante,
c’est qu’il est incapable, lui aussi, d’appliquer à la production
et à la distribution la catégorie du temps social moyen de travail.
Pour Leichter toute l’économie est un cartel gigantesque, le "cartel
général" de Hilferding. La question dès lors est de savoir comment il
va couvrir les frais des entreprises de T.S.G. Il ne veut pas
recourir aux impôts et cherche, de ce fait, d’autres moyens, qu’il
trouve d’ailleurs, mais en abandonnant la catégorie du temps social
moyen de travail. Alors que Kautsky, incapable de résoudre la
contradiction entre le temps moyen de travail usé dans les
entreprises (valeur moyenne) et le temps moyen de travail social,
s’empêtrait dans les pires difficultés, Leichter, pas plus que lui, ne
réussissait à surmonter celles-ci. Cependant il ne se détourne pas
pour autant du calcul du temps de travail. Il ne calcule pas la
moyenne sociale de toute la "guilde" mais fixe le "prix" du produit par
rapport à la moyenne de l’entreprise fonctionnant le moins bien,
c’est-à-dire la plus onéreuse. Les autres entreprises travaillent de
ce fait avec un bénéfice, qui revient à la caisse générale de la
société. À propos de ces entreprises rapportant un bénéfice, il
écrit :
" Celles-ci se retrouveront alors avec un compte différentiel ou, en
termes capitalistes, avec un surplus de profit, qui bien sûr ne
saurait revenir à ces entreprises seules, mais qui devra être mis
ailleurs à contribution. " (p. 31)
Bien que Leichter considère le calcul du temps de travail socialement
nécessaire, tout au long du procès de production, comme la méthode
de calcul la plus appropriée, il ne s’applique pas, comme nous
l’avons déjà dit. Il ignore le temps social moyen de travail. Nous
verrons qu’il essaiera ultérieurement de compenser une telle
inconséquence, sans réussir cependant à la surmonter.
Il s’avère vite que cette " source de revenus" n’est pas suffisante.
En allant plus loin dans l’analyse du problème, Leichter essaye de
cerner celui-ci exactement. Aussi envisage-t-il, en premier lieu,
d’additionner toutes les dépenses publiques, puis de déterminer le
nombre d’heures de travail fournies par l’ensemble de tous les
travailleurs durant l’année. (Il est évident qu’il faut, à cet effet,
une comptabilité sociale générale.) Il obtient ainsi deux chiffres,
qui, mis en rapport l’un avec l’autre, donnent un nombre
proportionnel. Étant donné que tous ses calculs sont basés sur le
temps de travail, il a ainsi obtenu un nombre qui indique la quantité
d’heures de travail par personne qu’il faut fournir aux
entreprises publiques. Il a donc trouvé, de cette manière, de quelle
quantité de force de travail dépensée dans les entreprises
productives il faut majorer le prix des divers produits, afin de
couvrir les frais sociaux généraux.
" Chaque lieu de production devra donc compter avec un certain fonds
de production, revenant à la régie générale de toutes les
fabriques du même type ; ce fonds sera fixé annuellement, lors de
l’établissement du bilan d’ensemble de la production ou – en
langage capitaliste – du plan économique. La somme totale de ce qui
revient ainsi aux régies, qui repose de ce fait sur la totalité de la
production, sera mise en rapport avec une mesure, de préférence,
sans doute, avec la somme totale des heures de travail fournies au
cours de la production et de la répartition ; lors du calcul du prix
de revient des produits, on ajoutera à celui-ci le chiffre
proportionnel ainsi obtenu, de sorte que, dans le prix de revient de
la marchandise, se trouvent inclus également les frais généraux de
la société. Vouloir augmenter des mêmes faux frais généraux le prix de
tous les produits, des plus primitifs et des plus luxueux, des plus
simples et des plus compliqués, des plus indispensables et des
plus superflus, serait assurément une injustice et aurait presque
l’effet d’une contribution indirecte. Une destâches les plus
importantes du parlement économique ou de la direction
économique suprême sera de fixer, pour chaque branche de
l’industrie, ou pour chaque produit, les fonds revenant à la régie
générale, mais toujours de telle sorte que les faux frais généraux
reviennent à la société. Ainsi aura-t-on également la possibilité
d’influencer la politique des prix d’un point de vue central... "
(p. 65-66).
Cette conception de Leichter est très curieuse. Pour échapper au
reproche de la levée d’impôts indirects, il ne veut pas laisser tous
les membres de la société porter également les frais de
l’enseignement, des soins médicaux, de la distribution, etc.
Manifestement, il faut que les revenus élevés soient sujets à une
pression plus grande que ceux des travailleurs comblés par les
physiologues de la nutrition. Cependant il nous faut avouer que pour
nous une telle mesure prend, justement de ce fait, caractère d’impôt
indirect. N’avons nous pas ici affaire aux frais occasionnés par les
établissements sociaux généraux ? Pourquoi les "riches" sont-ils mis,
ici, plus à contribution que ceux qui n’ont droit qu’à la nutrition
scientifique et physiologique ? La conscience embarrassée de
Leichter aurait-elle des remords et essayerait-elle d’adoucir sa
répartition antagoniste du produit social ?
Si cependant nous laissons de côté, tout ce qui, dans ses
analyses, est superflu, et si, concrètement, nous nous demandons
comment Leichter obtient les frais sociaux généraux, nous voyons que
c’est, d’une part, grâce au bénéfice des entreprises, d’autre part,
grâce aux impôts indirects. S’il a l’air de vouloir fixer certaines
normes au prix des produits, dans la pratique, il prélève sur chaque
branche de l’industrie et sur chaque produit un certain montant.
Quels sont ces produits ? C’est là une chose qui sera déterminée par
les rapports de force de la société de classe de Leichter par les
forces que les travailleurs pourront développer face à "leur
direction suprême". Nous constatons pour cela, que Leichter est
incapable de résoudre le problème. Confronté à la pratique, son "
rapport exact " tourne à la simple déconfiture.
La répartition du produit
Il n’aurait cependant pas été nécessaire à Leichter, même en
appliquant sa répartition antagoniste du produit, de recourir aux
impôts indirects et à la politique des prix. Le problème a été pour
l’essentiel correctement posé. Les frais généraux de la société ne
peuvent incomber qu’à la force de travail directement dépensée.
C’est là un fait qui apparaît immédiatement, dès lors que l’on
considère, d’un point de vue d’ensemble, le processus économique
dans toute sa simplicité.
Grâce à sa production, la société crée des produits sous des formes
multiples. Dans ces produits est exprimée le nombre d’heures
sociales moyennes de travail qu’elle a absorbé lors de la
fabrication. Cette masse de produits permet tout d’abord aux
entreprises productives de renouveler leurs moyens de
production et leurs matières premières. Puis les entreprises de TSG
font la même chose ; le reste des produits étant consommé par tous les
travailleurs. Tout le produit social est ainsi absorbé par la
société.
Ce sont donc tout d’abord les entreprises productives qui
prélèvent sur la masse des produits leur usure en f et c. Et cela
signifie simplement que toutes les entreprises ont, chacune pour
soi, calculé leur usure en F et en C, qu’ils ont fait entrer celle-ci
dans le prix de revient de leur produit, et qu’ils renouvellent
maintenant tous les matériaux, selon une mesure déterminée par ce
calcul.
Reprenons une nouvelle fois le schéma de la production, étendu à la
totalité des entreprises productives :
F + C + T = masse des produits.
100 millions + 600 millions + 600 millions 1300 millions d’heures de travail
100 millions + 600 millions + 600 millions = 1.300 millions d’heures de travail.
Toutes les entreprises réunies useraient donc, ici, 700 millions
d’heures de travail (pour F et C). Celles-ci sont prélevées sur le
produit social total, de sorte qu’il restera encore une masse de
produits représentant 600 millions d’heures de travail. Les
entreprises publiques prélèvent, à présent, sur cette masse de
produits leurs moyens de production et leurs matières premières, le
reste étant à la disposition de la consommation individuelle.
Afin de pouvoir saisir concrètement cette répartition, il est
nécessaire de connaître la consommation totale des entreprises
publiques. Appelons les moyens de production nécessaires à ces
entreprises publiques Fp ; les matières premières Cp, et la force de
travail Tp (la lettre "p" en indice signifie "public"), et nous
pourrons établir le budget total des entreprises publiques, par
exemple comme suit :
(Fp + Cp) + Tp = services publics.
8 millions + 50 millions + 50 millions = 108 millions d’heures de travail.
De là, il nous est possible de faire un nouveau pas en avant. On
prélève donc tout d’abord 58 millions d’heures de travail sur le
produit ayant coûté 600 millions d’heures de travail aux
entreprises productives, afin d’assurer la reproduction (Fp +
Cp) des entreprises de T.S.G. Il ne nous reste ainsi plus que 542
millions d’heures de travail pour la consommation de tous les
travailleurs. La question est à présent de savoir ce que cela
représente pour chaque travailleur. Pour répondre à cette question,
il nous faut déterminer, quelle part du produit de la force de
travail des entreprises productives est absorbée par les
entreprises publiques. Et tous auront résolu le problème.
Dans les entreprises productives, les travailleurs ont travaillé
600 millions d’heures de travail et dans les entreprises de T.S.G.,
50 millions. Cela représente, pour tous les travailleurs réunis, une
somme de 650 millions. Il n’y a cependant que 542 millions d’heures
de travail à la disposition de la consommation individuelle. Du
produit total de la force de travail, il n’y a qu’une partie
équivalente à 542/650 = 0,83 à la disposition de la consommation
individuelle. L’entreprise ne peut donc pas payer le produit
intégral de la force de travail, mais seulement 83 %.
Le chiffre ainsi obtenu, qui indique quelle est la part de force de
travail qu’il reste à répartir, en guise de salaire, dans les
entreprises, nous l’appellerons le FACTEUR DE PAIEMENT ("facteur de
consommation individuelle" ou F.C.I.). Dans notre exemple il se
monte à 0,83, ce qui signifie qu’un travailleur qui a travaillé 40
heures, ne touchera qu’un salaire équivalent à 0,83 x 40 = 33,2 heures
de travail, sous forme de bons lui permettant d’acquérir les
produits sociaux de son choix.
Pour donner une forme générale à ce qui vient d’être dit, essayons
d’établir une formule pour le facteur de consommation
individuelle. Il s’agit de déterminer T. On retranche (Fp + Cp) ;
il reste donc à sa disposition :
[T – (Fp + Cp)]/(T + Tp)
Pour plus de clarté, mettons à la place des lettres les chiffres de notre exemple et nous obtenons :
F.C.I. = (600 M – 58 M)/(600 M + 50 M) = 542/650 = 0,83
Ce calcul est possible, parce que toutes les entreprises
tiennent un compte exact de leur usure en f, c et t. La comptabilité
sociale générale qui enregistre, grâce à un simple virement, le
flux des produits dispose de manière simple de toutes les données
nécessaires à l’établissement du facteur de payement. Ce sont T,
Fp, Cp et Tp, et ils résultent d’une simple addition effectuée dans
le "compte de virement" de l’entreprise.
Grâce à un tel procès de production et de répartition, il n’y a
personne pour la part de produit social qui revient à chaque
consommateur individuel. On n’a pas affaire ici, à une répartition
qui découle de la production matérielle elle-même. Le rapport du
producteur au produit réside dans les choses elles-mêmes, et c’est
justement à cause de cela qu’il n’incombe à personne d’allouer quoi
que ce soit. C’est d’ailleurs là aussi ce qui explique qu’une telle
économie peut se passer totalement d’un appareil d’état. Toute la
production et toute la distribution se situent sur un terrain
réel, parce que les producteurs et les consommateurs peuvent,
précisément grâce à l’existence de ce rapport, diriger et gérer
eux-mêmes tout le procès économique.
Au cours de diverses conférences que nous avons tenues sur ce
sujet, quelques auditeurs exprimèrent leur crainte de voir la
comptabilité sociale générale s’instaurer en un nouvel organe
d’exploitation, parce que c’est à elle qu’incombe la fixation du
F.C.I. Elle pourrait, par exemple, calculer ce facteur trop
faiblement.
Mais le fait est qu’il n’existe aucune base pour asseoir une
quelconque exploitation. L’économie communiste ne connaît que des
organisations d’entreprise. Quelles que soient les fonctions de
celle-ci, toutes se meuvent à l’intérieur des limites que leur impose
le budget. La comptabilité sociale générale n’est elle-même qu’une
organisation d’entreprise (de travail social général) et elle aussi
ne peut se mouvoir qu’à l’intérieur des limites déterminées par la
production. Elle n’a aucun pouvoir sur l’appareil économique,
parce que la base du procès de production et distribution est une
base matérielle à partir de laquelle toute la société peut contrôler
entièrement l’ensemble de l’économie. Il est certain, à l’inverse,
que toute l’économie dont la base n’est pas le rapport exact du
producteur à son produit, dans laquelle ce rapport est déterminé
par des personnes, se transformera fatalement en appareil
d’oppression – même si l’on y abolit la propriété privée des moyens de
production.
La socialisation de la répartition
Nos considérations sur le facteur de paiement nous obligent à
aborder encore un autre problème, directement lié à celui-ci : il
s’agit du procès de développement de la société en direction du
communisme intégral.
Une caractéristique essentielle des entreprises de T.S.G. est le
fait qu’elles permettent à chacun de "prendre selon ses besoins".
L’heure de travail n’est donc plus ici la mesure de la répartition.
Le développement de la société communiste entraînera un
accroissement de ce type d’entreprise, si bien que l’alimentation,
les transports, l’habitat, et en bref la satisfaction des besoins
généraux deviendront eux aussi "gratuite ". Cette évolution est un
qui, en ce qui concerne le côté technique de l’opération, peut
s’effectuer rapidement. Le travail individuel sera d’autant moins
la mesure de consommation individuelles que la société évoluera
dans une telle direction, qu’il y aura de plus en plus de produits
distribués selon ce principe. Bien que le temps de travail
individuel soit la mesure de la répartition individuelle, le
développement de la société entraînera la suppression progressive
de cette mesure. À ce propos, rappelons ce que Marx disait de la
répartition : le mode de répartition variera suivant l’organisme
producteur de la société et le développement historique des
producteurs. Ce n’est que pour faire un parallèle avec la production
marchande que nous supposons que la part de chaque producteur est
déterminée de façon claire et nette. Tandis que la répartition ne
cesse d’être socialiste de plus en plus largement, le temps de
travail continue, quant à lui, à ôter tout simplement la mesure de
la part de produit qu’il reste à répartir individuellement.
Le procès de "socialisation" de la répartition ne s’effectue
pas automatiquement ; il dépend de l’initiative des travailleurs.
Mais c’est que celle-ci aura alors aussi tout l’espace qu’il lui faut.
Si la production a atteint un niveau d’organisation tel que
celui-ci permet à une certaine branche productive, fabriquant un
produit manufacturé destiné à la. satisfaction des besoins
individuels, de me sa production sans accroc, rien ne s’oppose à ce
que l’on classe cette entreprise dans la catégorie des entreprises
publiques (T.S.G.).
Tous les comptes de ces entreprises restent de toute façon
identiques. Les travailleurs n’ont nullement besoin, ici,
d’attendre le bon vouloir des fonctionnaires d’État, d’attendre
jusqu’à ce que ces messieurs contrôlent suffisamment la branche
productive en question. Chaque entreprise ou chaque complexe
d’entreprises étant, en ce qui concerne leur comptabilité, une
unité fermée, la "socialisation" peut être effectuée par les
producteurs eux-mêmes.
Grâce à la gestion autonome des entreprises, la production est
d’une très grande mobilité, ce qui accélère le développement sans
entraves du procès économique. C’est ainsi qu’il sera par exemple
également tout à fait naturel que la "socialisation" suive un
rythme différent melon les endroits, parcs que dans telle entreprise se
fera sentir un plus grand besoin d’installations culturelles que
dans telle autre. C’est d’ailleurs grâce à la mobilité de la
production qu’une telle différence dans le développement est
possible. Si les travailleurs d’un district de production
désirent, par exemple, ouvrir encore quelques salles de lecture
publiques, cela. leur est possible sans plus de problèmes. Aux
entreprises de T.S.G. s’ajouteront alors de nouvelles
institutions, d’une importance plus locale, de sorte que les frais
qu’elles occasionneront devront être portés par le district de
production concerné. On modifiera le F.C.I. pour ce district, sans
qu’il y ait pour autant rupture de rapport du producteur à son
produit. Les producteurs peuvent ainsi construire eux-mêmes la vie
dans ses mille et une nuances.
Le procès de développement de la libre satisfaction des besoins
se meut dans des limites fixes ; il est une action consciente de la
société, le rythme du développement étant déterminé, pour
l’essentiel, par le niveau d’évolution des consommateurs. La
rapidité avec laquelle pourra être "socialisée" la répartition
dépend de la rapidité avec laquelle ceux-ci apprendront à gérer avec
économie le produit social, c’est-à-dire à ne pas dépenser
inutilement. Il importe peu, pour les comptes effectués au niveau
de la production global, qu’il y ait beaucoup ou peu d’entreprises
de T.S.G. La transformation en entreprise de T.S.G. d’une
entreprise qui mettait auparavant son produit à la disposition
de la consommation individuelle moyennant un salaire, entraîne
d’une part un accroissement du budget total des entreprises de
T.S.G., d’autre part une diminution de la somme des biens de
consommation touchés à l’aide d’un salaire. Le facteur de paiement
diminue donc de plus en plus, au fur et à mesure que la société
communiste se développe. Sans doute, ne pourrait-il jamais
disparaître complètement, parce que seules peuvent se transformer
en entreprises de T.S.G. les entreprises qui assurent la
satisfaction des besoins généraux. Les divers besoins naissant des
particularités propres à chaque individu ne pourront sans doute
guère être inclus dans la répartition sociale. Mais l’important n’est
pas là ; ce qui importe c’est que la voie vers la socialisation soit
tracée avec netteté.
Pour les marxistes officiels, les considérations qui précèdent
relèvent de l’"utopie pure" et n’ont rien à voir avec Marx. Dans notre
conclusion, nous analyserons de plus près ce problème de l"utopie".
Quant aux conceptions de Marx, nous pouvons dire qu’elles concordent
en tous points avec les nôtres. Voici ce qu’il écrit au sujet de la "
phase supérieure " du communisme, que nous appelons "
distribution socialisée " :
" Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront
disparues l’asservissante subordination des individus à la
division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail
intellectuel et le travail physique ; quand le travail sera devenu
non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la
vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les
forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la
richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement
on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit
bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : "De chacun
selon ses capacités, à chacun selon, ses besoins. " (Gloses
marginales, p. 142).
Cependant, Marx pense également que cela est d’abord le résultat d’un
processus de développement :
" La société que nous avons ici à l’esprit, ce n’est pas celle qui s’est
développée sur ses bases propres, mais au contraire, celle qui vient
de sortir de la société capitaliste ; c’est donc une société qui à
tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les
stigmates de l’ancien ordre où elle a été engendrée. Le producteur
individuel reçoit donc – toutes soustractions opérées – exactement
ce qu’il lui a donné. Ce qu’il lui a donné c’est son quantum
individuel de travail. Par exemple, la journée sociale du travail
se compose de la somme des heures de travail individuel ; le temps
de travail individuel de chaque producteur est la portion de la.
journée de travail qu’il a fournie, la part qu’il y a prise. Il reçoit
de la société un bon certifiant qu’il a fourni telle somme de
travail (après déduction du travail effectué pour les fonds
collectifs) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales
exactement autant d’objets de consommation que lui a coûté son
travail. Le même quantum de travail qu’il a donné à la société sous
une forme il la reçoit en retour sous une autre. "
(Gloses marginales, p. 1418-1419).
Les entreprises mixtes
Nos considérations relatives au facteur de consommation
individuelle partent du fait que les entreprises productives de
reproduisent d’abord elles-mêmes, complètement ; la force de
travail de ces entreprises a ensuite la charge de l’usure en moyens
de production des entreprises publiques. C’est ainsi qu’il reste T –
(Fp + Cp) heures de travail à la disposition de la consommation
individuelle. Mais avec le développement plus poussé du
communisme, l’établissement de ces comptes se transformera, car
il y aura alors beaucoup d’entreprises qui travailleront
simultanément pour la consommation individuelle, et pour la
poursuite de la production – telles, par exemple, les centrales
électriques. L’éclairage et le chauffage des maisons d’habitation
satisfont les besoins individuels, mais le produit de ces
centrales est aussi absorbé par les entreprises productives en
tant qu’éclairage et en tant qu’énergie, en tant que matière
première. Lorsque la société est assez mûre du point de vue productif
et social pour que l’on puisse passer à la livraison individuelle et
gratuite d’électricité, apparaît un nouveau type d’entreprises,
qui relève autant de l’entreprise productive que de l’entreprise
publique. Ce sont ces entreprises que nous appelons entreprises
mixtes. Au fur et à mesure de la progression de la "socialisation",
ce type gagnera de plus en plus on ampleur. Il est évident que la
comptabilité de l’entreprise ainsi que le F.C.I. s’en
ressentiront. La comptabilité exige que l’entreprise mixte soit
classée dans l’un des types d’entreprises principaux – soit
productif soit public. Peu importe d’ailleurs lequel. Pour
l’établissement des comptes on peut soit classer toutes les
entreprises mixtes dans la catégorie des entreprises
productives, soit dans celle des entreprises publiques. On peut
cependant ainsi ranger telle entreprise dans la catégorie
productive, l’autre dans la catégorie publique, selon la situation.
La comptabilité ne gène donc nullement la mobilité de la
production et de la répartition. Considérons tout d’abord le cas
d’une entreprise mixte que l’on aurait classée dans la catégorie des
entreprises productives, et les conséquences qui s’ensuivent pour
le F.C.I.
Auparavant, lorsque notre centrale électrique était encore une
entreprise entièrement productive, on portait au crédit du compte
de virement tous les kilowatts qui avaient été fournis à la
consommation individuelle ou aux autres entreprises, et la
centrale pouvait, en fonction de ses comptes, se reproduire. Mais
le passage à la "livraison individuelle gratuite engendre un
déficit dans le compte de virement, dont le montant est précisément
celui de la consommation individuelle. Les heures de travail
nécessaires à la production de courant alternatif ou continu pour
la consommation individuelle doivent de ce fait être restituées à
la centrale électrique à partir du F.C.I. Ce déficit est à la charge
du budget de T.S.G. et fait baisser le F.C.I. Si, dès lors, on
additionne tous les déficits des entreprises mixtes, on obtient le
déficit général, que la diminution du F.C.I. devra compenser. Si
nous appelons ce déficit général D, alors :
F.C.I. = [T – (Fp + Cp) – D)]/T + Tp
Considérons à présent cette centrale électrique en tant
qu’entreprise publique. La production des entreprises de T.S.G.
est une production sans "revenu" ; aussi leur production est-elle
entièrement aux frais de la force de travail des entreprises
productives. L’entreprise mixte travaille cependant, grâce à la
livraison de moyens de production ou de matières premières à
d’autres entreprises, avec un crédit dans son compte de virement – ce
qui veut dire qu’elle peut se reproduire elle-même on partie. Son
usure totale en (fp + cp) + tp n’est pas à la charge de la force de
travail des entreprises productives, parce qu’elle peut subvenir
en partie à la reproduction de ses moyens de production et de ses
matières premières. Si nous désignons par C (crédit) la part de
production qui permet à ces entreprises de se reproduire
elles-mêmes, alors la charge de la force de travail des entreprises
productives sera seulement de (fp + cp) + tp – c. Si toutes les
entreprises mixtes fonctionnent ainsi, le F.C.I. sera :
F.C.I. = [T – (Fp + Cp) – C]/(T + Tp)
C’est le troisième et dernier cas que nous analyserons, qui
correspond en fait à la manière dont on établira réellement la
comptabilité de ces entreprises. Telle entreprise mixte sera
rangée, au niveau de ses comptes, dan la catégorie des entreprises
productives, telle autre dans celle les entreprises publiques. Les
entreprises productives mixtes réclameront au budget de TSG un
montant de D (déficit) heures de travail, alors que les entreprises
mixtes publiques auront livré en retour aux entreprises
productives un montant de C (crédit) heures de travail. À la charge
du F.C.I., il reste donc D – C. Le facteur de consommation
individuelle sera alors :
F.C.I. = [T – (Fp + Cp) – (D – C)]/(T + Tp)
[Nous avons choisi la formule ci-dessus pour des raisons de clarté.
Un approfondissement plus poussé de ces problèmes exige que C et D
soient exprimés en (F + C), ce qui d’ailleurs ne pose aucune
difficulté.]
Chapitre 7
LA RÉPARTITION (DISTRIBUTION) COMMUNISTE
Le rapport du producteur au produit
Après tout ce qui vient déjà d’être dit, nous pouvons être brefs en
ce qui concerne la production. Tout tient dans le rapport exact du
producteur au produit. Nous avons vu de quelle manière les
économistes qui se sont occupés du problème de répartition des
biens dans la société communiste se refusent à laisser la
production elle-même déterminer ce rapport et comment, au
contraire, ils en font le point de litige central de la lutte
politique et économique des consommateurs. En fait, cela signifie
tout bonnement que la lutte pour le pouvoir, la lutte pour la
maîtrise du rapport du producteur au produit au sein de la société
se déchaîne de plus belle, qu’elle poursuit ses effets néfastes. Si,
au contraire, le producteur déterminait directement par son
travail même son rapport au produit social, toute politique de prix
deviendrait totalement impossible. Ce n’est qu’à ce moment que
nous sommes en présence des conditions requises pour le
dépérissement de l’État, ce n’est qu’à ce moment que nous pouvons
dire :
" La société qui réorganise la production au moyen de
l’association des producteurs libres et égaux" renvoie toute la
machinerie d’État à la place qui sera alors la sienne dans le monde
des antiquités, à côté du rouet et de la hache en bronze. Le
gouvernement des personnes fait place à l’administration des
choses et à la direction des procès de production. L’État n’est pas
aboli, il s’éteint. "
(Engels, Anti-Dühring p. 320)
Après la fixation du rapport déterminant entre producteur et
produit, il ne reste plus qu’à opérer la jonction horizontale et
verticale des entreprises, pour donner une forme aussi rationnelle
que possible au procès de production. Cette jonction est un
processus dont l’initiative appartient aux producteurs. À l’heure
actuelle aussi, c’est à partir des lieux de production que s’opèrent
les jonctions capitalistes dans la production – mais ce sont les
intérêts du profit qui poussent les entreprises à fusionner, à
former des trusts, des cartels et autres organisations analogues.
En régime communiste, où les intérêts du profit n’existent plus, il
s’agit de réunir les entreprises entre elles, de telle sorte qu’un
flux régulier de produits circule d’entreprise à entreprise, ou vers
les coopératives. La comptabilité exacte de ce qui entre dans les
entreprises et de ce qui en sort, exprimée en heures de travail,
mesure le bon fonctionnement de ce procès de circulation. Celui-ci
veut alors être réglé par les producteurs eux-mêmes sans
intervention étatique. La répartition de la plus grande partie du
produit social, c’est-à-dire les moyens de production renouvelés qui
entrent dans telle ou telle entreprise, est, sans plus de formalité,
du domaine des producteurs eux-mêmes.
Si nous considérons à présent la répartition des produite
destinés à la consommation individuelle, il nous faut tout d’abord
insister sur la dépendance réciproque de la production et de la
répartition. De même qu’une gestion centrale de l’économie entraîne
une allocation "personnelle" des produits, de même l’association
des producteurs libres et égaux rend nécessaire l’association des
consommateurs libres et égaux. Ainsi la répartition se fait, elle
aussi, de façon collective, grâce à une coopération dans tous les
domaines. Nous avons déjà montré à quel point ce qui s’est passé en
Russie a été, à ce niveau, exemplaire ; comment les consommateurs
s’unirent, en un temps record, afin de pouvoir répartir eux-mêmes
leurs produits, c’est-à-dire indépendamment de l’État ; que cette
autonomie des consommateurs russes n’est en fait qu’une farce parce
que le rapport du producteur au produit a été déterminé tout
d’abord dans les sphères supérieures du pouvoir. Quoi qu’il en soit,
la forme de la distribution reste un acquis qu’on ne saurait
remettre en question.
Nous n’avons pas l’intention de faire, ici, une description de la "
jonction des coopératives de consommation ". Celle-ci variera
seulement en fonction de circonstances locales et de la nature du
produit à distribuer. Ce qu’en revanche, il nous faut préciser ce
sont les principes de base généraux d’une telle jonction tels qu’ils
résultent du caractère de comptabilité sociale. Cette nécessité
s’impose parce qu’il nous faut montrer que le procès de distribution
ne remet pas en cause le rapport exact du producteur au produit.
Lorsque nous avons analysé le travail social général, nous avons vu
comment ce rapport s’établit, sans être en rien gêné par l’existence
de faux frais généraux dans la société, et comment ainsi le "produit
total de la force de travail" retourne aux travailleurs. Mais ceci
revient à dire. que les faux frais doivent être inclus dans le budget
général du travail social général (T.S.G.). La répartition du
produit est une fonction sociale générale.
Les faux frais de la répartition ne peuvent donc incomber à
chaque coopérative de consommation en particulier, sinon le
rapport exact du producteur au produit serait rompu.
L’administration de l’organisation de distribution serait
obligée de mener une "politique des prix" afin de couvrir ces faux
frais et nous nous trouverions de nouveau face à une allocation
"personnelle" des produits. Si nous remarquons qu’une
organisation de distribution consomme, elle aussi, f et t, nous en
concluons qu’elle a le caractère d’une entreprise de travail social
général. Le produit ou le service qui est le résultat de son
activité est précisément la répartition des produits.
De cette caractérisation découle directement que ces
organisations sont soumises aux mêmes règles que toutes les
entreprises de T.S.G. Elles établissent, elles aussi, un budget,
estiment la somme f + c + t dont elles auront besoin pour la période
de travail à venir, ainsi que la quantité à répartir. Leur schéma de
production se formule comme n’importe quel autre (f + c) + t est un
service public (X heures de produit à répartir). L’organisation de
distribution a une entière liberté d’action dans le cadre de ce
schéma : elle est maître chez elle, la distribution ne remettant pas
en cause le rapport exact du producteur au produit.
Le marché
Une fois la base et la forme de la distribution précisées, il
reste à élucider un problème important. Il s’agit de savoir si la
quantité de chaque produit est disponible. En d’autres termes, il
faut que la production soit en accord avec les besoins de la
population. Il nous faut donc avant tout connaître les besoins afin de
pouvoir, d’après eux régler harmonieusement la production des
entreprises. Il s’agit là d’un peint d’autant plus sensible que
c’est précisément là que les adversaires du communisme font porter
leur critique. Ils expliquent sans ambages que le communisme qui
veut remplacer l’économie de profit par une économie des besoins, ne
dispose d’aucun moyen pour évaluer ces besoins. Le capitalisme
résout automatiquement ce problème. Dès qu’un besoin plus
important de certains produits se manifeste, cela se traduit sur le
marché par une augmentation de prix. L’élévation des profits qui
en résulte appâte les entrepreneurs de sorte que les capitaux
affluent vers les lieux de production de ces articles, répondant
ainsi rapidement à la croissance des besoins. Une diminution de
ceux-ci a un effet opposé sur la production. C’est ainsi que le
mécanisme de marché réalise une mesure des besoins.
On sait assez que ce mécanisme n’est pas aussi innocent qu’il n’en a
l’air. C’est justement en lui qu’il faut chercher l’origine des
grandes crises de production qui livrent des milliers de gens à la
famine, ainsi que celle des ambitions impérialistes qui conduisent
des millions de gens à s’entr’égorger sur les champs de bataille.
Malgré tout, le marché, en régime capitaliste, est (et était
autrefois encore plus) l’appareil de mesure des besoins. Le
communisme rejette le marché et refuse la fixation des prix par
l’offre et la demande. Il devra donc arriver à ses fins sans recourir à
ce mécanisme dont on a tant vanté les bienfaits. Mises, pourfendeur
patenté du communisme, croule sous les lauriers et les
applaudissements lorsqu’il prouve à un public de braves bourgeois
l’impossibilité économique du communisme. " Là où la libre
circulation du marché n’existe pas, il n’y a pas fixation des prix
et, sans fixation des prix, il n’y a pas de "comptabilité
économique".
" (Mises, L’économie collective, Jena 1922, p. 210)
Pour Block la chose n’est pas plus claire :
" Une fois que l’échange individuel a été supprimé, la
production devient socialement nécessaire, et il en va de même
pour les produits. Mais Marx ne se creuse guère la tête pour
expliciter les méthodes d’après lesquelles la nécessité sociale va
se créer et s’installer. Tant qu’on ne peut montrer par quoi il faut
remplacer le mécanisme du marché, toute comptabilité économique
appliquée à une économie collectiviste, c’est-à-dire tout
socialisme rationnel, est impensable. "
(Block, La théorie marxienne de l’argent, p. 121-122)
Block ne sait que faire. Les solutions préconisées par Neurath et
consorts, il les tient pour non viables, ce en quoi nous ne pouvons
lui donner tort. Toutes, en effet, se ramènent à une seule et unique
recette, conçue dans la ligne de Hilferding qui veut liquider le
problème " à l’aide de tous les moyens fournis par une statistique
organisée de la consommation ", ce qui, une fois encore, réintroduit
un droit de disposition centralisé sur le produit social.
Avant d’aborder cette question, il nous faut examiner les
différents caractères de la distribution capitaliste et
communiste. Dans ce qui précède nous avons admis qu’en régime
capitaliste, le marché était un instrument de mesure des besoins.
Si, cependant, nous allons au fond des choses, il apparaît que cela
n’est vrai que de manière restreinte. Qu’en est-il en fait ? La force
de travail est une marchandise dont le prix sur le marché est fixe ou
fluctuant. Ce prix tourne autour du minimum vital du travailleur.
Avec ce que lui rapporte la vente de sa force de travail, le salaire,
l’ouvrier reconstitue celle-ci, un point c’est tout. Le produit
social peut bien croître à l’infini, le travailleur n’en tire que son
minimum vital. Sans aucun doute ses besoins croissent, sollicité
qu’il est par la masse même des produits qui lui sont inaccessibles.
Le capitaliste a beau se référer avec complaisance a son mécanisme
de marché qui évalue si bien les besoins, en fait, il ne les connaît
pas réellement, éventuellement encore moins bien que ceux qui
veulent remplacer le marché par un appareil statistique.
D’ailleurs, il n’est nullement nécessaire, pour le capitaliste, de
connaître le marché justement parce qu’il ne travaille pas pour
satisfaire les besoins mais pour acquérir des profits. En ce qui
concerne le prolétariat, tout ce fameux mécanisme du marché ne se meut
qu’à l’intérieur de limites étroites, prescrites par le minimum
vital, et où le problème d’une connaissance des besoins au sens
communiste de ce terme, ne se pose absolument pas. Les économistes
bourgeois le savent fort bien. Block écrit :
"Le procès de fixation des prix veille à ne satisfaire que les
besoins les plus pressants, c’est-à-dire les besoins qui exigent un
maximum de pouvoir d’achat."
(C. Block, La théorie marxienne de l’argent, p. 122)
Le communisme ne connaît qu’une répartition égalitaire du
produit social parmi tous les consommateurs. C’est ainsi que la force
de travail cesse d’être une marchandise, avec son prix.
L’augmentation du produit social entraîne immédiatement une
augmentation de la part individuelle du produit consommable,
lorsque, dans chaque produit, se trouve exprimé le rapport du
producteur au produit, les prix n’ayant plus de raison d’être.
L’établissement de l’heure de travail comme unité de compte ne sert
qu’à assurer la reproduction de la partie matérielle de l’appareil
de production et à ordonnancer la répartition des biens de
consommation.
Ces quelques remarques sur la répartition capitaliste et
communiste des produits faites, il devient évident qu’un marché où
l’on établit les prix et où doivent s’exprimer les besoins, n’existe
effectivement pas en régime communiste. Le communisme devra
d’abord créer les organes à travers lesquels se manifesteront les
désirs et les exigences des consommateurs. Ce que le capitalisme
ne connaît pas, les besoins des travailleurs, devient pour le
communisme la ligne directrice de la production.
Donc, quand Block se demande par quoi sera remplacé le marché, nous
pouvons lui répondre tout de suite qu’il ne sera absolument pas
remplacé. Le communisme commencera par mettre en place, dans les
organisations de distribution, les organes qui exprimeront
collectivement les désirs individuels.
La réunion et la collaboration des organisations de
distribution avec les entreprises productives est un problème
que seule la vie courante pourra résoudre. L’initiative des
producteurs et des consommateurs trouvera ici son plein
épanouissement. Tout comme la libération des travailleurs ne peut
être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes, de même le rattachement
organisationnel de la production aux organisations de
distribution exprimant les besoins véritables de la population,
sera l’œuvre des producteurs-consommateurs eux-mêmes.
Les économistes qui estiment ne pouvoir se passer du mécanisme
de marché renvoient perpétuellement au fait qu’il est impossible de
connaître les besoins lorsqu’il n’y a plus de marché. De plus les
besoins sont un facteur capricieux qui peut se renverser assez
soudainement parce que le caractère fantasque de l’homme se
manifeste dans le caractère fantasque de ses besoins. C’est ainsi
qu’assez soudainement un nouveau besoin peut faire son apparition
et un autre disparaître tout aussi soudainement. Les cabrioles de
la "mode" nous en donnent maint exemple instructif. Cela étant, le
marché donne à l’appareil de production la possibilité de suivre
fidèlement tous ces revirements et de satisfaire, en conséquence,
les besoins.
Nos critiques ont un argument massue contre le communisme
lorsqu’ils soulignent le fait qu’il tue ce que la vie a de plus
vivant. Et ils ont raison lorsqu’ils exercent leurs talents polémique
contre le communisme d’acception courante qui veut recenser tous
les besoins "à l’aide de tous les moyens fournis par une statistique
organisée de la consommation" et qui se caractérise par un droit de
disposition central sur la production et la distribution. En
réalité la vie courante ne se laisse pas saisir à coup de
statistiques ; sa richesse est précisément dans sa diversité.
Prétendre embrasser l’ensemble des besoins avec une statistique est
totalement dépourvu de sens. Les statistiques ne vont jamais
au-delà des généralités et ne peuvent venir à bout des
particularités.
Aussi pouvons-nous dire qu’une production établie en fonction de
statistiques de consommation n’est pas une production mise au
service des besoins, mais bien une production qui suit certaines
normes que la direction centrale prescrit pour la société
conformément aux indications fournies par les physiologistes de
la nutrition. Les objections de nos critiques s’évanouissent en
fumée dès que la production et la distribution sont aux mains des
producteurs eux-mêmes. La réunion des consommateurs dans leurs
coopératives et le rattachement direct de celles-ci aux
organismes de production autorise une mobilité totale. Mobilité
dans le recensement direct des besoins individuels modifiés et leur
transmission directe aux organes techniques. Ce rattachement
direct n’est possible que parce qu’aucun appareil d’État, forcé de se
casser la tête sur sa "politique de prix", ne vient s’interposer
entre le producteur et le consommateur. Tous les produits sont
accompagnés, tout au long de leur parcours à travers la société ; de
leur temps de reproduction ; quant à la forme sous laquelle un
produit donné devra être fabriqué, c’est aux organisations de
distribution de la réclamer. C’est là que réside tout le mystère de
la manière dont la production et la distribution communistes
rendent superflu le mécanisme de marché.
Si nous essayons maintenant de nous représenter la distribution
en tant que totalité, nous voyons alors que le produit social total
(PST) se répartit de lui-même entre les différents groupes de
consommateurs. Le cours du procès de production détermine lui-même
comment et dans quelle proportion il passe dans la société. Du point
de vue de la consommation – en ne tenant pas compte pour l’instant
de l’accumulation – tous les groupes de consommation prennent
leur part (F + C) + T du produit social total, et cela dans la mesure
même où ils ont contribué à la fabrication du produit social total.
Cela peut se faire sans difficulté puisque pour chaque produit le
temps de production qu’il a nécessité est connu.
Sur les lieux de production chaque entreprise calcule ce qu’elle
utilise en moyens de production à l’aide de la formule (f + c) + t.
Le procès de production total s’obtient en faisant la somme de toutes
les entreprises, ce que nous exprimons par la formule (F + C) + T =
PST. Ce qui vaut pour chaque entreprise vaut en conséquence aussi
pour le procès de production total. Si, dans chaque entreprise et
pour chaque cas particulier, on a calculé le temps social moyen de
production, il faut que la somme de tous les temps de production
soit représentée dans le produit total PST. La répartition du PST se
fiait alors de la façon suivante : chaque entreprise, qu’elle
fournisse des produits ou du travail social général, retire d’abord
du PST, autant de produit qu’elle en a besoin pour assurer la
consommation en f qu’elle a calculé à l’aide de sa formule de
production. Une fois que toutes les entreprises ont effectué ce
retrait, elles ont compensé leur utilisation en f, de sorte que F se
trouve reparti de façon équitable.
Après quoi chaque entreprise retire du PST autant de c qu’elle en a
besoin pour son utilisation en c, ainsi qu’elle l’a calculé. Une
fois que toutes les entreprises ont effectué ce retrait, C a été à
son tour équitablement réparti et réinvesti dans le procès de
production. Chaque entreprise particulière pourra alors
distribuer aux travailleurs des bons à valoir sur le produit social,
dans la mesure correspondant à ce qu’elle a elle-même calculé comme
t dans sa formule. La somme de tous ces bons vaut T. Les
consommateurs peuvent en conséquence retirer du PST une somme de
produits équivalente aux heures de travail fournies.
Le produit social total se trouve ainsi absorbé entièrement par la
société, le rapport des groupes de consommateurs entre eux, de même
que l’étendue de la distribution, étant entièrement déterminés par
le procès de production lui-même. Point n’est besoin de groupes de
personnes spécialisées, d’instance toute une troupe qui détient le
droit de disposer centralement de la production et de la
répartition.
Chapitre 8
LA PRODUCTION SUR UNE ÉCHELLE ÉLARGIE
OU ACCUMULATION
L’accumulation, une fonction sociale
Jusqu’à présent, nous n’avons envisagé la production sociale que
sous l’angle de la reproduction simple. Dans ce cas, la répartition
du produit social total se fait de sorte que tous les moyens de
production et les matières premières soient renouvelés, tandis que
la consommation individuelle absorbe ce qui reste. Avec une telle
répartition du produit la production sociale de biens reste
identique à elle-même : la société n’en devient pas plus riche. Mais
le but visé par le communisme est " à chacun selon ses besoins ", et
la population peut aussi augmenter, si bien que la production de
biens doit s’accroître. Il en résulte qui la proportion de produit
qui est la disposition de la consommation individuelle ne peut
être aussi importante que ce que nous avons admis précédemment. Une
partie, en effet, doit être mise de côté pour permettre
l’élargissement de l’appareil de production, ce qui revient à dire
que le producteur ne touche pas exactement la totalité de ce qu’a
fourni son travail.
En régime capitaliste, l’élargissement de la production,
l’accumulation, est la fonction individuelle du capitaliste.
C’est lui qui décide s’il faut renouveler l’appareil de production,
et de l’étendue de ce renouvellement. Après la suppression de la
propriété privée des moyens de production, l’élargissement de la
production de vient une fonction sociale. C’est la société qui décide
de la quantité de produits et du nombre d’heures de travail qu’il
faut prélever sur ce que le travail fournira au cours de la
prochaine période de production pour élargir l’appareil de
production.
Nous nous trouvons donc face au problème suivant : comment
effectuer ce prélèvement ? La solution générale que l’on
préconise, ou que l’on a préconisée, que ce soit dans la pratique
en Russie ou dans la Hongrie des conseils, ou théoriquement comme dans
la littérature consacrée à ce problème, c’est celle d’une
politique des prix, imposant des taxes sur les produits afin
d’alimenter l’accumulation. Nous avons montré plus haut que la
politique des prix détruit, tout comme en régime capitaliste, le
rapport du producteur au produit, qu’elle masque les conditions
sociales réelles.
Il va maintenant apparaître qu’elle brouille le calcul de
l’accumulation tout autant que celui de la production. Car si l’on
veut déterminer la quantité de travail supplémentaire qu’il faut
mettre à disposition de l’appareil de production pour assurer un
élargissement, encore faut-il, pour le moins déjà connaître la
quantité de travail absorbé par la reproduction simple.
Leichter s’est approché de la solution de ce problème dans la
mesure où il établit la production sur la base d’une comptabilité
en temps de travail et propose de calculer exactement le temps de
production nécessaire pour chaque processus parcellaire. Mais il
gâche tout avec sa politique des prix qui vient réduire à néant tous
les calculs. Les entreprises peuvent bien avoir tenu une
comptabilité aussi exacte que possible de tous les processus
parcellaires, et avoir comptabilisé toutes leurs utilisations
de moyens de production et de matières premières, etc., la direction
suprême se vautre avec délices dans les orgies de la "science des
prix", et la société se trouve de nouveau maintenue dans l’ignorance
du nombre d’heures de travail qui entrent réellement dans chaque
processus partenaire. On ne sait donc pas combien d’heures de
travail sont absorbées dans la reproduction simple. Cela étant, il
devient évidemment impossible de déterminer le nombre d’heures de
travail nécessaires pour élargir l’appareil de production. Si l’on
veut que l’accumulation soit une action consciente, il faut avant
toute chose savoir quel est le temps de travail nécessaire pour la
reproduction simple. Conformément à ce que nous avons dit, ce temps
est exactement connu grâce à la comptabilisation générale de (f +
c) + t, ce qui pour le procès de production total se traduit par la
formule :
(Ft + Ct) + T
(l’indice t signifiant ici total).
La question de l’élargissement de l’appareil de production
sera, dans l’avenir, une des plus importantes pour la société, car
elle représente un facteur dont dépend la fixation de la durée de la
journée de travail. Si donc les congrès économiques des conseils
d’entreprise décide d’élargir l’appareil de production de 10 % par
exemple, il s’ensuit qu’il faudra retirer une masse de produit égale à
0,1 (Ft + Ct) de la consommation individuelle.
L’accumulation effectuée, la production poursuivra son cours suivant la formule :
0,1 (Ft + Ct) + Tt.
Il s’agit maintenant de savoir comment sera réalisée concrètement
cette accumulation de 10 %, en d’autres termes comment s’opérera
le prélèvement sur la consommation individuelle. Lors de notre
analyse de la reproduction simple, nous avons vu que le produit
social revenait totalement à la société, quand la consommation
individuelle est effectuée selon la formule :
FCI = [T – (Fp + Cp)]/(T + Tp)
(Pour éviter des complications inutiles, nous n’avons pas tenu
compte dans notre formule des entreprises mixtes. Les retenir,
n’entraînerait aucune différence de principe.) Mais, pour assurer
l’accumulation, il faut réduire la consommation de 0,1 (Fp + Cp), à
la suite de quoi il ne reste plus que :
T – 0,1 (Ft + Ct) – (Fp + Cp)
à la disposition de celle-ci. Pour procéder à un élargissement
de 10 % de l’appareil de production, le facteur de consommation
individuel sera alors :
FCI = [T – 0,1 (Ft + Ct) – (Fp + Cp)]/(T + Tp)
L’accumulation est ainsi incluse dans le facteur de consommation
individuelle et il se forme ainsi un fonds social général qui s’élève
exactement à 0,1 (Ft + Ct) heures de travail. La décision du congrès
des conseils a ainsi été menée à bonne fin.
L’utilisation du fonds d’accumulation
Les considérations qui précèdent ne prétendent avoir une portée
théorique que dans la mesure où l’accumulation peut être réglée
consciemment et être incluse dans le facteur de consommation
individuelle. Si l’accumulation n’y est pas incluse, il en
résultera inévitablement une augmentation des prix, c’est-à-dire
que les temps de travail réels seront masqués. De surcroît, on aura
lors d’une année de forte accumulation (10 % par exemple), à
fournir un temps de production plus élevé, disons par exemple de
5 %, que par la suite, alors que les conditions de production
peuvent rester inchangées. Donc, il en résulte un temps de
production incertain, auquel s’ajoutent des complications
imprévisibles dans le calcul de la production et la répartition du
produit. Par conséquent, la manière dont s’effectue le prélèvement
pour l’accumulation est liée à la marche de l’économie ; en la
subordonnant aux lois qui régissent la circulation du flot des
produits, on est maître de son évolution.
La détermination de l’étendue de l’accumulation ne résulte pas
directement du cours matériel de la production elle-même ; elle
résulte de causes diverses. Dans nos considérations, nous avons
supposé une extension de 10 % de l’appareil de production. Le fonds
d’accumulation général met donc à la disposition de chaque
entreprise 10 % (F + C) pour leur extension. Point n’est besoin de
faire appel à une allocation spéciale accordée par une quelconque
autorité. La production matérielle montre de façon univoque quel
est le montant de ce qui, prélevé sur le fonds d’accumulation,
revient à chaque entreprise.
Un élargissement général de l’appareil de production est
cependant une hypothèse irréaliste. Sans aucun doute, il y aura des
branches productives qui ne demanderont aucune extension, alors
que d’autres seront obligées d’accumuler au-delà du pourcentage
indiqué. De ce fait, plus tard, la rationalité exigera que seules
les entreprises qui ont besoin d’une extension de leur production
fassent porter au compte du TSG leur budget d’accumulation.
Malgré cela, les circonstances politiques et économiques de la
période inaugurale du régime communiste feront que le prolétariat
devra s’en tenir à une fixation et une répartition irrationnelle de
l’accumulation. Ce qui est toutefois décisif c’est qu’à l’absence
de tout droit centralisé de disposition de l’appareil, réponde
l’absence d’un droit de disposition centralisé sur
l’accumulation : dans ce domaine aussi, la gestion doit être entre
les mains des producteurs.
Au cours d’une répartition irrationnelle de l’accumulation,
chaque entreprise reçoit, par exemple, 0,1 (F + C) sans qu’on sache
combien elle en a besoin pour le moment. Mais si une telle entreprise
appartient à un groupe de production à une "guilde", l’utilisation
pratique de cette allocation pourrait bien se faire de telle sorte
que les entreprises associées constituent un fonds
d’accumulation commun pour la " guilde". Les organisations
d’entreprise participantes décideront alors sous quelle forme et
dans quelle entreprise l’allocation sera employée. Elles pourront
ainsi, soit parfaire l’équipement d’entreprises sous-productives
afin que celles-ci se mettent au niveau de la productivité moyenne,
soit, si cela se montre plus rationnel, n’en rien faire ; voire même
prendre des dispositions pour les supprimer complètement. Il
faut cependant que toutes ces décisions soient prises par les
producteurs, si on ne veut pas que cette extension de la
productivité ne se retourne, comme en Hongrie, contre eux. Dans tous
les cas, l’élargissement de la production et l’accroissement de la
productivité qui en découle doivent être l’œuvre consciente des
producteurs eux-mêmes.
Il est toutefois également possible que tout le groupe de la
production n’ait pas besoin d’élargir sa production, parce qu’il
peut satisfaire toutes les demandes de la société. Dans ce cas, les
organisations d’entreprises pourraient prendre la décision de
mettre la totalité de leur fonds d’accumulation à la disposition
de ces entreprises qui ont besoin d’un élargissement exceptionnel.
Dans la période inaugurale de l’économie communiste, il est
vraisemblable que souvent on renoncera à une accumulation
particulière. Pourtant, le communisme exige un regroupement des
entreprises autre que celui que nous connaissons aujourd’hui. Bien
des entreprises deviendront superflues alors que d’autres seront
insuffisantes, en nombre et en production. Dès sa mise en œuvre,
l’économie communiste met immédiatement au premier plan
l’ajustement de la production aux besoins des consommateurs ; il
s’agit là d’un travail organisationnel et technique colossal qui
ne se fera sûrement pas sans heurts et sans conflits. Mais le
prolétariat, en prenant le pouvoir, grâce au "mécanisme de marché ",
trois fois béni et encensé, parce qu’il adapterait la production
aux besoins d’un appareil de production qui, en réalité, dilapide
pour le moins la moitié de la force de travail de façon improductive,
puisque celle-ci n’est pas organisée en vue de la satisfaction des
besoins de la majorité des gens, mais en fonction de leur pouvoir
d’achat.
" La plus grande fraction des travailleurs qui s’occupent de façon
générale de la production d’articles de consommation destinés à
la dépense des revenus, fabrique des articles servant aux
capitalistes, aux propriétaires fonciers et à leur suite
(fonctionnaires d’État, ecclésiastiques, etc.), à la dépense des
revenus de ceux-ci ; seule une petite fraction fabrique des articles
destinés à la dépense des revenus des travailleurs. Avec la
transformation du rapport social entre le travailleur et le
capital, avec la transformation révolutionnaire des rapports de
production capitalistes, un tel état de fait changerait
aussitôt. Une fois que la classe ouvrière aura pris le pouvoir,
qu’elle aura la possibilité de produire elle-même, elle mettra le
capital (pour parler comme les économistes vulgaires) très
rapidement et sans grand peine au niveau de ses propres besoins ".
(Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome II, éd. sociales, Paris, p. 696).
La mise en accord de la production et des besoins entraîne donc une
transformation complète de l’appareil de production. Les
entreprises travaillant exclusivement pour les besoins de luxe de
la bourgeoisie seront supprimées soit devront se mettre, le plus
rapidement possible, au service des travailleurs. Nous avons eu
suffisamment l’occasion de constater, pendant la guerre et
pendant les années qui ont suivi, avec quelle rapidité une telle
transformation peut être effectuée. Au début des hostilités, tout
l’appareil de production a été affecté à la fabrication de matériel
de guerre, mais après 1918, il a été de nouveau reconverti en
fabrication de "produits de paix ". Il faut de plus remarquer que le
capitalisme met en veilleuse son fameux mécanisme du marché,
lorsqu’il lui a fallu adapter effectivement la production à ses
besoins, c’est-à-dire aux exigences de la guerre.
La transformation organisationnelle de la société en économie
communiste peut s’effectuer rapidement en dépit des énormes
difficultés auxquelles elle devra faire face. Les besoins
déterminants de cette transformation sont ceux de l’habillement,
de la nourriture et de l’habitat. Une bonne partie de la production
sera consacrée à la fabrication de matériaux de construction.
Bref, toute la production subira une transformation complète pour
répondre aux besoins tels qu’ils s’exprimeront à travers les
coopératives de consommation.
Le premier stade de la production communiste sera donc
caractérisé par une forte croissance de certaines branches de la
production et par la disparition de certaines autres. Il ne
saurait être question d’une accumulation homogène. Cependant, en
dépit de la confusion qu’entraînera une transformation aussi
rapide, le prolétariat ne devra pas se laisser entraîner à
abandonner son "droit d’aînesse", c’est-à-dire laisser à d’autres le
droit de disposer de l’appareil de production. C’est pourquoi une
répartition non rationnelle du fonds d’accumulation sera
nécessaire et justifiée.
L’accumulation particulière
Outre cet élargissement ordinaire de l’appareil de production
qui s’effectue, conformément aux exigences des organisations
d’entreprise, à partir du fonds d’accumulation, il restera à
exécuter d’autres travaux, comme la construction de ponts de
chemins de fer, l’aménagement de voies de communication, la
construction de bateaux, la mise en valeur de terres en friche, etc.
Ces travaux s’étendront sur plusieurs années. Dans cette période il
faudra prélever sur la société divers produits comme des matières
premières et des moyens de subsistance nécessaires à ceux qui
effectuent ces travaux, alors que, provisoirement, aucun produit
fabriqué ne lui fera retour. Ces élargissements de l’appareil de
production n’absorberont pas une quantité de produit social
négligeable. Il s’ensuit que les congrès économiques devront
consacrer une partie importante de leurs délibérations pour décider
de l’ampleur de ce genre de travaux. C’est en tant que totalité que la
société décide du taux de développement des services, car, plus la
productivité de l’appareil de production est élevée, plus les
besoins sont facilement satisfaits, et plus grande sera la part qui
pourra être affectée à cette réalisation :
"Sur la base d’une production socialisée, il faudra déterminer
dans quelle mesure ces opérations qui prélèvent pendant un certain
temps de la force de travail et des moyens de production – sans
fournir entre-temps un produit quelconque d’un effet utile –
pourront s’exécuter sans porter préjudice aux branches
d’industries qui, si elles prélèvent de la force de travail et des
moyens de production, de façon continue ou à plusieurs reprises
dans l’année, fournissent en revanche des moyens de subsistance et
de production. Dans la production socialisée aussi bien que dans la
production capitaliste, les travailleurs occupés dans les
branches d’industrie ayant de courtes périodes de travail ne
prélèveront que pour peu de temps de produits sans en fournir
d’autres en échange, et les branches d’industrie à longues périodes
de travail continueront à pratiquer ces prélèvements pour des
temps assez longs, ne rendant rien avant longtemps. Ce phénomène a
donc son origine dans les conditions matérielles du processus
particulier et non pas dans sa forme sociale. "
(Marx, Le Capital, livre II, in Œuvres, tome 2, collection Pléiade, Paris, Gallimard, p. 862-863.)
" Si nous imaginons à la place de la société capitaliste une
société communiste, nous voyons disparaître en premier lieu le
capital-argent, et avec lui tous les avatars des transactions qu’il
entraîne à sa suite. Le problème se réduit simplement à la
nécessité, pour la société de calculer à l’avance la quantité des
moyens de production et de subsistance qu’elle peut, sans le
moindre préjudice, employer à des entreprises (comme, par exemple,
la construction de chemins de fer) qui ne fournissent ni moyens de
production ni de subsistance, ni effet utile quelconque pendant
un temps assez long, un an ou même d’avantage, mais soustraient à la
production annuelle totale du travail des moyens de production et
de subsistance. Dans la société capitaliste, au contraire, où
l’entendement social ne s’affirme qu’après coup, de grandes
perturbations peuvent et doivent toujours surgir. " (id. p.
693-694.)
Dans les passages cités, Marx a fort bien posé le problème et en a
esquissé en même temps la solution générale. Mais ce n’est rien de
plus qu’une vue générale qui demande à être réalisée concrètement. Et
c’est là que, de nouveau, les opinions divergent. D’un côté, il y a
les social-démocraties et les apôtres moscovites de l’étatisation
ou des nationalisations, de l’autre les partisans de
l’association des producteurs libres et égaux. La conception
courante, " vulgaire ", du marxisme estime nécessaire l’existence
d’une direction centralisée de l’économie pour l’établissement des
faux frais sociaux et préconise, bien sûr, une solution identique
pour cette nouvelle question.
Selon le point de vue social-démocrate moscovite, c’est à la
direction centrale de toute l’économie qu’il appartient, d’une façon
générale, de diriger le déroulement de l’ensemble de la
production et de la distribution et, par conséquent, de prendre en
compte les cas particuliers. Et, de fait, les communistes d’État
fondent sur ce type de problèmes un de leurs arguments principaux
qu’ils estiment définitif, en faveur d’instances centralisées, de
l’État, pour assumer la nécessaire direction de l’économie dans son
ensemble. À les en croire, on ne peut éviter les perturbations
qu’entraîne, en régime capitaliste, ce genre de travaux que si l’on
atteint à une vue d’ensemble de la production et qu’on règle cette
dernière avec précision.
Ceci est incontestable. Mais les marxistes de cet acabit en tirent
la conclusion que cela prouve que l’État doit diriger et gérer toute
l’économie que ce soit du point de vue technique, organisationnel
ou économique. Quant aux méthodes que l’État doit utiliser pour
déterminer la production et la répartition et ainsi traitant le
problème posé comme une question annexe, le résoudre du même coup, il
suffit de se reporter aux recettes de Hilferding que nous avons déjà
citées :
" Comment, où, combien, avec quels moyens seront fabriqués de
nouveaux produits à partir des conditions de production
disponibles, naturelles ou artificielles ?... (Tout cela) sera
déterminé par les commissaires régionaux ou nationaux de la
société socialiste qui, calculant les besoins de la société à l’aide
de tous les moyens fournis par une statistique organisée de la
production et de la consommation, prévoient consciemment
l’aménagement de la vie économique d’après les besoins des
collectivités consciemment représentées et dirigées par eux. "
(R. Hilferding, op. cit.)
Nous avons déjà montré précédemment ce que valent de telles
statistiques et comment, d’un point de vue théorique, elles se
rattachent au communisme de caserne, tandis que, d’un point de vue
pratique, elles courent, nécessairement et à brève échéance, à la
faillite. Mais, cela mis à part, il est évident que des statistiques
ne peuvent avoir de sens que si elles sont établies à partir d’une
unité sociale de mesure. Des statistiques qui indiquent le nombre de
tonnes de charbon, de céréales, de fer, etc., bref le poids, le
volume, la quantité de tel ou tel matériau ou objet qui devront être
utilisés sont absolument sans intérêt pour la détermination
sociale de la production et de la répartition. On aura beau
inventer formules sur formules, plus subtiles les unes que les
autres, si la mesure fondamentale n’est pas une mesure sociale, si
elle n’exprime pas le rapport du producteur au produit, les
statistiques que l’on dressera pour régler la production et la
reproduction sociales seront totalement absurdes. Le sens de la
révolution sociale est précisément de transformer le rapport du
producteur au produit. Marx a envisagé ce rapport sous l’angle
historique et en a fait une étude scientifique exacte en ce qui
concerne la société capitaliste. Avec la transformation de l’ordre
social transforme le rapport du producteur au produit et le nouvel
ordre qui s’installe entraîne justement une redéfinition de ce
rapport.
La révolution sociale établit le nouveau rapport du producteur
au produit, en attribuant au travailleur le droit de jouir d’une
quantité de produit social correspondant à son temps de travail,
et, dans ce but, elle a recours à l’application généralisée de la
comptabilité en temps de travail.
Ces messieurs de la statistique ne songent pas un seul instant à
créer ce nouveau rapport, et, de ce fait, il ne leur vient pas à
l’idée d’utiliser cette comptabilité. C’est pourquoi ils font
usage de ces bonnes vieilles catégories capitalistes, telles que le
marché, les prix, la marchandise, l’argent, et il leur devient ainsi
impossible d’assurer la reproduction simple. Le capitalisme
d’État n’a pas la moindre idée du nombre d’heures de travail absorbées
par une branche donnée de la production et encore bien moins du
nombre qu’en exige la reproduction simple.
Il est hors de question que sous le régime du communisme d’État,
ou, pour mieux dire, du capitalisme d’État, que la société parvienne à
calculer à l’avance la quantité (de travail), des moyens de
production et de subsistance qu’elle peut, sans le moindre
préjudice, employer à des entreprises (comme, par exemple, la
construction de chemins de fer) qui ne fournissent ni moyens de
production ou de subsistance, ni effet utile quelconque pendant un
temps assez long". Aussi faut-il que la société, dans ce cas, résolve
le problème de la même manière que le capitalisme, c’est-à-dire au
hasard des circonstances. Les dommages que cette manière de faire
entraîne pour les autres branches de la production, devront être
camouflés dans la mesure du possible. Il est évident que ce n’est pas
là une solution valable du problème : autant dire qu’on a laissé les
choses dans un état de statu quo.
Le communisme ne peut utiliser une telle méthode et, d’ailleurs,
il n’en a que faire. Grâce à sa comptabilité exacte, il connaît
parfaitement le temps nécessaire à la reproduction de toute
chose, qu’il s’agisse d’une livre de sucre, d’une représentation
théâtrale, d’une branche entière de l’économie ou de toute la vie
économique, tandis que, d’autre part, l’accumulation ordinaire
s’effectue à l’intérieur d’un cadre fixe. Ainsi la société a la
possibilité de déterminer avec précision la quantité de temps de
travail dont elle peut disposer pour des travaux importants, sans
avoir recours à un quelconque élément "personnel". Voilà comment ce
problème trouve, lui aussi, sa solution concrète, grâce à l’exacte
détermination du rapport du producteur au produit, fondée sur la
comptabilité en temps de travail que tiennent les organisations
d’entreprise.
Si la construction d’une nouvelle ligne de chemin de fer apparaît
nécessaire, il faudra tout d’abord établir un budget Indiquant
combien d’heures de travail seront nécessaires pour cette
construction et le nombre d’années sur lesquelles il faudra
l’étaler. Le congrès des conseils décide-t-il de mettre en chantier les
travaux, la société devra fournir ce qui est nécessaire à leur
réalisation. Les travaux de ce type sont à ranger dans la catégorie
du travail spécial général. Ils ne seront vraisemblablement achevés
qu’au bout de trois ou quatre ans, et, pendant ce temps, auront
consommé toute sorte de produits sans rien fournir en retour. Si,
cependant, on a fait porter au compte du T.S.G. le nombre d’heures de
travail qu’il faudra dépenser à cette fin chaque année, moyennant une
retenue sur le " facteur de consommation individuelle" (F.C.I.),
la société aura pu tenir prêt, fourni par la production ordinaire, le
produit du nombre d’heures de travail correspondant à cette
accumulation spéciale. Il n’y a rien ici qui puisse entraîner des
perturbations quelles qu’elles soient dans d’autres branches de la
production, rien qui puisse rompre le rapport exact du producteur
au produit.
Du point de vue économique le problème est donc résolu. Mais il
reste encore la question organisationnelle et technique, celle de
la juste répartition de la main d’œuvre. À ce propos nous ne pouvons
faire que des remarques de portée générale, car la réponse n’est pas
du domaine purement théorique mais dépend des multiples aspects de
la situation pratique avec ses conditions perpétuellement
changeantes. Il est donc impossible de prédire à l’avance comment
les principes généraux s’appliquent dans le détail.
Aussi nous contenterons-nous de faire une remarque générale :
lorsque la société a décidé d’exécuter des travaux exceptionnels
(construction de chemins de fer, etc.), elle met à la disposition
de ceux-ci par inscription au compte du T.S.G. la quantité
nécessaire de produits sociaux, exprimée en heures de travail ; du
même coup elle détermine une nouvelle répartition des forces de
travail.
Pour mieux comprendre ce processus, représentons-nous d’abord
une économie de reproduction simple. En donnant suite aux
exigences régulières des organisations de répartition qui
expriment, dans leur totalité, les besoins individuels, on bâtit un
appareil de production adapté à la satisfaction de ces besoins. Si,
de plus, on fait abstraction des transformations que les
conditions naturelles peuvent imposer à l’appareil de
production, on voit que l’accord réciproque des entreprises sur une
telle base aboutit à une situation que l’on peut qualifier de
stationnaire. Dans ce cas la répartition de la force de travail
reste aussi stationnaire, sans que, bien entendu, un individu ne
puisse changer de lieu de travail.
Mais un tel état de la production sociale est une pure vue de
l’esprit. La réalité s’en écarte constamment. C’est déjà le cas pour
l’accumulation ordinaire, même si on la suppose, en principe,
régulière. Des transformations de l’appareil de production
peuvent en effet être réalisées ce qui entraîne un changement de la
répartition des forces de travail. Si l’accumulation est
irrégulière ces transformations auront un caractère instable,
mais, pourtant, il est fort peu probable qu’une telle irrégularité
entraîne des complications sociales dans la répartition des forces
de travail. Les énergies que le capitalisme entrave dans son armée
de réserve industrielle où il va puiser en cas de besoin, trouvent à
s’employer en régime communiste, grâce au désir de créer par
l’initiative des producteurs eux-mêmes.
C’est bien cette faculté qui nous permet de supposer que des
travaux exceptionnels, comme ceux que nous avons envisagés
ci-dessus, n’engendreront pas autant de difficultés en régime
communiste qu’en système capitaliste. Car c’est du bon vouloir des
travailleurs que dépend l’exécution de ces travaux et ce sont
justement les travailleurs qui ont pris la décision de les
entreprendre par l’intermédiaire de leurs organisations.
Reste une dernière question : dispose-t-on, pour s’exprimer comme
les capitalistes, de suffisamment de force de travail pour
effectuer de tels travaux ? C’est intentionnellement que nous
disons : pour s’exprimer comme les capitalistes, car l’économie
capitaliste puise dans le réservoir de la force de travail
superflue. En régime communiste l’existence d’une armée de réserve
serait un contresens. C’est pourquoi lorsqu’on voudra exécuter des
travaux exceptionnels, il faudra prélever les forces de travail
nécessaires de lieux de travail déjà existants. Autrement dit, il
faudra procéder à une nouvelle répartition de la force de travail en
général.
L’étendue de cette nouvelle répartition, le choix des branches
productives où devra se faire le retrait se trouvent déjà donnés
dans la décision du congrès des conseils de mettre en œuvre les travaux
en question et de diminuer en conséquence le facteur de
"consommation individuelle". Aussi la production destinée à la
consommation individuelle diminue-t-elle dès lors d’une quantité
d’heures de travail équivalente à celle qui entre annuellement dans
la réalisation de cette accumulation spéciale. C’est donc dans le
secteur de la production que seront libérées les forces de travail
nécessaires à la construction du chemin de fer projeté.
Pour terminer, faisons remarquer que les travaux exceptionnels
finissent par devenir, eux aussi, règle courante. Il n’y aura plus à
ce moment là de déplacement notable dans les groupes productifs,
les forces de travail nécessaires à leur exécution étant, dès lors,
constamment disponibles.
Chapitre 9
LA COMPTABILITÉ SOCIALE GÉNÉRALE
COMME SYNTHÈSE IDÉALE DU PROCÈS ÉCONOMIQUE
L’heure de travail, base du calcul de la production
Nous avons vu que, selon Hilferding, c’est le règne du capital qui,
en effectuant la concentration de l’appareil social de production,
réalise lui-même le cartel général. Si, de nouveau, nous citons le
passage où il s’exprime à ce propos, c’est parce qu’il nous fournit la
description la plus exemplaire d’une production sociale devenue
unité organisée telle que la préconise la doctrine social-démocrate
ou communiste d’État, après la suppression de la propriété privée.
" Toute la production est consciemment réglée par une instance
qui décide de l’étendue de la production dans toutes les sphères de la
société. La fixation des prix devient alors purement nominale et n’a
pas d’autre sens que la répartition de l’ensemble de la production
entre les magnats du cartel, d’une part, et la masse de tous les autres
membres de la société d’autre part. Le prix n’est plus alors le
résultat d’un rapport objectif qui emprisonne les hommes, mais
seulement une manière de calculer la distribution des choses de
personne à personne. L’argent ne joue dès lors plus aucun rôle. Il
peut même disparaître, car il s’agit d’une répartition de choses,
non de valeurs. Avec l’anarchie de la production disparaît aussi le
reflet matériel, l’objectivité de la valeur de la marchandise, et
disparaît donc l’argent. Le cartel répartit le produit. Les éléments
concrets de la production ont été produits à nouveau et utilisés
pour de nouvelles productions. Une partie de la nouvelle
production est distribuée à la classe ouvrière et aux
intellectuels, l’autre partie revient au cartel qui peut l’utiliser
comme bon lui semble. Nous avons affaire là à la société réglée
consciemment, sous forme antagonique. Mais cet antagonisme est
antagonisme de la répartition. La répartition elle-même est
consciemment réglée et supprime, par-là, la nécessité de l’argent.
Le capital financier est, dans sa forme achevée, détaché du terrain
sur lequel il est né. La circulation de l’argent est devenue
inutile. L’incessante circulation de la monnaie a atteint son
terme : la société réglementée, et le ‘mouvement perpétuel’ de la
circulation trouve enfin son repos. "
(Rudolf Hilferding, Le Capital financier, op. cit., p. 321-322).
Voici, en quelques traits, édifiée la construction géniale d’une
économie unifiée : production et reproduction sont liées entre
elles par une organisation. Dirigée aujourd’hui par un consortium de
magnats capitalistes ? Soit, mais qu’est-ce qui empêche que, demain,
elle passe sous la coupe de l’État. Soit, encore. Mais Hilferding
ajoute quelque chose de plus : les catégories économiques du
capitalisme, valeur, prix, argent, marché, sont supprimées par
l’organisation de l’économie et perdent tout sens. Il ne précise
pas cependant ce qui remplit maintenant leurs fonctions. Il dit
bien que dans le "cartel général" ce sont les magnats du capital, qui
dominant le capital financier, dirigent et déterminent le cours de
l’économie et qu’en régime socialiste, ce seront les commissaires
d’État qui, munis "de tous les moyens fournis par une statistique
organisée", rempliront le même rôle. Sur cette statistique
elle-même qui doit se substituer à la valeur, aux prix, à l’argent et
au marché, il est plus que discret. Bien qu’il ne se prononce pas
clairement, Hilderding ne s’en rattache pas moins à l’école des
économistes naturalistes, comme Neurath et Varga, etc., qui
veulent déterminer le coût de la production et de la répartition à
coup de statistiques de production et de consommation sans unité
de mesure. Nous" avons analysé la tournure que prendra un tel
socialisme lorsque nous avons critiqué Le Bonheur universel de
Sébastien Faure.
Il est inutile de s’appesantir davantage sur l’impossibilité
d’une telle économie. Nous nous contenterons donc de constater que,
pas plus que les autres, le "cartel général" ne peut se passer d’une
unité de mesure. Si Hilferding a réussi à montrer que, dans une
économie organisée, l’argent disparaît, il s’ensuit que seule
l’heure de travail peut faire fonction d’unité de mesure, l’économie
communiste doit s’appuyer sur la comptabilité en temps de travail,
à l’exclusion de toute autre unité de mesure. Il faut donc que la
société calcule "combien il lui faut de travail pour produire chaque
objet d’usage".
(Engels, Anti-Dühring)
Un tel calcul est impossible à mener dans tels bureaux d’une
direction centralisée, ainsi que l’a montré suffisamment Kautsky,
La comptabilité en temps de travail, devra donc être effectuée par
les organisations d’entreprises. Le calcul, ininterrompu du temps
de reproduction social moyen, que ce soit celui de produits
palpables ou de services publics, constitue la base solide à
partir de laquelle se construit toute la vie économique, édifiée,
dirigée et gérée par les producteurs-consommateurs eux-mêmes.
La rigoureuse mise en application de la catégorie du temps de
reproduction social moyen qui, comme nous l’avons montré plus haut se
situe entièrement sur le terrain de l’économie marxienne, a pour
conséquence d’unir organiquement toute la vie économique.
L’organisme économique se présente comme un appareil dans lequel
toutes les tendances antagoniques de la production marchande
capitaliste ont été supprimées, comme un appareil servant à tous
les hommes dans leur lutte contre la nature. À l’intérieur de cet
appareil, le flot des produits se déplace en fonction de la loi du
mouvement des équivalents de travail : " Une quantité de travail
sous une forme donnée, s’échange contre la même quantité de travail
sous une autre forme. " Lorsqu’il arrive au bout de la chaîne de
production le produit uni est livré aux consommateurs et il a alors
coûté le temps de production total, évalué " depuis ses premiers
débuts ".
Les opérations de comptabilité nécessaires au contrôle du lot des
produits ne vont pas encore au-delà de la comptabilité
d’entreprises ou de "guildes" ; elles portent, pour l’essentiel,
sur ce qui entre et sort, sur ce qui passe à travers les entreprises.
Pour les effectuer, il est nécessaire de connaître parfaitement
le procès de production des différentes entreprises : c’est cette
connaissance qui fournit précisément les éléments nécessaires à la
comptabilité du débit et du crédit. Mais, une fois que les
techniciens ont déterminé les temps de production, il ne reste plus
aux comptables que la fonction de noter et le débit et le crédit.
La manière dont les entreprises "comptabiliseront" leur débit
et leur crédit mutuel, est déjà esquissée dans le capitalisme, dans
les opérations simples de virement sur une banque ou un compte. À
propos de ce type de "comptabilisation" en économie communiste,
Leichter écrit :
" Tout ce qui sera matériellement nécessaire pour la
production, tous les produits semi-finis, toutes les matières
premières ou auxiliaires, qui doivent provenir d’autres lieux de
production, seront, bien sûr, portés au débit de l’entreprise
intéressée. Quant à savoir si le règlement s’effectuera au comptant
en heures de travail, ou par des hypothèques comptabilisées,
c’est-à-dire à une circulation "sans argent comptant", voilà une
question que la pratique résoudra. "
(Leichter, op. cit., p. 68.)
Le rôle de la pratique sera effectivement capital. Mais, du
point de vue des principes, il est fondamentalement erroné de
recourir à un "paiement comptant en heures de travail". Tout d’abord
parce qu’un tel paiement ne rime à rien et ensuite parce que tout
paiement comptant gênerait considérablement le contrôle de la
production.
L’utilisation de bons de travail, d’argent-travail, pour
assurer la circulation des produits entre entreprises est tout à
fait superflue. Quand une entreprise livre son produit fini, elle a
tout simplement ajouté (f + c) + t heures de travail à la chaîne des
travaux parcellaires de la société. Mais ces heures doivent être
immédiatement restituées à l’entreprise sous forme de nouveaux t, c
et t pour qu’elle puisse commencer la nouvelle période de travail.
Une telle réglementation de la production ne nécessite donc
qu’un simple enregistrement du flot des produits, de la manière dont
il circule dans l’ensemble des entreprises de la société. Le seul
rôle des bons de travail (argent-travail), c’est de servir de moyen
pour assurer la consommation individuelle, dans toute sa
diversité, en fonction du temps de travail. Une partie de ce qu’a
fourni le travail est absorbée d’emblée, quotidiennement, par la
répartition socialisée ; le montant des bons de travail
(argent-travail) restant à la disposition des consommateurs ne
peut, en effet, excéder le temps de production des biens de
consommation individuelle. Nous avons déjà signalé que la quantité
de ces bons de travail irait en diminuant au fur et à mesure que se
socialiserait davantage la répartition et qu’elle tendrait vers
zéro.
La détermination du facteur de consommation individuelle relève
de la comptabilité sociale au vrai sens du terme. D’un côté, il y a
la somme des heures de travail directement dépensées dans les
entreprises productives (T), qui sont portées au crédit de la
société. Ce chiffre se retrouve immédiatement dans les colonnes de
la comptabilité sociale générale. De l’autre côté, il y a Fp, Cp,
Tp, qui s’inscrivent au débit de la société.
La société, par conséquent, établit sa comptabilité générale à partir de ce gui est produit et consommé.
Ainsi se réalise cette remarque de Marx :
" La comptabilité, contrôle et synthèse idéale du processus,
devient d’autant plus nécessaire que la production s’effectue
davantage sur une échelle sociale et perd son caractère purement
individuel ; donc plus nécessaire dans la production capitaliste
que dans celle, disséminée, des artisans et des paysans, plus
nécessaire dans la production communautaire que dans la
production capitaliste ? " (K. Marx, op. cit., p. 573.)
Cette comptabilité n’est que de la comptabilité, rien de plus. Il
est vrai qu’elle est le point central vers lequel convergent tous les
rayons du processus économique, mais elle n’a aucun pouvoir sur
l’appareil économique. La comptabilité sociale générale n’est
elle-même qu’une organisation d’entreprise du type T.S.G ou
"public", dont l’une des fonctions est de régler la consommation
individuelle par le facteur de consommation individuelle. Elle
n’a aucune possibilité de diriger ou de gérer l’appareil de
production et ne possède aucun droit de disposition de celui-ci.
Ces fonctions sont exclusivement entre les mains de
producteurs-consommateurs. "L’organisation d’entreprise de la
comptabilité sociale générale" a son mot à dire dans une seule et
unique entreprise : la sienne. Mais ce fait ne résulte pas de tel ou
tel décret et ne dépend pas non plus de la bonne volonté des employés
des bureaux de comptabilité : il est déterminé par le cours de la
production lui-même. Il en est ainsi parce que chaque entreprise,
chaque " guilde " se reproduit elle-même, parce que les travailleurs
ont par leur travail déterminé du même coup leur rapport au produit
social.
Chapitre 10
LA COMPTABILITÉ SOCIALE GÉNÉRALE
EN TANT QUE CONTRÔLE DU PROCÈS ÉCONOMIQUE
Le contrôle personnel
Les fonctions de la comptabilité sociale générale que nous avons
citée jusqu’à présent se rapportaient à l’enregistrement du flot
des produits, à la détermination du F.C.I., à la délivrance de bons
de travail. À présent nous y ajoutons également le contrôle sur la
production et la répartition.
Il est clair que la forme de ce contrôle dépend étroitement des
fondements de l’économie. Dans le communisme d’État, où toute la
vie économique est réglée par des personnes d’après les mesures des
statistiques, ce contrôle apparaît comme une fonction
personnelle. Dans l’Association des producteurs libres et égaux, où
toute la production est basée sur la comptabilité du temps de
travail et où la répartition de tous les produits est déterminée
par la production matérielle elle-même, ce contrôle reçoit une forme
exactement compte de tous les éléments indépendants de la
production, de la reproduction, de l’accumulation et s’effectue,
dans un certain sens, automatiquement.
Varga raconte dans son livre sur les "problèmes
économico-politiques de la dictature du prolétariat" comment
s’effectue ce contrôle sous le communisme d’État :
" Le contrôle de la direction des entreprises et celui de la
gestion des biens de l’État est une fonction qui revient au pouvoir
organisationnel central. Il s’agit là d’un problème qui
occasionna à la Russie énormément de difficultés...
" L’usage sans scrupules des biens de l’État, de la fortune
expropriée de la bourgeoisie s’explique avant tout par la tendance
capitaliste à la cupidité, dont est empreinte toute la société. La
morale de celle-ci a de surcroît été fortement sapée par une guerre
interminable. Mais à ceci il faut également ajouter une certaine
imprécision quant aux nouveaux rapports de propriété. Les
prolétaires qui gèrent les entreprises expropriées n’ont que trop
facilement tendance à croire que ces entreprises sont leur
propriété et non celle de toute la société. Il est de ce fait
particulièrement important de mettre en place un contrôle
efficace, car celui ci est en même temps un excellent moyen
d’éducation.
" Le problème du contrôle a été fort bien résolu en Hongrie
(souligné par Varga). On augmenta grâce à l’enseignement dispensé
par les avocats et les instituteurs, les rangs des contrôleurs qui
étaient auparavant au service des capitalistes et on les regroupa,
en tant que fonctionnaires de dans une section particulière du
Conseil économique national. La section était divisée en groupes
professionnels, de sorte que les mêmes contrôleurs contrôlaient en
permanences les entreprises des mêmes branches industrielles. Ce
contrôle ne s’étendait pas seulement aux émoluments on argent ou on
matériel, mais également à la bonne utilisation des forces de
travail, à l’examen des causes des mauvais rendements ou des
résultats désavantageux en général. Le contrôleur contrôlait à
intervalles réguliers, sur place, l’entreprise et sa comptabilité
et rédigeait un rapport qui ne dévoilait pas seulement les erreurs,
mais qui contenait également des propositions de réformes. Les
contrôleurs n’avaient eux-mêmes aucun droit de disposition sur les
entreprises qu’ils contrôlaient ; ils soumettaient seulement leur
rapport aux autorités organisatrices compétentes. Il s’établit
rapidement une coopération entre le contrôleur, le commissaire de
la production et le conseil d’entreprise. Les conseils du contrôleur
furent souvent suivis spontanément. Aussi publia-t-on une revue : Le
journal des contrôleurs, qui fut envoyée à toutes les entreprises
expropriées et qui contribua beaucoup à éclaircir parmi les
travailleurs les problèmes organisationnels de la direction des
entreprises. Le contrôle systématique ne s’étendait pas seulement
aux entreprises, mais également aux faits et gestes de tous les
commissaires du peuple. " (p. 67-68)
Ce que Varga appelle ici " contrôle de la production " est
l’assemblage de deux choses très différentes. L’une se rapporte au
contrôle considéré sous l’angle de la comptabilité du contrôle des
livres de comptes.
C’est une question de débit et de crédit. Le contrôle technique a
quant à lui une fonction toute différente ; il veille à la
rationalisation de plus en plus poussée de la production, essaie
de faire atteindre à l’entreprise son maximum d’efficience.
Chez Varga, ces deux fonctions essentiellement différentes sont
réunies en un seul organe de contrôle ; pour une économie communiste,
il s’agit là d’une erreur fondamentale. Dans la République
hongroise des Conseils que décrit Varga, ce sont donc les mesures de
rationalisation couplées à la consolidation comptable des
résultats de ces mêmes mesures, qui constituent le contrôle sur la
production. Le système des cartes de contrôle, les horloges de
pointage, la taylorisation et le travail à la chaîne qui mène à
cette rationalisation, qui est en même temps contrôle ; mais il
s’agit d’un contrôle exercé par un pouvoir hiérarchique sur un
travail que celui-ci met à son service. Contrôler la production
signifie ici veiller à ce que le travail des producteurs soit assez
rentable, à ce qu’ils rapportent assez de bénéfices à la direction
centrale de l’économie. Ce contrôle porte le caractère de la
domination sur les producteurs.
Le contrôle matériel
Le contrôle de la production dans la société des producteurs
libres et égaux est fondamentalement différent. Ceux-ci feront
également appel au mesurage des différentes activités du travail et
à la mécanisation du procès de travail (travail à la chaîne, etc.),
mais il s’agira alors de mesures techniques, dont le but sera de
rechercher et d’appliquer les meilleures méthodes de travail,
voulues et mises en pratique par les travailleurs des entreprises
concernées eux-mêmes. Ces mesures ne sont pas dictées, sous la menace
du fouet, par un pouvoir central avide de bénéfices, mais par le
propre intérêt des producteurs.
Ceux-ci, en même temps qu’ils intensifient leur propre
productivité, accroissent le stock total des biens consommables de
la société, sur lequel tous les travailleurs ont un droit égal. Et ce
n’est qu’ici que commence la tâche du contrôle social sur la
production. La comptabilité sociale qui est le service où est
comptabilisé tout ce qui entre dans les différentes entreprises et
tout ce qui en sort, doit veiller à ce que le flot de ces entrées et de
ces sorties reste en accord avec le taux de productivité fixé pour
chaque entreprise. Comme il ne peut plus y avoir de "secret
commercial" dans le communisme, et comme par conséquent, de la
production dans les différentes entreprises fait l’objet de
publications ouvertes de la part de la comptabilité sociale
générale, la question du contrôle est résolue. Elle n’est plus un
problème.
Une autre question est de savoir quelles seront les
organisations qui interviendront, en cas d’écart ou de manquement
à la règle, et quelles seront les mesures qu’il faudra prendre dans
ce cas. Il s’agit d’une question technique et organisationnelle.
Le contrôle de la production dans la société des producteurs
libres et égaux n’est donc pas effectué par des personnes ou des
instances. Il se fait grâce à l’enregistrement public du cours
matériel de la production, c’est-à-dire la production est contrôlée
par la production.
À l’aide d’un schéma, essayons de suivre les formes de ce contrôle
comptable. Considérons tout d’abord la production en fonction du
temps social moyen de production. Nous avons vu que celui-ci
résultait de la moyenne productive, de la coopération horizontale
des entreprises de même nature. Numérotons (en indice) les
entreprises faisant partie d’un cartel productif en entreprise 1,
2, 3, ... n ; désignons le total par la lettre t.
Nous obtiendrons alors pour la productivité totale :
Entreprise 1... (f1 + c1) + t1 = X1 kg de produit
Entreprise 2... (f2 + c2) + t2 = X2 kg de produit
Entreprise 3... (f3 + c3) + t3 = X3 kg de produit
Entreprise n... (f4 + c4) + t4 = Xn kg de produit
Productivité totale (Ft + Ct) + Tt = Xt kg de produit
Le temps social moyen par kilo de produit sera alors :
t.s.m. de production = [(Ft + Ct) + Tt] /Xt kg de produit
Même si une entreprise fabrique diverses sortes de produits, on
peut procéder à ce calcul, grâce à la comptabilité du "prix de
revient individuel" des produits. Le temps social moyen de
production constitue I’unité de la productivité. On détermine
le facteur de productivité pour chaque entreprise à partir de
l’écart de sa productivité par rapport au temps productif moyen
(voir chapitre 4) ; en partant de la formule précédente, on peut
obtenir de nombreuses données telle par exemple l’usure sociale
moyenne en F, C et T, ce qui nous fournit déjà un certain nombre
d’indications quant à la rationalité des divers facteurs de
production. Pour cela, le cartel de production n’a donc nul besoin
de contrôleurs, parce que les facteurs de production à examiner
sont du domaine des producteurs eux-mêmes. Dans la coopérative de
production, le temps social moyen de production tient seul le rôle
de contrôleur.
On peut se demander à présent, dans quelle mesure les producteurs
peuvent perdre, lors de la constitution d’une coopérative de
production, leur droit de disposition sur l’appareil de
production, si une direction de cartel centrale ne risque pas de
confisquer à son profit tout le pouvoir sur la production. Il faut,
sans aucun doute compter avec un tel risque. Il subsistera en effet
provisoirement une forte tendance, issue du mode de production
capitaliste, à remettre le pouvoir de disposition sur l’appareil
de production entre les mains d’une centrale. Dans la coopérative
de production, on tentera de ce fait très certainement, par
exemple de confier à une direction centrale le droit d’utilisation
du fonds d’accumulation. Si on en arrive effectivement là, les
différentes organisations d’entreprise n’auront plus rien à dire.
Il est également possible que l’on essaye de mettre en place une
direction de cartel centrale, qui aurait pour tâche de répartir dans
les entreprises associées les commandes qui leur sont adressées et
qui obtiendrait également le droit de disposer du produit total.
Les organisations d’entreprise, ne seraient plus alors que les
organes exécutifs de la direction centrale ; leur rôle
consisterait uniquement à tenir la comptabilité de l’entreprise.
Dans quelle mesure les producteurs pourront-ils échapper à de tels
risques ? La réponse à cette question dépend de leur discernement
et de leur force. Il sera sans aucun doute impossible d’éviter une
lutte contre de telles tendances. Direction et gestion autonomes,
voilà quelle est l’exigence impérieuse de laquelle les producteurs,
au mépris de toutes les belles phrases, ne devront pas se laisser
distraire.
L’entreprise apparaît comme une unité autonome, qui établit
elle-même ses relations avec les autres entreprises et les
coopératives de consommation. Les producteurs sont alors
pleinement responsables. Les énergies et les initiatives des
masses auront alors le champ libre. La jonction horizontale des
entreprises n’est, dans un premier stade, qu’une question de
comptabilité, afin que l’on puisse déterminer le temps social moyen
de production et, lié à celui-ci, le degré de productivité des
différentes entreprises. Il est clair qu’on ne peut ni ne doit en
rester là mais qu’il faut également en arriver à une collaboration
technique réciproque. Mais celle-ci devra rester subordonnée à
l’exigence capitale du maintien d’une direction autonome. La
situation sera telle alors, que nous pouvons dire avec Leichter : " À
première vue, on supposera que chaque bien de production est assez
indépendant ; mais si on y regarde de plus près, on apercevra très
nettement le cordon qui relie chaque entreprise au reste de
l’économie. Ce grand cordon qui relie chaque entreprise au reste de
l’économie, est la formule de production et de reproduction.
Celle-ci place toutes les entreprises sur le même terrain ; la
production déterminée par la reproduction constitue leur base
commune. "
Le contrôle pour l’enregistrement du flux des produits
Retournons à présent au contrôle social de la production. La
révolution sociale abolit la propriété privée des moyens de
productions ; ceux-ci deviennent propriété collective. Le lien
juridique qui s’établit entre les organisations d’entreprises et
la société confie à celle-ci la gestion des moyens de production. Les
organisations d’entreprises dressent par conséquent leur
inventaire, et indiquent, ce faisant, comment elles utilisent les
moyens de production. C’est-à-dire, elles déposent auprès de la
comptabilité sociale un budget de production sous la forme (f + c) +
t = X kg de produit. À partir de la somme des budgets de production
il est alors possible de réaliser l’exigence marxienne de la
comptabilité : " Son inventaire (celui de la société) contient le
détail des objets utiles qu’elle possède, des différents modes de
travail exigés par leur production et enfin du temps de travail que
lui contient en moyenne des quantités déterminées de ces divers
produits. "
L’inventaire social résulte donc de la somme des différents
budgets de production ; mais celui-ci place en même temps les
organisations d’entreprises sous contrôle social. La production
des entreprises est un procès circulant. D’un côté il entre dans les
entreprises des produits (également sous norme de force de
travail), de l’autre il en sort sous une forme nouvelle. Chaque
virement de marchandises est enregistré par la comptabilité
sociale générale, ce qui permet d’avoir à chaque instant une vue
d’ensemble sur le débit et le crédit de l’entreprise. Tout ce que
l’entreprise use sous forme de moyens de production, de matières
premières ou de bons de travail apparaît dans son débit ; ce qu’elle a
donné à la société est porté à son crédit. Le débit et le crédit sont
un flux circulant et doivent se couvrir mutuellement ; à partir de
là, on peut voir à tout moment si et dans quelle mesure la production
se déroule selon les normes fixées.
Si dans une entreprise on assiste à. la formation d’un. excédent
anormal, la comptabilité sociale est en mesure de fournir
immédiatement un rapport aux services compétents (peut-être à une
commission de cartel). Il est impossible que l’excédent soit dû à
une surélévation de la part de l’entreprise du temps social moyen de
production, lors de la livraison du produit ; car ce temps a été
rendu public. Il doit donc s’agir d’une erreur dont l’origine est à
chercher dans le budget de production. L’usure en f, c, ou t a donc
été moins élevée que ne l’estimait le budget de production. S’il
s’avère que c’est bien là la source de l’erreur, cela signifiera que
l’entreprise était plus productive qu’on ne l’estimait ; et l’on
procédera à une révision de son facteur de productivité.
Le contraire peut également se produire. Si la comptabilité
sociale constate qu’une entreprise est déficitaire, cela
entraînera, de la même manière, une nouvelle estimation du facteur
de productivité ainsi que des différents éléments entrant dans la
production, f, c, ou t. Il est également possible que l’intensité
moyenne du travail soit restée en dessous du taux normal, et que la
direction de l’entreprise ait fait preuve d’incapacité. Il est
possible en grande partie d’évaluer l’étendue de pareilles
infractions contre la société, à l’aide de la formule :
[(ft + ct) + tt/]Xt,
comparée à la comptabilité de l’entreprise. S’il y a
effectivement négligence de la production, il y aura lieu de
sanctionner l’organisation d’entreprise, selon la juridiction
sociale en cours.
Ce contrôle comptable simple, qui découle automatiquement du
procès de production, permet encore de faire intervenir un autre
facteur de contrôle, qui lui, est impitoyable le procès de
reproduction. Si une collectivité productive a sous-évalué son
temps social moyen de production, les entreprises sur-productives
pourront sans doute se reproduire, mais elles ne seront en mesure de
couvrir les déficits des entreprises sous-productives. Celles ci
ne pourront donc pas se reproduire et la société devra leur venir en
aide, en puisant dans le fonds pris sur le budget du T.S.G., cependant
qu’à partir des nouvelles données résultant de cet examen, on
procédera de c ? La résolution de ce problème n’est cependant pas de
notre ressort, parce qu’elle relève de techniques de comptabilité
particulières. La difficulté serait déjà résolue partiellement,
si en règle générale on mentionnait lors de chaque livraison, sur
le chèque de virement si les produits sont destinés à f ou à c, tout
comme actuellement déjà on a coutume d’indiquer pour les virements
en argent ce qui les motive.
Mais ceci est l’affaire de " l’entreprise de comptabilité
sociale", non la nôtre. Il nous suffit, quant à nous, que les termes de
la formule de production trouvent facilement leur
enregistrement et que chacun d’entre eux puisse ainsi être examiné
et jugé séparément. Le terme c ne doit par conséquent pas déborder du
cadre du budget de production et être en rapport exact avec t et le
produit fabriqué. Une mauvaise utilisation des matières premières
peut donc être décelée non seulement par la guilde, mais également
par la comptabilité sociale.
Si nous considérons le terme f, nous nous heurtons encore à une
autre difficulté. Les machines, les bâtiments, etc., ne sont absorbés
par le produit qu’après 10 ou 20 ans ; durant tout ce temps des
réparations sont nécessaires pour les maintenir en état de
fonctionner. S’ils sont usés en moyenne après b ans, il faudra alors
retenir annuellement 1/10 de leur temps de production, que l’on
comptera dans la formule (f + c) + t. Lorsque le produit fabriqué a
été livré, t et c entrent à nouveau entièrement dans la production.
Mais f reste au crédit de l’entreprise. Au bout de 10 ans, les moyens
de production fixes seront entièrement amortis et pourront alors
être renouvelés.
À première vue, il pourrait sembler que le contrôle sur t ne soit
possible qu’après 10 années, que ce n’est qu’alors qu’il apparaîtra,
si f a été évalué ou sous-évalué. Mais ce n’est là qu’une apparence. En
fait, si l’on suit le cours réel de la production, on s’aperçoit que
les différentes machines etc., ont un temps d’usure qui diffère de
l’une à l’autre et que leurs dates de mise en service ne coïncident
pas. On remplace par conséquent chaque année des moyens de production
usagés par des moyens de production neufs. De ce fait, il n’y a pas
seulement t et c qui circulent à travers les entreprises, mais
également f, même si c’est à un rythme plus lent. Aussi celles-ci
seront-elles obligées d’utiliser chaque année, à peu de choses près le
montant de ce qu’elles auront déduit pour f.
Examinons à présent brièvement le caractère du contrôle social. On
remarque que la production des entreprises productives se
contrôle même dans différents sens. En premier lieu, il apparaît
immédiatement si le budget de production (f + c )+t, a été dans ses
lignes générales correctement évalué et si tous les termes
s’inscrivent dans le cadre du budget. Le contrôle s’exerce ensuite sur
la quantité de produit fabrique : pratiquement, il s’agit d’un
contrôle du temps de production moyen de l’entreprise, du temps de
production moyen de la société et, par-là, également des facteurs de
productivité.
Tout le procès de contrôle se ramène donc à un contrôle sur la
formule de production en général, grâce à différents virements de
marchandises et à l’inventaire des bons de travail, et donc grâce à
la production matérielle. C’est le produit fabriqué, le résultat
de la production matérielle, qui place sous contrôle social la
moyenne productive de l’entreprise, la moyenne sociale et la
productivité indiquée dans le budget. Ensuite ce sont les virements
de marchandises et l’inventaire des bons de travail, donc le
procès matériel de production, qui exercent un contrôle séparé sur
chacun des termes de la formule (f + c ) + t. Et finalement il y a le
contrôle, de vérification du procès de reproduction, de la
production matérielle en tant que totalité.
Si le temps social moyen a été sous-évalué, la coopérative de
coopération en tant qu’unité comptable ne pourra pas se reproduire ;
s’il a été surévalué, il apparaîtra des excédents qui ne seront pas
absorbés par la production.
Chapitre 11
LE CONTRÔLE SOCIAL DU TRAVAIL SOCIAL GÉNÉRAL (T.S.G.)
OU DES ENTREPRISES PUBLIQUES
Le contrôle des entreprises publiques se fait, au moins en partie,
de manière analogue à celui des entreprises de production
proprement dits. Dans ce dernier cas le contrôle se fait par
l’observation de ce qui apparaît dans la formule de production (f +
c) + t par suite d’enregistrement de la livraison des produits et
l’allocation de l’argent-travail. En cela, le contrôle s’effectue à
partir de la production matérielle. Mais les produits livrés par les
entreprises publiques vont gratuitement à la société, si bien que
ces entreprises ne peuvent rien porter à leur crédit, que ce soit
sur leurs livres de compte d’entreprise ou sur ceux de la
comptabilité sociale... C’est pourquoi, dans ce cas, ni la quantité
de produits, ni le temps de production social moyen, ni le
processus de reproduction ne peuvent servir de facteur de
contrôle. Les entreprises qui livrent leurs produits sans mesure
économique à la consommation individuelle ne peuvent être
soumises au contrôle que d’une seule manière : par l’examen de la
production matérielle. Il va de soi que l’on peut imaginer de
nombreuses méthodes pour que ces entreprises soient contrôlées de
sorte que le bien social soit administré avec le plus grand souci de
l’économie. Mais il ne s’agit pas de concevoir des méthodes de
contrôle qui s’attacheraient à préserver quelque intérêt
particulier des entreprises, mais un contrôle qui, là où il
s’applique, résulte du caractère social de la production.
Dans la période inaugurale du communisme, seules
appartiendront au groupe des entreprises publiques, des
entreprises qui ne livrent aucun produit payable. Citons par
exemple : les conseils économiques et politiques, l’assistance
médicale, l’enseignement, etc. Le développement ultérieur y
amènera les transports des personnes et des biens qui deviendront
gratuits et, dans un stade encore plus éloigné, on en viendra à la
"consommation selon les besoins" de tous les produits palpables et
mesurables. Mais par l’accomplissement de la révolution sociale il
ne s’agit pas au premier chef de mettre en application le mot
d’ordre "à chacun selon ses moyens " mais bien plutôt de réaliser
l’administration autonome des entreprises, et la comptabilité
de la production. Si la production est solidement effectuée selon
ces deux principes, le problème d’aboutir à la consommation
"libre" devient facile à résoudre.
Pour toutes les entreprises pour lesquelles le contrôle
automatique ne peut se réaliser que d’une seule manière, d’autres
contrôles pourront néanmoins vraisemblablement être menés, par
exemple par l’intermédiaire d’enquêtes conduisant à des
comparaisons. Ainsi on comparera le nombre d’heures de travail
absorbées par l’enseignement dans diverses communes, ou ce qu’a
coûté en travail la construction d’un kilomètre de route dans telle
ou telle ville, etc. Si l’entreprise fournit un produit à partager
socialement et dont la quantité peut être mesurée (électricité), le
temps de travail social moyen pourra encore servir de base au contrôle.
Mais, cette fois, le contrôle ne sort pas automatiquement des
résultats de la comptabilité sociale faite sur le plan, mais il doit
être recherché dans les livres des entreprises.
Comme autre moyen secondaire de contrôle des entreprises publiques
il y a encore le contrôle de la répartition des biens de
consommation ? Les consommateurs se répartissent les produits par
l’intermédiaire de leurs coopératives : ils sont les "maîtres chez
eux". C’est là que les souhaits individuels trouvent leur
expression collective, et c’est pourquoi les consommateurs y sont
capables de déterminer ce qui doit être réparti et en quelle
quantité. L’organe d’exécution est une organisation d’entreprise
qui entre dans la catégorie T.S.G. Elle dresse un budget pour ses
besoins en (f + c) + t, et sait par-là que son service est la
répartition de X heures de travail.
Le contrôle se fait de nouveau sur la formule de production et dans
une voie telle qu’il s’agit de savoir si l’organisation d’entreprise
reste bien dans le cadre du budget, si les échéances particulières
sont bien observées, si la formule de production avait été
correctement calculée.
Le contrôle de la quantité de produits répartie est aussi très
simple parce que justement tous les transferts de biens ont été
enregistrés par la comptabilité générale et que les produits sont
utilisés exactement selon leur tempe de production. La
comptabilité générale indique en effet exactement combien de
produit (c’est-à-dire combien d’heures de travail) la coopérative
de consommation a prélevé et combien de bons en heures de travail
sont portés sur les livres.
Il y a toutefois des difficultés techniques parce que
l’organisation de répartition doit tenir compte de ce qu’une partie
du produit est perdue ou détruite. En pratique, elle ne peut
fournir autant de bons d’argent-travail que l’exige sa dette auprès de
la comptabilité générale. Il y a un manque mais qui ne peut varier
qu’à l’intérieur de limites connues facilement en pratique et qui,
par conséquent, pourrait être aisément compensé par un prélèvement
sur le budget de production de l’organisation de répartition. En
principe, ces pertes de production inévitable ne gêneront pas le
contrôle de la répartition et la relation exacte entre producteur
et produit n’en sera pas altérée.
Le contrôle de la production et de la répartition est ainsi
complet. Chaque terme de la formule de production/reproduction est
connu exactement et peut être examiné par toute la société. Le
contrôle est réduit à sa forme la plus simple et la marche de
l’économie devient transparente, si bien que la comptabilité
publique permet à chaque membre de la société d’effectuer un contrôle
direct.
Lorsque la production et la répartition se trouvent entre les
mains des producteurs-consommateurs, le mouvement économique
atteint sa plus haute synthèse idéale qui ne se réalise que par
l’action conjuguée des forces de production et qui finalement n’est
rien d’autre que cela. La société est alors devenue l’ASSOCIATION DES
PRODUCTEURS LIBRES ET ÉGAUX, dont l’intelligence politique trouve sa
plus haute expression dans le système des conseils, et
l’intelligence économique dans la comptabilité sociale générale.
Chapitre 12
LE TRAVAIL SOCIALEMENT NÉCESSAIRE
ET LE TEMPS DE REPRODUCTION SOCIAL MOYEN
[T.S.N. : travail socialement nécessaire
T.R.S.M. : temps de reproduction social moyen]
Examinons de plus près la catégorie du temps socialement
nécessaire. Nous remarquons d’abord que derrière ce concept se
mêlent deux choses très différentes. Il y a d’une part la
constatation que pour satisfaire un certain besoin social il faut
un certain travail, et d’autre part le désir d’utiliser ce fait
comme élément de calcul. C’est ce que souhaiterait Kautsky lorsqu’il
envisage le T.S.N., c’est-à-dire le travail "contenu" dans un produit
" depuis le tout début jusqu’à son achèvement, y compris le
transport et tous les travaux annexes ", et qui, selon lui, est
impossible à estimer "même avec l’appareil statistique le plus
complet, le plus formidable". Autrement dit, si une comptabilité
fondée sur le T.S.N est théoriquement possible, elle est
impossible à réaliser en pratique, et Kautsky rejette cette
catégorie pour servir au calcul économique.
Varga veut aussi envisager le T.S.N. du point de vue du calcul. Il
voudrait même que ce caractère calculatoire apparaisse dans le nom
même du concept. C’est pourquoi il parle de prix de revient social
qu’il définit comme le "prix de revient majoré d’un supplément destiné
à couvrir le coût d’entretien de ceux qui ne travaillent pas et d’un
autre pour assurer une accumulation véritable." Varga lui-même
souligne ce passage et affirme qu’il s’agit là de la "solution de
principe".
Cette solution de principe peut a priori paraître séduisante. Si
on veut introduire le "prix de revient social " de Varga dans la
formule de production, on obtiendra le schéma :
( F + C ) + T + T.S.G. + ACC,
où T.S.G. représente le travail social général et ACC
l’accumulation. On peut cependant être surpris de ce que Varga ne
dise pas comment seront fixés les surplus ni quelle sera leur valeur
relative. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire d’examiner cette
formule plus à fond. D’une manière générale, on peut remarquer que la
conception de Varga se heurte aux mêmes difficultés que celle de
Kautsky. Pour faire passer sous forme concrète la "formule du prix de
revient social" il faudrait ce cerveau de géant que l’astronome
Laplace disait seul être capable d’écrire la "formule de l’univers".
En clair, cela veut simplement dire que cette "formule du prix de
revient" est une absurdité complète. Il ne faut donc pas s’étonner de
ce qu’en Hongrie, cette "solution de principe" ne put jamais entrer en
pratique, cette dernière suivant un cours tout différent. C’est la
politique des prix qui dut suppléer la théorie de la "formule du
prix de revient" qui se montrait défaillante. Ceci nous permet
d’affirmer que la catégorie du "prix de revient social" dut être
rejetée comme inutilisable.
On voit que les économistes ont voulu attribuer au concept de
T.S.N. une portée trop largement y incluant les coûts généraux
d’administration qui n’entrent pas dans la production (cf. K. Marx,
Gloses marginales etc., p. 1418, Pléiade). C’est le cas de Varga.
D’autres n’ont voulu retenir que le produit social final en ajoutant
le même tous les temps de production de centaines de produits.
C’est ce que fait Kautsky. En fait, la catégorie du T.S.N. sous ces
formes ne peut être utilisée. Sans doute, tout travail effectué dans
la production et la distribution est socialement nécessaire, et
il doit être reproduit. La solution de ce problème ne peut donc être
que la prise en charge de sa propre reproduction par chaque groupe de
production lui-même, ce qui assure du même coup la reproduction de
tout le T.S.N.
La catégorie du T.S.N. n’a donc de sens que par rapport au travail
créateur de valeur d’usage mais ne peut servir dans la comptabilité.
Il s’ensuit que la reproduction du T.S.N. repose sur la
reproduction de chaque acte de l’économie. Cette reproduction ne
figure donc pas dans la catégorie du T.S.N. elle-même, mais apparaît
dans le temps de reproduction social moyen de chaque acte de
l’économie dans la catégorie correspondante. Ceci est réalisable
par tous les "producteurs" au sens large. Ainsi le problème du T.S.N.
se trouve résolu.
Temps de production et temps de reproduction
Nous allons encore examiner pourquoi il vaut mieux parler de temps
de reproduction que de temps de production. Nous verrons aussi
jusqu’à quel point ces deux concepts se recouvrent et jusqu’à quel
point ils diffèrent.
Revenons donc à nos considérations sur la manière dont chaque
entreprise calcule le temps de production de ses fruits à l’aide de
sa formule (f + c) + t, déterminant simultanément le nombre d’heures
de travail qui se trouvent incluse dans chacun de ses produits. Puis
nous avons montré comment le temps de production social moyen se
calcule à partir de l’ensemble des entreprises réunies dans un
groupe de production. Par la manière même dont il est calculé, ce
temps sert à assurer la reproduction du groupe de production dans
son entier, c’est pourquoi il vaut mieux l’appeler temps de
reproduction social moyen plutôt que temps de production social
moyen. Ces deux temps se recouvrent. Quant à la différence entre le
temps de production de l’entreprise et le temps de reproduction
social moyen, il en est tenu compte dans le facteur de productivité.
Le "vieillissement" des moyens de production
Une loi non écrite des entreprises capitalistes est la
nécessité de s’incorporer la productivité sociale moyenne, faute
de quoi elles seraient rapidement exclues du marché. Elles doivent
donc s’efforcer de maintenir les salaires des ouvriers au plus bas
niveau possible et de se procurer les machines les plus
productives. Voilà pourquoi, fréquemment, des machines encore tout
à fait utilisables sont jetées à la ferraille. Encore un de ces
gaspillages énormes du mode de production capitaliste ! Vu sous
l’angle économique, ce phénomène se traduit par le fait que toute
entreprise dont les moyens de production sont dépassés a un temps de
production plus élevé que la moyenne sociale. On peut aussi remarquer
que depuis la fondation des entreprises capitalistes, le temps
de production social moyen de l’appareil de production a diminué ;
en un certain sens, il y a dévaluation de cet appareil.
Or la tâche consciente que doit accomplir la production
communiste c’est de faire baisser continuellement le temps de
production social moyen. Ceci conduit à une baisse générale du temps
de reproduction. Exprimé en termes capitalistes, ceci veut dire :
les moyens de production de l’entreprise individuelle deviennent
"démodés". La seule question qui se pose c’est de déterminer comment
il y sera répondu dans la société communiste.
Soit une entreprise qui a calculé 100.000 heures de travail pour
ses moyens de production fixes et qui prévoit qu’en dix ans, ils
seront hors de service. Il lui faudra compter chaque année 10.000
heures dans ce qu’elle produit pour les renouveler. Mais si le temps
de production social moyen diminue, l’entreprise peut, lors de sa
reproduction, soit se procurer davantage de machines, soit en
utiliser de meilleures. Sa productivité se met à croître et il y a
accumulation et extension de l’appareil de production, sans
qu’il y ait à consommer davantage de travail.
La baisse du temps de reproduction social moyen des moyens de
production conduit donc à une modification du temps de production
de cette entreprise donc de son facteur de productivité, puisque,
finalement, il lui faudra prendre en compte le temps de
reproduction social moyen. Mais le temps de production social moyen
du groupe de production finira par s’égaler au temps de reproduction
social moyen, parce que les moyens de production circulent en flot
ininterrompu à travers les entreprises. Aujourd’hui on renouvelle
ou reconstruit telle ou telle partie, demain telle autre. La baisse du
temps de reproduction social est ainsi continuellement répercutée
sur le processus de production.
Le fondement du T.R.S.M. est l’heure de travail social moyenne.
Cette catégorie a déjà une certaine signification en régime
capitaliste. En effet, les différences individuelles ne peuvent
s’exprimer dans la marchandise, car sur le marché, un produit est
échangé contre de l’argent, c’est-à-dire contre une marchandise
générale où s’annihilent toutes les différences individuelles.
Dans le communisme, c’est le T.R.S.M. qui incorpore toutes les
différences entre travail lent ou rapide, routinier ou créatif,
spécialisé ou non spécialisé, manuel ou intellectuel. Le
T.R.S.M. est pourtant une chose qui en soi, en tant que
particularité, n’a pas d’existence. Il ressemble aux lois de la
nature qui extraient le général de phénomènes particuliers et qui
n’ont pas d’existence "en soi". L’heure de travail social moyenne qui
n’a pas non plus d’existence " en soi " incorpore l’énorme variété du
métabolisme social.
Chapitre 13
LA DICTATURE ÉCONOMIQUE DU PROLÉTARIAT
ET LA COMPTABILITÉ SOCIALE GÉNÉRALE
La dictature du prolétariat est un spectre épouvantable pour
les braves petits-bourgeois, mais elle effraie tout autant la plus
grande partie du prolétariat. Tous oublient que la classe capitaliste
leur impose aujourd’hui sa propre dictature avec la plus grande
brutalité et un total manque d’égards. Mais l’histoire ne se
préoccupe guère des frayeurs des petits bourgeois, car c’est
toujours une histoire de lutte de classes. C’est pourquoi la classe
prolétarienne, menacée dans sa vie même, devra se soulever contre la
dictature capitaliste et imposer son ordre propre, l’ordre du
travail, et ceci face à l’opposition de tous les éléments bourgeois.
L’impulsion nécessaire sortira des grandes masses de travailleurs
rassemblés dans les grandes et moyennes entreprises. Elles
s’empareront de la force publique de la société et imposeront le
nouvel ordre social au reste de la société, mais il ne s’agit ni de
l’imposer par décret ni à la pointe des baïonnettes, mais bien de le
voir naître de l’organisation des grandes masses elles-mêmes.
En Europe occidentale, le prolétariat aura à mettre I’État en
morceaux, et à prendre possession des entreprises pour en faire
une propriété sociale. Ceci réalisé, il devra décider s’il suit
l’exemple russe et, influencé par l’enseignement social-démocrate,
s’il fait de l’État le dirigeant et l’administrateur d’un nouvel
appareil d’oppression. Si, au contraire, l’élément communiste est
suffisamment fort parmi les ouvriers, ceux-ci pourront, prendre en
mains la gestion des entreprises, par l’intermédiaire de leurs
organisations d’entreprises et de leurs conseils. Mais cette
dernière éventualité ne pourra devenir réalité que si on prend comme
base, pour régler le cours de la production, les principes énoncés
ci-dessus. Ainsi la partie la plus importante du produit social global
cesse de dépendre d’un processus incontrôlé celui du, marché. Il
reste cependant l’autre partie de la production sociale, celle
effectuée par les petites entreprises et les entreprises
agricoles ; elle se trouvera nécessairement contrainte de se
rallier à l’industrie organisée sur une base économique
collective. C’est la dictature économique qui s’exerce ainsi,
l’arme la plus puissante du prolétariat victorieux.
L’accomplissement de la révolution sociale dans ce domaine en
grande partie une tâche qui incombe à la comptabilité sociale
générale. Ce sont, en effet, les nouvelles lois économiques qui
sont à l’œuvre.
La vie de l’entreprise communiste ne connaît ni circulation
d’argent ni marché, les apurements se font par virements. Tous les
producteurs qui ne sont pas reliés directement à un tel compte de
virement seront donc soumis à des contraintes. Ils ne pourront se
procurer ni matières premières ni moyens de production pour leur
entreprise. S’ils veulent que celle-ci continue d’exister, il faudra
bien que le trafic de leurs biens passe par la comptabilisation
d’un compte de virement. Ils devront se conformer aux règles
générales de la production sociale, traduire sous la forme
comptable générale leur production en utilisant la formule : (f +
c) + t. Du même coup leur production tombe sous le contrôle de la
société.
Ainsi les petites entreprises dispersées seront contraintes
d’emprunter le chemin suivi par et de mettre en ordre à leur tour leur
production inévitablement, il s’ensuivra que les entreprises de
même espèce s’uniront en cartel de production. Cette nécessité
découle déjà de celle d’établir le temps de production social moyen
et le facteur de productivité, et aussi de celle de mettre de
l’ordre dans les relations purement matérielles. Mais ce n’est pas
tout, car c’est aussi la seule voie pour pallier l’arriération des
petites entreprises. La cartellisation n’entraîne pas pour autant
la fin de l’autogestion des petites entreprises. Au contraire, il
apparaîtra rapidement que la maîtrise de la production par les
producteurs eux-mêmes s’en trouvera encore renforcée.
L’association des producteurs libres et égaux exerce donc une
dictature économique. Elle ne reconnaît pas le droit à
l’exploitation et exclut de sa communauté ceux qui n’admettent pas
ce principe premier du communisme. Certainement, la petite
entreprise se trouve contrainte de se soumettre aux règles de la
production communiste ; mais c’est justement avec cette
soumission que la dictature se change en son contraire. Lorsque les
producteurs ont en mains, grâce à leurs organisations
d’entreprises, la direction et l’administration de la production
qu’ils font ainsi passer sous contrôle social, la dictature se trouve
supprimée du même coup ; les producteurs sont devenus égaux en
droit, dans l’association.
Chapitre 14
LA QUESTION AGRAIRE ET LES PAYSANS
La production agricole devient une production de marchandises
On connaît la phrase qui dit que la nouvelle société naît dans le
sein de l’ancienne. Le capitalisme avec son développement
frénétique, crée un appareil de production de plus en plus
puissant et de plus en plus concentré. Il en résulte que le nombre de
bourgeois qui disposent de cet appareil diminue tandis que la
masse des prolétaires augmente immensément. Simultanément, ce
développement crée les conditions de la chute du capitalisme. La
condition nécessaire de cette croissance du prolétariat est
l’intensification de l’exploitation tandis que l’insécurité de
l’existence progresse du même pas. (cf. Marx, Travail salarié et
Capital.) Dans ces conditions, le prolétariat n’a qu’une seule issue :
le communisme.
Si nous examinons le développement de l’économie agricole, on
obtient une toute autre image que celui du développement industriel.
Certains prophètes affirmaient que l’agriculture allait se
concentrer et que les petits paysans et les paysans moyens devaient
disparaître. En fait, on observe assez peu cette évolution. Car non
seulement le paysan moyen, mais aussi le petit paysan, se
maintiennent. Il n’est pas question du développement prédit. On
doit même enregistrer un accroissement important des petites
entreprises agricoles.
Pour les théoriciens du communisme d’État, cette évolution est tout à
fait décevante. Si le caractère du travail dans l’industrie devient
de plus en plus social, l’économie agraire reste, selon ces
théoriciens toujours à part. Si bien que, dans l’industrie, les
entreprises deviennent de plus en plus " mûres " pour le communisme
– du moins pour ce qu’ils entendent par-là, tandis que l’agriculture
refuse de mûrir pour passer sous l’administration centralisée de
l’État.
Aux yeux des communistes d’État, l’agriculture est reste une
pierre d’achoppement sur la route qui mène au communisme. Selon
nous, au contraire, le capitalisme a déjà créé les conditions
objectives de l’avènement du communisme dans ce domaine comme
ailleurs. Tout dépend, en effet, de la manière dont on envisage les
choses, si l’on veut que l’administration de la production soit
prise en charge par un bureau central gouvernemental, ou par les
producteurs eux-mêmes.*
Examinons donc les caractéristiques de l’agriculture, aujourd’hui.
Sans aucun doute, on n’observe pas dans ce domaine l’énorme
concentration de la production qui est la règle dans l’industrie.
Mais, en dépit de cela, la culture du sol est devenue de plus en plus "
capitaliste ".
Le signe caractéristique du mode de production capitaliste est la
production de marchandise. Les marchandises sont des objets
d’usage, mais, dans le régime de la propriété privée des moyens de
production, les producteurs ne les produisent pas pour leur usage
propre, mais pour celui d’autres personnes. Le producteur de
marchandises fabrique donc ce qu’il n’utilise pas et utilise
justement ce que lui-même ne fabrique pas. Sur le marché, se déroule
l’échange des marchandises. Comme le producteur de
marchandises ne produit pas pour lui-même mais pour d’autres, son
travail est un travail social.
Dans le processus social de l’échange matériel, tous les
producteurs de marchandises entrent en liaison les uns avec les
autres, vivent dans la dépendance réciproque la plus complète, ils
forment un tout, un système fermé.
La vieille entreprise paysanne ne connaissait pas cette
production de la marchandise, si ce n’est comme une activité
secondaire. La maisonnée paysanne constituait un système fermé qui
satisfaisait à peu près à tous ses besoins par son propre travail. Le
paysan travaillait pour son propre cercle familial. Sa production
n’avait pas de lien social. Son déroulement s’accomplissait presque
exclusivement dans les frontières étroites de sa ferme, aussi
longtemps du moins que les éléments nécessaires à ce déroulement
pouvaient être tirés des produits obtenus. Il n’y avait que le
surplus de la production, c’est-à-dire ce qui n’était pas consommé
pour son propre usage, que le paysan portait au marché, où ces
produits prenaient le caractère de marchandises. L’entreprise
paysanne ne participait donc pas du travail social ; ceci explique
du même coup pourquoi le paysan pouvait mener une existence
indépendante.
La production industrielle des marchandises a brisé ce système
fermé. D’une part, elle a inondé le globe de produits à bon marché,
d’autre part, l’influence du capitalisme a eu pour effet une
augmentation des baux et des fermages, tandis que, de son côté,
l’État augmentait les impôts. Il n’est pas notre propos de discuter
ici du processus de l’écroulement de l’économie domestique (voir à
ce sujet le livre de R. Luxemburg, L’accumulation du capital, éd.
Maspéro, Paris, 1967), mais simplement d’en souligner le résultat
qui apparaît clairement aujourd’hui : le paysan a besoin de plus en
plus d’argent pour faire face à ses engagements.
Mais pour obtenir de l’argent le paysan doit se transformer en
producteur de marchandises, porter davantage de produits au
marché. Et il n’a pour cela que deux possibilités : soit il conserve
la même productivité et consomme moins, soit il augmente la
productivité de son travail. Mais consommer moins, comme ces vieux
paysans durs à cuire de l’ancien temps, est impossible. La seule
solution, c’est donc la croissance de la productivité.
Ici nous atteignons le point où les économistes se sont fourvoyés
dans leurs spéculations sur l’avenir. Ils ont estimé que
l’entreprise agricole suivrait un développement analogue à celui
de l’entreprise industrielle dans l’industrie, la productivité a
augmenté de plus en plus grâce à la jonction de capitaux,
l’introduction sans cesse renouvelée de machines de plus en plus
productives, le tout ne pouvant se faire que dans des entreprises
géantes. C’est pourquoi ils ont pensé que le même processus de
concentration devait se faire dans l’agriculture ; le petit paysan et
le paysan moyen devaient, pour l’essentiel, disparaître et les
consortiums agraires jouer un rôle décisif dans l’agriculture.
Par conséquent, nos économistes se sont fourvoyés. Cette erreur
est d’ailleurs parfaitement compréhensible, dans la mesure où ils
ne pouvaient fonder leurs prévisions que sur les possibilités
ouvertes précédemment. Car il est quelque peu surprenant et
remarquable que le développement industriel qui aurait dû mener à
la concentration dans l’agriculture ait entraîné un tout autre
développement. Ceci est dû au fait que la motorisation,
l’invention des engrais artificiels, et le développement de
l’agronomie ont entraîné une forte croissance de la productivité
des fermiers. Grâce aux engrais modernes la nature du sol joue un rôle
secondaire. Le rendement à l’hectare a énormément cru, si bien que
le fermier peut amener davantage de produits sur le marché. D’autre
part, le développement de la circulation a entraîné la
fabrication de moyens de transport tous terrains.
Mais, à côté de cette croissance du rendement à l’hectare, on a
vu se dérouler un phénomène de grande importance, car, en même temps
que la production agricole s’est mise à reposer sur des bases
scientifiques, la spécialisation a fait son entrée en force. Le
spécialiste est comme " le spéléologue qui ne reçoit du monde
extérieur qu’un petit rayon de lumière, mais qui voit ce qu’il voit de
manière très aiguë", dit Multatuli quelque part. Ainsi le paysan
s’efforce de ne livrer qu’un produit particulier, mais comme il lui
faut atteindre au plus hait rendement, il doit s’en remettre à ce
qu’autorisent le développement de la science moderne et... l’état de
ses finances. Il lui faut adapter son entreprise à cette
spécialisation, c’est-à-dire créer l’outil de travail exact dont il a
besoin pour fabriquer un produit bien particulier.
Telle est en grande partie, la situation de l’agriculture
d’aujourd’hui en Europe occidentale. Au Danemark et en Hollande elle
est particulièrement nette, tandis que la France, l’Angleterre et
l’Allemagne avancent à grands pas sur le chemin de la
spécialisation. Ainsi en va-t-il, dans ces pays, pour l’élevage et
la culture maraîchère au voisinage des grandes villes, pour lesquels
la transformation est quasi complète. Le paysan est devenu du même
coup un producteur de marchandises au sens plein du terme. Il
n’apporte plus seulement sur le marché son surplus de production
mais tout ce qu’il produit. Il fabrique ce qu’il n’utilise pas
lui-même et utilise ce qu’il ne fabrique pas. II ne travaille donc
pas essentiellement pour lui-même, mais pour d’autres et, par-là, son
travail se trouve déjà inséré dans le travail social. L’économie
domestique, fermée sur elle-même, a été détruite par la
spécialisation : l’agriculture est devenue un système de
production industriel.
Le paysan peut bien être resté propriétaire de sa parcelle, sa
situation s’est pourtant fortement détériorée. Il est vrai que si la
conjoncture est bonne, il peut faire de bonnes affaires, mais il est
devenu complètement dépendant du marché, de ses aléas. Qu’une année
le temps soit mauvais, qu’un certain type de plante soit attaqué par
la maladie, et le voilà ruiné.
Sans doute cette incertitude menace aussi les entrepreneurs
industriels, mais ceux-ci ne sont pas aussi strictement dépendants
des facteurs naturels, la productivité augmenté de sorte que
l’accumulation se lasse par l’introduction de machines toujours
plus productives, ce qui, au bout, conduit à une concentration des
entreprises. Dans le cas des paysans, la croissance de la
productivité entraîne dans une toute autre direction. Elle se fait
évidemment en fonction de l’état de la technique et des rapports de
production dans les entreprises agricoles. L’accumulation se
réalise par la création d’engrais artificiels, de moteurs, de
tracteurs, par le recours à la production spécialisée.
Parallèlement à ce phénomène on en observe un autre. Pour occuper la
position la plus heurte sur le marché, les paysans doivent se réunir
en coopératives agricoles. Ils peuvent ainsi mieux influer sur les
prix, utiliser collectivement des machines agricoles, pour
préparer le sol comme pour traiter ou engranger les récoltes. Les
éleveurs, par exemple, ont créé des laiteries, ce qui fait que ce
type d’industrie est directement greffé sur l’économie d’élevage.
La laiterie constitue ainsi une sorte de centre nerveux qui
commande tout un cercle. Ainsi les paysans ont créé un organe qui les
lie de manière indissoluble. C’est par ce genre de transformations
que s’effectue la concentration des fermes, de l’élevage, de la
culture maraîchère, sans qu’il soit question, à aucun moment, d’une
fusion d’entreprises au sens industriel de ce terme.
En résumé, l’agriculture d’aujourd’hui est caractérisée par la
spécialisation et elle est totalement passée dans le stade de
l’économie marchande. La croissance de la productivité a pu s’y
faire sans concentration des entreprises en une seule main, face à
la technique moderne. Parallèlement, le développement des
coopératives agricoles se poursuit, liant entre elles les
entreprises, en communautés d’intérêts, ce qui fait cependant que
les paysans perdent leur liberté, leur indépendance (le plus
souvent en perdant la libre disposition de leurs produits).
(*) Voir la brochure du G.I.K, Entwicklungslinien in der Landwirtschaft (Lignes de développement de l’économie agricole).
Chapitre 15
LES PAYSANS ET LA RÉVOLUTION
Le développement que nous venons de schématiser, a empêché la
constitution d’un prolétariat agricole nombreux. Si ce
prolétariat est plus important en nombre que les paysans
propriétaires, il ne l’est toutefois pas dans les proportions des
masses du prolétariat industriel opprimé par rapport à la
bourgeoisie. De plus, à la campagne, les oppositions de classes
sont moins accusées, justement parce que le petit paysan, et le paysan
moyen travaille sa terre lui-même avec les membres de sa famille. Si
dans les villes, la propriété industrielle a débouché sur un
véritable parasitisme, il n’en est pas de même dans les entreprises
agricoles. C’est pourquoi une révolution prolétarienne est
beaucoup plus difficile à la campagne que dans les villes.
Pourtant, la situation n’est pas aussi désespérée qu’il puisse sembler
au premier coup d’œil. Il y a très certainement, à la campagne,
un nombre relativement grand de propriétaires, mais ceux-ci savent
bien que, fondamentalement, ils ne sont que les expéditeurs des
affaires du capital financier qui leur consent des emprunts, et que
c’est sur eux que s’abattent lourdement toutes les vicissitudes de
la vie. Sans doute, le paysan ne sera jamais au premier rang du combat
pour le communisme, mais la position sociale qu’il occupe l’astreint
à s’associer à d’autres groupes sociaux qui rejoignent le camp des
vainqueurs. Il y a cela une condition nécessaire : qu’on ne le
chasse pas de sa ferme, de chez lui, qu’on ne lui retire pas
l’administration de sa production. La révolution prolétarienne
n’admet pas les fermages, ni les prêts hypothécaires car on n’y
calculera que le temps de reproduction social moyen des produits.
C’est pourquoi la question paysanne n’est pas aussi difficile à
résoudre pour l’Association des producteurs libres et égaux, qu’elle
l’est pour le communisme des entreprises "mûres".
Le fait que le paysan soit devenu producteur de marchandise est
d’une grande signification pour la révolution, et la "peur du
paysan" dont certains font preuve est en fait liée à une estimation
fausse de la véritable situation des paysans dans la société
d’aujourd’hui. Ainsi entend-on souvent dire que le prolétariat dépend
des paysans pour sa nourriture et que par conséquent on ne peut trop
s’opposer à ces derniers.
Ce genre d’avertissement s’appuie sur une estimation de la
situation du monde agricole qui est celle de la période passée. On
voit celle-ci toujours comme si les paysans étaient ceux d’autrefois
et non les producteurs de marchandises qu’ils sont devenus,
portant au marché, non le surplus d’une économie domestique fermée
sur elle-même, mais l’ensemble de leur production.
Dans la situation d’aujourd’hui, ce n’est pas le prolétariat qui
dépend des paysans mais l’inverse. Si les paysans refusent le livret
leurs produits au prolétariat, ils seront tout autant tenaillés par la
famine que celui-ci, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Bon gré
mal gré, le paysan doit vendre ce qu’il produit : ce qu’il produit,
il ne l’utilise pas lui-même et ce qu’il utilise, il ne le produit
pas lui-même.
On entend aussi souvent la remarque que le paysan préfère donner
ses produits aux animaux que de les vendre sous la contrainte. Mais il
s’agit là encore d’une mauvaise compréhension qu’il faut rattacher
à la conception dépassée d’une économie domestique fermée sur
elle-même. Aujourd’hui l’éleveur n’a que des animaux (et les produits
qui y sont liés) et rien de plus. Le cultivateur a des grains, mais
n’a pas d’animaux, l’éleveur de volailles a des centaines de poules,
un point c’est tout ; le maraîcher ne fait croître qu’un nombre limité
d’espèces de légumes ou de salades. Tous se sont spécialisés.
On entend, enfin, assez souvent dire que le paysan refusera de
cultiver sa terre et recherchera à retourner à l’économie
domestique fermée sur elle-même. Mais même un paysan ne peut
retourner un siècle en arrière et fabriquer seul ce qui lui est
nécessaire, parce qu’il n’a ni les capacités requises ni l’outillage
indispensable pour le faire. Lorsque la socialisation du travail
est complète, on ne peut plus s’y soustraire, tout retour en arrière
est impossible. Quel que soit l’angle sous lequel on examine la
question, force est de constater que les paysans sont embarqués sur
le bateau de la société et doivent faire avec.
Chapitre 16
LA RÉVOLUTION AGRAIRE EN RUSSIE ET EN HONGRIE
La manière dont fut résolue en Russie la question agraire n’apporte
que peu d’enseignements pour le développement de la révolution
agraire en Europe occidentale. L’agriculture se trouvait encore
là-bas prise dans les liens des relations féodales avec ses grands
propriétaires terriens (le plus souvent il s’agissait d’une
économie domestique autarcique). Le mot d’ordre capitaliste : "
la terre aux paysans " signifiait, en Russie, que l’on demandait la
liberté et l’égalité telles que les avaient conquises... les paysans
français de 1789. Ces derniers avaient alors une partie de la
propriété privée, qu’ils ont pu exploiter selon leur bon plaisir. Le
paysan russe désirait, lui aussi, entrer sur la scène sociale comme
capitaliste, comme producteur de marchandise, c’est pourquoi,
très vite, il se mit à agir contre le régime soviétique et finit par
obtenir la liberté du commerce intérieur. Ainsi s’est établi le
développement capitaliste de l’agriculture, développement que
nous avons connu en Europe occidentale depuis longtemps. Les Russes
n’arrêtent pas de vanter, avec de grands effets de manche, la
croissance du communisme à la campagne, mais ce qu’ils décrivent
sous ce mot c’est le regroupement des paysans en coopératives leur
permettant de bénéficier de la technique moderne, de la
possibilité d’influer collectivement sur la fixation des prix
tant de leurs produits que de leurs achats. Dans cette occasion, le
paysan russe a été poussé – comme ses camarades de classe d’Europe
occidentale – par la nécessité d’avoir une position de force sur le
marché pour en tirer un meilleur bénéfice. On voit ainsi que le "
communisme " tant prisé par nos bolcheviks est encore plus développé
en Europe occidentale qu’en Russie.
Il n’y a donc pas à s’étonner que nous n’ayons pas grand chose à
apprendre des Russes sur la gestion des entreprises agricoles, au
sens communiste de ce terme. Il va de soi que chez eux il n’est pas
question d’organisations d’entreprises qui se chargent de la
direction et de l’administration des activités agricoles, ne
serait ce que parce que tout est aujourd’hui propriété privée.
La Hongrie des Conseils nous offre une toute autre image du
développement de la révolution. La petite propriété agricole ne fut
pas touchée, les grands domaines et les moyens furent expropriés par
décret, et les paysans chargés de les exploiter sans qu’il y ait eu
partage des terres. Ce cours des choses fut rendu possible parce que
les paysans étaient innocents comme des nouveau-nés. Voici ce que
Varga nous dit de la Hongrie.
En Hongrie, il n’y eut aucune révolution au sens strict de ce terme.
Le pouvoir est, pour ainsi dire, tombé comme un fruit mûr, au cours de
la nuit, entre les mains des prolétaires. A la campagne il n’y avait
pour l’essentiel qu’un minuscule mouvement révolutionnaire, mais
aussi aucune résistance armée. Voilà pourquoi l’expropriation a pu
se faire complètement sans rencontrer d’obstacles, les grandes
propriétés furent saisies... Nous insistons sur l’aspect juridique
de cette question parce qu’il faut franchement reconnaître que, dans
la plupart des cas, l’expropriation ne fut qu’un acte juridique qui
socialement changea si peu de chose que la population des
campagnes ne comprenait pas très clairement ce que signifiait
cette expropriation.
"Les ci-devant propriétaires des biens expropriés restèrent sur
place transformés en chefs d’entreprises employés par l’État : du
point de vue social il n’y avait rien de changé. L’ex-propriétaire
restait dans son ancienne habitation de maître, il continuait à
conduire son même attelage à quatre chevaux et se faisait toujours
appeler "seigneur" ou "maître" par les travailleurs du domaine. Le
seul changement c’est qu’il ne pouvait plus disposer librement de
ses biens et produits, mais devait attendre les autorisations de
l’administration centrale. Mais les travailleurs agricoles ne
s’en rendaient guère compte. Pour eux, la révolution sociale n’avait
qu’une seule signification : elle s’était traduite par une
augmentation des salaires."
(Varga, Le problème de la politique économique, p. 103 de l’édition allemande.)
Pourtant tout ne se déroula pas exactement ainsi. Quelques
grosses entreprises agricoles furent déclarées "associations de
production" où les masses travailleuses avaient apparemment en
mains la direction et l’administration.
"Dans quelques propriétés on établit des communautés de
production. Les communautés d’une même région furent regroupées sous
une direction supérieure générale. L’ensemble des communautés de
production furent réunies dans la "centrale des entreprises
agricoles et des communautés rurales de production", mise sous la
tutelle de la section pour. l’agriculture du Conseil supérieur de
l’économie. On choisit la forme de communauté de production en
dépit de l’arriération sociale des travailleurs agricoles. Si les
grosses propriétés avaient été purement et simplement déclarées
propriété d’État, il aurait fallu faire face à des exigences de
salaires sans limites, et l’intensité travail serait tombée à un
minimum. De cette manière, on pouvait lutter pour maintenir la
discipline et l’intensité du travail en répétant aux travailleurs
que les produits de leur travail leur appartenaient. Ainsi
donnait-on en quelque sorte satisfaction aux aspirations des
travailleurs agricoles qui sont de conserver la propriété privée...
Matériellement, cette concession était de peu d’influence puisque la
comptabilité restait centralisée. Elle était faite dans
l’intention d’aboutir, après une période suffisante
d’explications, de procéder à la transformation de ces grosses
entreprises en entreprises d’État, les travailleurs agricoles
devenant travailleurs d’État, tout comme les ouvriers de l’industrie.
Tout cela contient sa propre critique. Varga nous dit en effet
ouvertement : "Donnons aux travailleurs l’apparence qu’ils dirigent
et administrent la production, en réalité cela a peu d’importance
puisque c’est nous qui sommes maîtres de la direction centrale et que
c’est elle qui fixe le véritable fruit du travail par sa politique
des prix. N’est-ce pas là une des plus claires démonstrations de la
nécessité que le rapport du producteur au produit social soit
déterminé par la production matérielle elle-même, afin que ne
s’installe pas, sous le masque de la démocratie, une nouvelle
domination ?
Il n’est pas utile d’entrer davantage dans le détail de la
situation de l’agriculture de la Hongrie des Conseils. Nous en
concluons seulement que la Russie et la Hongrie ont donné et offrent
encore un exemple repoussant de production "communiste". En
Russie, les paysans se comportent de manière capitaliste : "Les
paysans se partagèrent la terre, endommagèrent les moyens de
production, de sorte que ce ne furent pas les plus pauvres mais les
plus riches des paysans qui furent bénéficiaires de l’opération."
(Varga, p. 103). En Hongrie, les paysans ne bougèrent même pas, si bien
que nous n‘avons aucun exemple pouvant nous éclairer sur le
comportement du prolétariat agricole et des paysans petits et
moyens lors d’une révolution prolétarienne en Europe occidentale.
Quelle idéologie peuvent-ils nourrir dans leurs arrière-pensées ?
S’organiseront-ils aussi pendant la révolution et sous quelle
forme ? Autant de questions dont nous ne connaissons pas la réponse.
Pour y voir un peu plus clair, la seule chose que nous puissions faire
c’est d’étudier leur comportement pendant les révoltes
prolétariennes de 1918 à 1923 en Allemagne.
Chapitre 17
LE PROLÉTARIAT AGRICOLE ET LES PETITS ET MOYENS PAYSANS
PENDANT LA RÉVOLUTION ALLEMANDE
La lutte commence
Quand, en novembre 1918, la Puissance impériale se fut effondrée
en Allemagne, ce n’était certainement pas le résultat de l’activité
révolutionnaire des masses travailleuses. Le front avait été
percé, les soldats abandonnaient par milliers le combat. Dans cette
situation, l’état-major de la Kriegsmarine avait conçu l’idée d’une
dernière grande démonstration de force, de s’engager dans une
bataille désespérée sur la mer du Nord. Les marins ont cru, à tort ou à
raison, qu’ils trouveraient tous la mort dans cette bataille, et sur
les vaisseaux de guerre ceci a alors provoqué un refus massif
d’obéir. Après avoir pris cette voie, les marins ont été contraints
d’aller plus loin encore, parce qu’autrement les équipages qui
s’étaient révoltés, ainsi que leurs bateaux, auraient été coulés par les
troupes "fidèles ". Pour cette raison ils ont hissé le drapeau rouge,
et ceci est devenu le signal d’un soulèvement général des marins.
Par-là la mesure décisive avait été prise ; et les marins ont été
forcés de continuer la lutte qu’ils avaient commencée. Ce fut le
détonateur qui enclencha une cascade d’événements en chaîne. Les
marins marchèrent sur Hambourg, afin de demander l’aide des ouvriers.
Comment seraient-ils reçus ? Seraient-ils repoussés ?
Aucune résistance aux marins révolutionnaires. Par centaines
de milliers, les ouvriers se sont déclarés solidaires avec les marins
mutinés. Toute l’activité révolutionnaire trouva son expression
dans la formation des Conseils d’ouvriers, de soldats et de marins,
et la vague triomphale de la révolution allemande submergea toute
l’Allemagne. C’était étonnant. Bien que la censure militaire ait placé
sous son contrôle tous les rapports sur la révolution russe de 1917,
et bien que pour cette raison absolument aucune propagande n’avait
été faite sur l’idée des Conseils, et malgré que la structure russe des
conseils était complètement inconnue des ouvriers allemands, en
quelques jours un réseau entier de Conseils avait recouvert toute
l’Allemagne.
Le rayonnement de la Révolution
La guerre civile qui s’ensuivit eut lieu sous la bannière du
socialisme. D’un côté, la social-démocratie, qui voyait dans le
socialisme une simple continuation du processus de concentration
du capitalisme, et qui devait trouver son point culminant dans la
nationalisation légale de la grande industrie. Le mouvement des
conseils, incarnation de l’auto-activité des masses, était considéré
par la social-démocratie comme une menace qu’il s’agissait de réduire
à néant. De l’autre côté, on avait le tout jeune communisme, qui
estimait que la nationalisation de la propriété privée devait
s’accomplir par des moyens illégaux, mais en s’appuyant sur
l’auto-activité des masses. Le but était le même, mais le chemin y
menant totalement différent.
Bien que l’occupation des usines par le prolétariat ait été en
général faite pendant toute cette période révolutionnaire, nulle
part on n’en arriva à une "appropriation au nom de la société". Les
usines continuaient d’être administrées et contrôlées par les anciens
propriétaires, elles restaient toujours leur propriété, même si
ici et là c’était sous le contrôle des ouvriers.
Le coup d’arrêt
Que la révolution ne se soit pas développée peut s’expliquer en
très grande partie par le fait que la fraction révolutionnaire du
prolétariat a eu besoin de toutes ses forces pour maintenir ses
positions face à la contre-révolution. Celle-ci, sous la conduite de
la social-démocratie, voulait empêcher le "chaos social" et la
nationalisation arbitraire. Pour cette raison la révolution
prolétarienne était extrêmement faible. Beaucoup de groupes sociaux
étaient soumis à la révolution et devaient choisir, de gré ou de
force, le côté des vainqueurs. Néanmoins, à la fin, tous tombèrent dans
les bras de la contre-révolution, puisque le prolétariat a été
toujours divisé et préoccupé de ses propres problèmes.
Bien que ce ne soit pas l’endroit approprié d’esquisser le cours de
la guerre civile en Allemagne, nous devons nous y arrêter pour un bref
examen, parce que l’attitude adoptée par le prolétariat agricole et
les petits et moyens paysans a un lien étroit avec ce cours.
Les paysans
La première caractéristique à noter ici est que la paysannerie
n’a pas constitué un facteur stratégique de quelque importance
dans la révolution. Ils ne pouvaient pas, par exemple, développer
leurs propres organismes indépendants capables de jouer un rôle.
Ils n’ont pas formé leurs propres Conseils indépendants, excepté en
Bavière lorsque fut proclamée la dictature. Dans ce dernier cas,
les paysans devaient se déterminer, comme dans le cas du
prolétariat ; mais ils ne se sont pas affirmés comme une unité
compacte. Une partie de la paysannerie choisissait le camp de la
révolution, l’autre se dressa contre cette dernière. Malheureusement
nous n’avons à notre disposition aucune donnée au sujet des
caractéristiques sociales de ces formations paysannes qui ont
pris position du côté de la révolution, ni aucune évaluation
numérique précise des forces concernées.
Excepté la Bavière, la paysannerie à peine joua un rôle dans la
révolution. Il n’était pas question de donner un appui direct, et la
tendance générale était clairement l’hostilité. Le slogan : "
toute la terre aux paysans " n’avait aucun sens ici, parce que
l’entreprise agricole, petite ou moyenne, était prédominante. Qu’il
puisse suffire dans une situation d’arriération de l’agriculture,
comme en Russie, d’avoir un bout de terre en propriété privée, dans les
conditions économiques modernes de l’Europe occidentale il en va
tout à fait autrement. Indépendamment de l’exploitation de la terre,
il faut disposer d’un capital considérable sous forme de moyens de
production et de matières premières étaient également nécessaires
pour rejoindre la productivité sociale moyenne. Si ce niveau de
productivité n’est pas atteint, les exploitations ne sont pas
rentables et ainsi ne peuvent se maintenir. Dans les conditions
d’une agriculture fortement développée, le même slogan qui en Russie
était capable de libérer des forces sociales colossales, n’a ici
aucun sens pour les petits paysans.
Cependant, il existe toujours en Allemagne de vastes régions où
prédomine la grande propriété foncière. On pourrait se poser la
question jusqu’à quel point le prolétariat agricole montré un désir
ou une tendance à suivre l’exemple russe du partage de la terre. À
cet égard on doit dire sans détour : rien de tel. Les rapports de
production caractéristiques de la grande propriété foncière en
Allemagne ont efficacement empêché l’apparition de telles
tendances. Si, dans le cas d’une économie agraire arriérée, la vision
du paysan affamé de terre tourne naturellement autour d’un partage
par la force des grands domaines, dans une situation où prédominent
des méthodes scientifiques du travail de la terre, où prédomine
sur de grands domaines un degré élevé de spécialisation, la seule
idéologie possible pourrait seulement être celle de la propriété
commune par une exploitation collective.
On pourrait objecter que le développement technologique n’a
pas une influence aussi directe sur l’idéologie de la population
agricole, parce que le poids de la tradition joue toujours un rôle
important. Néanmoins, dans cette question, posée et répondue par la
négative, on peut trouver clairement trace d’une relation entre
rapports de production et idéologie.
Dans le cas de la grande propriété terrienne en Allemagne,
l’agriculture est organisée comme une industrie, basée fortement
sur la science et les techniques modernes. Les grands domaines voués
à la culture céréalière sont travaillés avec des machines modernes,
le grain est stocké dans de grands silos et traité par des machines.
Pour l’élevage, les pâturages sont de taille étendue et sont équipés
d’étables pour des centaines de vaches, et le lait est traité par
leurs propres laiteries. Les grands domaines dans le nord du pays
sont exclusivement consacrés à la culture de la pomme de terre, et
les distilleries de schnaps travaillent directement avec eux.
Dans la province de Saxe, où tout est orienté vers la production de
betterave, dont dépendent pour le traitement les sucreries de
Magdeburg, d’Aix-la-Chapelle, etc., règnent des conditions très
semblables.
Dans de telles conditions, le slogan : "toute la terre aux
paysans !" ne peut trouver aucun terrain favorable, dans le sens
d’un partage des terres selon le modèle russe. Les ouvriers agricoles
ne sauraient quoi faire avec leur bout de terre. Dans le domaine de
l’élevage, ils pourraient certes obtenir pour eux-mêmes un morceau
de terre et un couple des vaches, mais puisque leurs logements ne sont
pas équipés comme fermes, ils ne pourraient pas entreprendre toutes
les opérations du processus d’élevage ou d’industrie laitière. En
outre, feraient complètement défaut tous les outils agricoles
nécessaires à l’exploitation de leur domaine. Tout ceci reste
valable pour l’ensemble des grands domaines de l’Allemagne, et, pour
toutes les raisons indiquées, nous pouvons en conclure qu’un tel
niveau de développement de l’agriculture exclut toute mesure de
partage des terres.
Les ouvriers qui travaillent sur de tels domaines forment le
véritable prolétariat agricole. Comme les ouvriers d’industrie, ils
sont confrontés au même problème : l’ "appropriation globale au nom
de la société ". Si dans la pratique le prolétariat industriel était
trop faible pour aborder sérieusement les tâches révolutionnaires
liées au communisme, le prolétariat agricole ne pouvait même pas
se poser de tels problèmes. Les rapports de production à la
campagne sont tels que des milliers de prolétaires, à l’intérieur
d’un cadre étroit, ne peuvent rencontrer des conditions de
solidarité, permettant la formation d’un front de classe commun.
Pour cette raison, le prolétariat agricole n’a pas réussi à former, ou
à peine, ses propres Conseils, et son rôle dans la révolution
allemande fut nul.
Tout aussi caractéristique fut l’attitude adoptée par le prétendu
semi-prolétariat des campagnes. En Allemagne, la présence de
l’industrie est considérable à la campagne, un phénomène qui se
manifeste toujours plus dans d’autres pays. Ceci peut s’expliquer par
la présence d’une main-d’œuvre à bon marché, de plus faibles prix du
terrain et des impôts moindres. Comme la main-d’œuvre nécessaire est
recrutée dans la population rurale de proximité, les ouvriers
utilisent fréquemment leur temps disponible pour cultiver une
parcelle de terrain assez grande. Ils tendent à tenir une position
intermédiaire caractéristique d’un semi-prolétariat. Leur type
d’agriculture c’est celui d’une économie domestique autarcique. Le
rôle qu’ils jouent sur le marché est quasiment nul.
Ce semi-prolétariat a eu une attitude caractéristique pendant la
révolution : il ne reculait devant rien. À maintes reprises il fut
l’avant-garde du mouvement : c’était eux qui se soulevaient et
marchaient sur toutes les villes voisines, afin de donner à la lutte
une plus large base. La Thuringe en est un exemple typique. De plus,
ces ouvriers ont joué un rôle exemplaire dans le ravitaillement des
villes. Au début de la révolution, quand les Conseils détenaient encore
le pouvoir, les paysans stockaient les produits alimentaires
pour faire monter les prix. En réaction, les Conseils des villes
prirent contact avec les Conseils de fabrique à la campagne, et les
semi-prolétaires, pleinement informés de la situation,
contraignirent les paysans à livrer leurs produits à prix fixes.
(Exemple de Hamburg.)
Pour résumer, nous pouvons dire que, en général, ni le prolétariat
agricole allemand ni le paysannat allemand n’ont participé à la
révolution. Même si, dans le cas du prolétariat agricole, les idées
communistes étaient déjà présentes, elles étaient très faiblement
développées et ne pouvaient guère s’exprimer. Ceci peut laisser
présager que, dans une future révolution prolétarienne, les paysans
adopteront une attitude "attentiste ". Leur attitude sera
généralement conditionnée par le rapport de forces
révolutionnaire, et également par le fait que les grandes
entreprises agricoles se rallieront aux formes de production
communiste.
Chapitre 18
LES PAYSANS SOUS LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT
La révolution prolétarienne ne voit pas la réalisation du
communisme sous forme d’une "nationalisation" des entreprises
"mûres", mais comme la mise en œuvre d’un principe selon lequel tous
les producteurs insèrent eux-mêmes leur travail dans la production
communiste. Elle pose du même coup les fondements de l’insertion de
l’agriculture, subdivision de la production générale. Le
principe unique qui s’applique ici est celui de la constitution et
de la consolidation d’une unité qui permet de normaliser le flot
de produits qui circule au sein de la société, unité qui s’exprime par
la détermination du temps de reproduction social moyen des divers
produits. Chaque entreprise se transforme en une cellule active de
la société communiste, où l’auto-activité du prolétariat peut
s’exercer.
Si la puissance du prolétariat industriel s’ancre
irréversiblement dans le système des conseils, il ne peut pas en
aller autrement que de voir les mêmes principes d’organisation
s’installer dans l’agriculture. La production dépend
fonctionnellement de sa structure organisationnelle. Mais cela
ne permet pas de dire comment le système des conseils se formera ;
c’est là une toute autre question que seul l’avenir résoudra. Même si
les principes généraux du système des conseils sont les mêmes pour
l’industrie et l’agriculture, il n’en existe pas moins des
différences qui, dans chaque cas particulier, feront que le
principe général aura une application diversifiée. Ainsi, par
exemple, verra-t-on apparaître le fait que la conscience
prolétarienne soit plus développée chez les travailleurs de
l’industrie que chez le prolétariat agricole. D’autre part, les
différences entre les conditions naturelles de production dans
l’industrie et l’agriculture sont une raison supplémentaire pour
que le principe des conseils y ait des réalisations pratiques
différentes.
Quoi qu’il en soit pourtant, il est fondamental que les paysans
s’unissent en communes villageoises qui ne sont finalement rien
d’autre que la réunion des organisations d’entreprises des fermes.
Il est probable que les paysans ne feront rien d’eux-mêmes. Il faudra
donc que s’ajoutant à une propagande intense, la dictature
économique du prolétariat intervienne dans la réalisation de cette
tâche. Cette dictature s’exerce par le biais des livraisons d’outils
agricoles, de semences, d’engrais artificiels, de pétrole
d’essence, etc., qui ne sont effectuées qu’aux organisations
d’entreprises en selle, et plus sûrement se réalisera
l’auto-organisation des paysans. Les paysans auront donc, tout
comme les travailleurs industriels, le devoir de calculer le temps
de reproduction social moyen de leurs produits en utilisant la
formule (f + c) + t. Ceci est réalisable, et, ici encore nous sommes
redevables au capitalisme de nous avoir donne cette possibilité
en transformant les paysans en producteurs de marchandises.
Cette possibilité est en effet démontrée dans les faits, puisque
chaque jour on fait des calculs de prix de revient aussi bien dans
l’agriculture que dans l’industrie. (J. S. King, Costaccounting
applied to agriculture (le calcul des coûts appliqué à
l’agriculture)).
Sans doute, n’en sommes-nous ici qu’aux débuts. Mais si l’on songe
que cette jeune science a fait son apparition en 1922, on ne peut que
s’émerveiller de la vitesse à laquelle elle a pu établir des principes
généraux valables pour la production industrielle et agricole.
Ceci montre bien qu’en réalité le caractère des deux productions est
le même, que la production agricole s’est transformée en
production industrielle. La tradition agit bien ici encore comme un
frein, mais les mauvais résultats financiers qu’a connus
l’agriculture européenne la feront disparaître. Ceux qui ont des
liaisons directes avec le monde paysan se rendent compte que les
vieilles vérités sont en train de s’écrouler rapidement, tandis que
de nouvelles naissent. Il est vrai que ceci n’a d’une certaine
manière rien à voir avec le communisme et qu’il s’agit d’un
processus de rationalisation de la gestion moderne des
entreprises, le tout lié à l’installation de coopératives
agricoles. Du point de vue de la production communiste,
toutefois, ceci signifie que les conditions nécessaires à la
possibilité d’établir le temps de reproduction social moyen se
mettent en place rapidement.
Il reste évidemment toujours une différence de taille entre
production industrielle et agricole, qui, en particulier, est
liée aux conditions naturelles de la production. Les pluies, la
sécheresse, les maladies des plantes et des animaux, etc., jouent
leur rôle dans l’agriculture, si bien que la productivité d’une
entreprise ne peut pas être aussi exactement connue à l’avance ici
que dans le cas de l’industrie. Pourtant, on peut faire une
comparaison de productivité pour une entreprise donnée et on le
fait déjà (cf. J. S. King). C’est déjà l’épreuve de la
rationalisation pour une ferme. Notre tâche n’est pas, en ce qui
concerne la détermination du temps de reproduction social moyen,
d’" inventer " des méthodes valables pour tel ou tel cas
particulier. Mais il est sans doute suffisamment clair que
l’établissement de cette catégorie économique suppose une
organisation complète de l’agriculture.
Il se pourrait que, à l’avenir, il soit nécessaire non pas
d’établir le temps de reproduction sur une période d’un an mais sur
dix ans, par exemple. Ainsi les variations dues à la nature seraient
plus atténuées, puisqu’on utilise une période de temps plus longue, ce
qui diminuerait du même coup les fluctuations du temps de
reproduction social moyen. Alors une baisse du temps de reproduction
social moyen correspondrait bien à une croissance continuelle de
la productivité agricole.
CONCLUSION
Les « Gloses marginales » de Marx
L’heure est venue pour le prolétariat révolutionnaire de se faire
une représentation précise de l’ordre social qu’il voudrait mettre à
la place du capitalisme. Il ne suffit plus de se débarrasser de
cette tâche en faisant la remarque que la classe ouvrière
victorieuse développera des forces aujourd’hui insoupçonnables,
dès qu’elle aura seulement secoué ses chaînes. Car c’est là une
spéculation hasardeuse sur l’avenir, et qui d’ailleurs est tout à
fait déplacée. C’est tout juste le contraire qui est vrai. L’économie
capitaliste avance à pas de géant sur le chemin de la
concentration : chaque jour qui passe nous en apporte une preuve de
plus. Quiconque n’est pas aveugle doit reconnaître que tôt ou tard,
elle trouvera dans l’État son holding. Ce chemin est en même temps
celui de la concentration de capital et de l’union de toutes les
parties de la classe dominante, y compris les couches dirigeantes
des vieilles organisations des travailleurs, contre le prolétariat.
Dans ces conditions, la propagande de la social-démocratie et des
syndicats peut paraître séduisante, alors qu’elle se répand de plus
en plus, préconisant une société démocratique, c’est-à-dire, pour
être plus exact, le droit, pour les directions de ces vieilles
organisations, – empruntant ainsi un chemin détourné dans leur
conquête de l’État –, d’influer sur la marche de l’économie. Le vieux
mouvement ouvrier expose son programme économique, celui d’une
économie planifiée : son socialisme prend forme. Mais il est clair
qu’il ne s’agit là que d’un nouvel avatar du salariat. Aujourd’hui on
peut de plus dire que le communisme d’État à la russe n’est qu’un
accomplissement encore plus poussé de cette nouvelle forme de
domination. Nous, révolutionnaires prolétariens, n’avons pas le
choix. Voici que s’ouvre aux grandes masses ouvrières un chemin où
elles doivent porter leurs actions et leurs luttes pour aboutir à leur
libération, qu’on la qualifie de socialisme ou de communisme. Et
ce sont ces classes ouvrières que nous devons gagner à nos idées,
auxquelles nous devons montrer quels sont leurs buts propres, ces
masses sans lesquelles il ne peut y avoir ni révolution ni
communisme. Mais cela nous ne pouvons le réussir que si, nous-mêmes,
nous avons une représentation claire et concrète de l’organisation
de la production et de la structure du communisme.
Et ce n’est pas tout. Même les économistes bourgeois sentent
venir la catastrophe, et ils préparent déjà le capital à se
familiariser avec l’idée d’une économie collectivisée, ils se
rendent compte que les jours de la propriété privée sont comptés et
qu’il s’agit de préserver l’exploitation au sein de cette économie.
E. Horn, un économiste bourgeois, publie un livre caractéristique :
Les frontières économiques de l’économie collective.*
Il y affirme que la suppression de la propriété privée des moyens
de production n’est pas la même chose que la suppression du mode
capitaliste de production. C’est pourquoi il ne s’oppose pas à la
suppression de la propriété privée, mais insiste sur le fait que
l’échange des marchandises, le mode capitaliste de production
avec son marché et sa formation de plus-value, doit être sauvegardé.
Pour lui la question n’est pas de savoir s’il faut supprimer la
propriété privée des moyens de production mais comment il faut le
faire.
Un économiste bourgeois comme E. Horn se doit de démontrer
l’impossibilité du communisme. Comme il le fait en recourant à la
théorie de l’utilité marginale de Böhm-Bawerk, cela nous dispense
d’entrer dans le détail de son argumentation, Boukharine, à notre
avis, a déjà réfuté cette théorie dans son livre : La politique
économique du rentier. Toutefois la manière dont Horn critique la
théorie officielle de la forme économique du communisme est digne
d’être discutée. Il y voit un ordre économique avec des signes
négatifs, car on dit toujours ce qui n’est sait jamais selon quelles
catégories se construit. En effet les caractéristiques de
l’économie communiste seraient qu’elle ne connaît ni marché, ni prix,
ni argent. Rien que des négations !
C’est le producteur-distributeur général qui remplira cet
espace négatif, répond Neurath. Quant à Hilferding, il attribue cette
tâche aux commissaires d’État avec leurs statistiques de
production et de besoins. D’autres, enfin, se rassurent en
caressant l’idée qu’il n’y a qu’à faire confiance aux forces
créatrices du prolétariat victorieux. C’est bien que s’applique le
dicton : là où l’idée fait défaut, le verbiage s’étale.
Il peut, à première vue, paraître bien étrange que les prétendus
économistes marxistes se soient si peu intéressés aux catégories de
la forme communiste de l’économie. Pourtant Marx a exprimé ses
conceptions à ce sujet de manière apparemment complète, même si
c’est sous une forme condensée, dans les gloses marginales, connues
sous le nom de Critique du Programme de Gotha. Mais cela n’est étrange
qu’à première vue. Les " disciples " de Marx, en effet, ne se sont
guère préoccupés de sa grandiose vision, parce qu’ils pensaient avoir
découvert que les conditions fondamentales de la direction et de
l’administration de l’économie s’étaient complètement modifiées
par rapport à ce que Marx pensait. C’est pourquoi l’Association des
producteurs libres et égaux est devenue entre leurs mains : l’"
étatisation ". Le processus de concentration du capital et de
l’économie leur paraissait pousser à la roue en direction de cette
étatisation avec la plus grande des rigueurs. Mais pendant les années
révolutionnaires de 1917 à 1923, sont apparues des formes
nouvelles, le prolétariat s’est emparé des moyens de production. La
révolution russe a montré que soit les conseils restent maîtres du
terrain, soit s’installe une organisation économique
centralisée liée à l’État. Et tout cela démontre une fois de plus
l’exactitude des directives de Marx pour l’économie communiste.
Disons quelques mots sur ces Gloses marginales. En 1875,
l’Association générale des travailleurs allemands, l’organisation
de Lassalle, devait fusionner avec le Parti ouvrier social-démocrate.
Une esquisse de programme fut établie à Gotha. Ce programme
d’unification fut soumis par Marx d’un côté et Engels de l’autre a
une critique destructrice. Marx envoya sa critique à Bracke et il
intitula son manuscrit Gloses marginales au programme de
coalition. Dès 1891 ces gloses marginales étaient connues dans des
cercles moins restreints, surtout lorsqu’Engels les eut publiées dans
Die Neue Zeit. On n’en entendit plus parler jusqu’en 1920, 1922 et
1928 où on en fit des rééditions.
Ces gloses marginales nous voulons d’abord les utiliser pour
notre conclusion. Elles s’accordent tellement bien avec ce qui
précède que notre travail apparaît, pour ainsi dire, comme une
continuation et une mise à jour de la conception de Marx. Nous allons
illustrer cet accord par une citation du passage où Marx polémique
contre le "programme de coalition" au sujet de la conception selon
laquelle chaque travailleur doit recevoir le "fruit intégral de son
travail".
" Si nous prenons d’abord les mots "fruits du travail " au sens de
"produit du travail", le fruit du travail coopératif est alors la
totalité de ce que la société produit. Or, il faut en retrancher :
" Ces déductions opérées sur le " fruit intégral du travail " sont
une nécessité économique, et leur grandeur sera déterminée en
fonction des moyens et des forces disponibles, en partie par le
calcul des probabilités ; et l’équité comme telle n’a rien à faire
dans une opération de cette nature.
" Reste l’autre partie du produit total, celle qui est destinée à la consommation.
Avant de procéder à sa répartition entre les individus, il faut encore en déduire :
" D’emblée, cette fraction se trouvera considérablement réduite
en regard de ce qu’elle est dans cette société et devrait diminuer au
fur et à mesure que se développera la société nouvelle.
" D’emblée, cette fraction augmentera considérablement, en
comparaison de ce qu’elle est dans la société actuelle ; et elle
s’accroîtra à mesure que se développera la société nouvelle.
" À présent, et à présent seulement, nous abordons la
"distribution " seule envisagée dans ce programme d’une
inspiration lassallienne et, disons-le, passablement bornée, Il
s’agit de la fraction des moyens de consommation distribuée entre
les producteurs individuels de la société coopérative.
" Insensiblement, le " produit intégral du travail " s’est déjà
transformé en " produit partiel", encore que la part retirée au
producteur, en sa qualité d’individu privé, lui revienne
directement ou indirectement en sa qualité de membre de la
société. "
(Marx, op. cit., p. 1417-1418, La Pléiade.)
Ce que nous ne trouvons chez aucun économiste marxiste saute ici
aux yeux. Marx se représente l’économie dans la société communiste
comme un processus fermé, où se fait une circulation conformément à
des lois. La nécessité économique de procéder au remplacement et à
l’élargissement des moyens de production, tel est le fondement
sur lequel repose aussi la distribution du produit général. Marx ne
peut nulle part être accusé de nourrir l’arrière-pensée de faire
réglementer ce remplacement par des commissaires d’État, par des
décisions de personnes. Pour lui, il doit s’agir d’un processus
purement matériel exigeant un étalon de mesure qui, cela va de soi, ne
peut sortir que de la production elle-même. Si les frais généraux, la
satisfaction communautaire des besoins, et l’assistance publique
pour ceux qui sont dans l’incapacité de travailler, viennent rogner
le "fruit intégral du travail", on ne voit pas qu’il soit question,
chez Marx de statistiques, il y a simplement une déduction pour
chaque producteur individuel dans sa part de produits de
consommation. Si on se souvient que, de plus, il propose comme unité
de mesure pour cette répartition le temps de travail fourni par
l’individu, alors le tableau est complet. Nous croyons par conséquent
avoir le droit de dire que notre exposé n’est qu’une application
logique du mode de pensée de Marx.
De la comptabilité en argent à la comptabilité en temps de
travail
Dans une discussion de vive voix des Principes fondamentaux de la
production et de la distribution communistes, on a soulevé pour
l’essentiel deux arguments. Le premier porte sur le calcul en termes
de temps de travail, le second affirme que cette étude esquisse les
fondements d’une société utopique. Nous voulons montrer
maintenant que ces deux arguments ont déjà été réfutés par
l’histoire.
La suppression de l’argent et son remplacement par le temps de
travail social moyen (argent-travail) est un acte révolutionnaire
et, si la puissance de la classe ouvrière est suffisante, elle peut
être accomplie en quelques mois. C’est une question de puissance à
laquelle seul l’ensemble du prolétariat peut répondre.
Une dictature de parti ne peut le faire. Une dictature de parti
n’est que le produit de la mise en application du communisme
d’État.
La dictature du prolétariat aura besoin, au cours de sa première
période d’existence, d’énormes quantités d’argent. Elle devra
vraisemblablement les créer de la même manière que les États
capitalistes d’Europe centrale : en faisant marcher la planche à
billets. Il en résultera une forte inflation, et une flambée des prix
des produits. Il ne s’agit pas de décider si on doit consciemment
souhaiter cette inflation. Si on pouvait l’éviter, ce serait
certainement bien que la force du prolétariat y remédie. Mais le
phénomène de dépréciation de l’argent semble bien toujours
accompagner les mouvements révolutionnaires. Quelle que soit la
manière dont la révolution se déroulera, qu’elle aboutisse au
communisme d’État ou à l’Association des producteurs libres et
égaux, qu’un parti usurpe la dictature ou que la classe
prolétarienne, en tant que telle l’exerce par l’intermédiaire de ses
conseils, il y aura, dans les deux cas, inflation.
Pourtant, finalement, les relations sociales finissent par se
stabiliser, et avec cette stabilisation progresse celle des
valeurs monétaires. L’ancienne unité de compte est supprimée et une
nouvelle prend sa place. Ainsi la Russie a créé une nouvelle unité de
compte : le tchernowetz. L’Autriche a fait de même tout en gardant
son schilling. La Belgique a introduit le belga, l’Allemagne le mark
d’or. La France et l’Italie ont suivi le même exemple, tout en
conservant l’ancien nom de leurs unités.
Le peuple allemand a donc subi une leçon de choses sur
l’introduction d’une nouvelle unité de compte. Ce qui hier était fixé
à un milliard de marks de l’ancienne unité se trouvait, à une date
donnée, être égal à un mark-or. La vie économique s’accommoda
brillamment du nouvel état de fait et on passa sans pratiquement
aucun trouble ni gêne à la nouvelle unité.
Seul un râleur professionnel peut faire remarquer que quelques petits propriétaires y ont laissé des plumes.
Avec l’introduction de l’heure de travail social moyenne comme
unité de compte il en hait de même. Si la production se poursuit
régulièrement, la "stabilisation" est, en quelque sorte, assurée. À
une certaine date, l’argent sera déclaré sans valeur et seul l’argent
travail donnera droit a recevoir une part du produit social. Cet
argent-travail ne pourra être émis que par les coopératives.
Cette suppression instantanée de l’argent suppose qu’aussi
soudainement, pour chaque produit, soit estimé le temps de
reproduction social moyen. ll est clair que ce n’est pas possible
d’un seul coup, si bien que, provisoirement, on ne disposera que
d’une estimation grossière, tantôt au-dessus tantôt au-dessous de la
quantité exacte. Mais si la comptabilité en temps de travail est
mise en place, les véritables temps de reproduction finiront par
être bientôt établis. De même que les producteurs conduisent et
administrent eux-mêmes la production, de même ils devront accomplir
la conversion de la comptabilité en argent en comptabilité en
temps de travail. La seule chose dont ils ont besoin pour cela, c’est
l’" indice chiffré ", le " nombre clef " qu’on a bien connu pendant
les années de guerre.
Une méthode pour réaliser cette estimation grossière est de
calculer le temps de reproduction social moyen pour des industries
qui ont une production de masse, ou bien pour ce qu’on appelle les
industries-clefs, comme les charbonnages, la sidérurgie, les
potasses, etc. En consultant les livres de l’entreprise on peut
trouver facilement combien de tonnes d’un produit donné sont
fabriquées dans un temps donné, et à combien le prix de revient propre
se monte. Ainsi, compte non tenu des intérêts du capital, etc., on
établit combien d’heures de travail ont été utilisées. De ces données
on tire la valeur-argent correspondant à une heure d’acier, une
heure de charbon, une heure de potasse. En faisant alors la moyenne
entre toutes les industries on obtient une quantité que l’on peut
retenir comme moyenne générale. Ceci ne veut pas dire qu’il faut avoir
recours à des "nombres-clefs" établis de cette manière, simplement
qu’il est possible de le faire. Beaucoup de méthodes sont utilisées
pour atteindre le but visé. Comme nous l’avons déjà remarqué ;
l’histoire a montré qu’on pouvait procéder à une quantification
instantanée de l’unité de compte. " La plus grosse et la plus
difficile des opérations financières jamais tentées", pour
reprendre les termes du New Stateman qualifiant l’introduction du
mark-or, s’est déroulée dans un pays hautement industrialisé sans
perturbations sérieuses.
Supposons que de ce calcul de moyenne sorte le résultat que 0,80
mark = 1 heure de travail ; chaque entreprise peut alors calculer un
temps de production courant pour ses produits. Dans chaque
entreprise on procède donc à un inventaire selon la méthode usuelle
et que l’on exprime en marks. On estime alors l’usure des outils et des
machines, ce qui du reste est connu dans toute entreprise, et on
exprime le tout avec l’indice. Par exemple, pour une entreprise de
chaussures le calcul pourrait être :
Usure des machines, etc. 1.000 Marks = 1.250 heures de travail
Cuir, etc. 449.000 Marks = 61.250 heures de travail
Temps de travail = 62.000
Total : 125.000 heures de travail
Nombre de paires de chaussures produites : 40.000
Temps de production moyen : 125.000/ 40.000 = 3,125 heures/paire.
La prétendue utopie
Le deuxième argument de nos critiques c’est qu’il s’agit d’une
"utopie". Mais cette appréciation n’est pas fondée. Ou peut-on en effet
trouver, dans notre exposé, une construction a priori de l’avenir ?
Nous nous sommes bornés à déterminer quelles étaient les catégories
fondamentales de la vie économique communiste. La seule chose
que nous voulions montrer, c’est que la révolution prolétarienne
doit trouver la force d’introduire le temps de travail social moyen
comme fondement de l’activité économique, et que, si elle n’y
réussit, l’avènement du communisme d’État est inéluctable. En fait,
il est peu vraisemblable que ce communisme d’État puisse se
proclamer ouvertement tel, car ce régime est par trop discrédité,
c’est pourquoi on peut s’attendre à voir apparaître une sorte de
"socialisme de guilde", comme celui que propose Cole dans son ouvrage
Self-government in Industry (Autogestion dans l’industrie), ou celui
de Leichter sur lequel nous reviendrons. Tout cela n’est que du
communisme d’État camouflé, dernier effort du monde bourgeois
d’échapper au communisme, d’empocher la réalisation du rapport
exact entre les producteurs et le produit social.
En fait c’est presque, au contraire, ce qui nous a été jusqu’à
maintenant proposé comme production et distribution
communistes, avec la prétention d’être construit sur la réalité,
qui est pure utopie. On a fait, par exemple, de projets allant jusqu’à
organiser les différentes industries, précisant les commissions
et les conseils qui devaient prendre en compte l’opposition
producteur-consommateur, voire les organes qui doivent être
maîtres du pouvoir de l’État. Il arrive ainsi qu’un auteur traîné par
les galipettes de son imagination, voit surgir une difficulté
dans ses considérations théoriques sur le travail commun des
diverses industries. Il a tout de suite la solution : il suffit "de
faire naître" une nouvelle commission, ou un conseil spécialisé.
Ceci est particulièrement vrai du "socialisme de guilde" à la Cole,
dont le socialisme syndical allemand n’est qu’un rejeton.
La structure organisationnelle de l’appareil de production et
de distribution est fonctionnellement liée aux lois
économiques. auxquelles elle se conforme. Toutes les considérations
sur cette structure ne sont que des sornettes utopiques si on ne
précise pas les catégories économiques auxquelles cette structure
se rattache. Il s’agit là d’une utopie qui détourne l’attention des
véritables problèmes.
Dans notre étude nous ne nous sommes pas aventurés sur ce terrain.
Après avoir mentionné la structure organisationnelle de la vie
économique, nous avons parlé seulement des organisations
d’entreprises et des coopératives. Nous étions fondés à le taire
parce que l’histoire a déjà montré ce que pouvaient être les formes de
ces organisations ; il ne s’agit donc pas de fruits d’une
imagination débridée. En ce qui concerne les organisations
paysannes nous avons été très réticents justement parce que, dans ce
domaine, l’expérience en Europe occidentale reste très limitée. Il
faut attendre pour savoir comment les paysans ; s’organiseront.
C’est pourquoi nous n’avons fait que montrer comment le capitalisme
a développé les conditions qui permettent d’envisager la
comptabilité en termes de temps de reproduction social moyen dans
les entreprises agricoles, tout en essayant d’en tirer les
conséquences.
La manière dont ces organisations d’entreprises se lieront les
unes aux autres, la création d’organes destinés à assurer une "marche
sans à-coup" de la production et de la répartition, la manière dont
ces organes devront être choisis, comment les coopératives,
devront se regrouper, autant de problèmes qui seront pesés et résolu
dans le cadre des conditions particulières qui accompagneront la
fondation de la production et de la répartition. C’est justement
cette articulation fonctionnelle que prétend déterminer
exactement le socialisme de guilde à la Cole, tout cela sans se
soucier du problème réel des lois économiques, et nous inondent de
toute une pacotille sans valeur.
Nous lui retournons l’accusation d’utopie puisque notre ouvrage ne
s’intéresse qu’à l’établissement de l’heure de travail social
moyenne et au temps de reproduction.
Si on qualifie d’utopie la confiance en la capacité du
prolétariat d’établir le communisme, alors il faut se rendre compte
qu’il s’agit d’une utopie subjective, que le prolétariat doit
éliminer par sa propagande intensive. Le seul domaine où l’utopie
pourrait apparemment être fondée, c’est celui de la comptabilité
sociale et du contrôle de la vie économique. Mais il ne s’agit là que
d’une apparence. On peut estimer que, par exemple, Leichter a
consacré plus de place aux possibilités de développement, parce
qu’il laisse pendante la question de savoir si les compensations
entre entreprises individuelles doivent se faire en argent ou
simplement par une comptabilité centralisée, alors que nous
demandons purement et simplement que se mette en place cette
comptabilité centralisée. Mais l’essentiel n’est pas là il se
trouve dans le fait que nous avons fortement insisté sur la
comptabilité sociale générale comme arme de la dictature
économique de la classe ouvrière, ce qui permet du même coup de
résoudre le problème du contrôle social de la vie économique. La
structure organisationnelle de cette comptabilité, la manière
dont elle se lie à la société générale, autant de questions que, il va
de soi, nous avons laissé de côté.
Il est évidemment possible que la révolution prolétarienne ne
développe pas suffisamment de forces pour utiliser cette arme
décisive de sa dictature. Mais finalement, il faudra bien en venir
là, car, même sans parler de dictature, l’économie communiste exige
d’elle-même que soit calculé exactement du quantum de produit que
les consommateurs reçoivent sans paiement. En d’autres termes : les
données nécessaires pour le calcul du facteur de rémunération
doivent être collectées qu’on n’y arrive pas, ou qu’on n’y arrive que
de manière insuffisante, et la catégorie du temps de reproduction
social moyen ne peut être introduite, et le communisme s’écroule de
lui-même. Alors on ne peut échapper à la politique des prix, et nous
sommes de nouveau dans un système de domination des masses, dans le
communisme d’État. Donc ce n’est pas notre imagination qui nous
fait tenir pour souhaitable la comptabilité sociale générale,
mais bien les lois économiques qui purement et simplement
l’imposent.
Résumons rapidement nos considérations :
À la base de cette étude se trouve le fait empirique que la prise
du pouvoir met les moyens de production dans les mains des
organisations d’entreprises. Il dépendra de la force des idées
communistes, laquelle à son tour repose sur une conception claire de
ce qu’on doit faire avec ces moyens de production, que les
organisations d’entreprises en restent maîtresses. Si ce n’est
pas le cas, alors on s’acheminera vers le communisme d’État, qui
pourra se livrer à ses tentatives désespérées d’imposer sa
production planifiée, le tout sur le dos des travailleurs. Alors il
faudra une deuxième révolution pour que les moyens de production
passent vraiment aux mains des producteurs. Mais si les
organisations d’entreprises restent maîtresses de la situation,
alors elles ne pourront ordonner l’économie que sur la base du temps
de travail social moyen, en supprimant l’argent. Il est bien sûr
possible que les tendances syndicalistes soient si fortes que
les ouvriers voudront autogérer les entreprises tout en gardant
l’argent. Le résultat ne sera alors rien d’autre qu’une sorte de
socialisme de guilde, lequel finalement conduit au communisme (=
capitalisme) d’État. Le centre de gravité de la révolution
prolétarienne, c’est d’établir une relation exacte entre le
producteur et le produit, ce qui n’est possible que par
l’introduction généralisée de la comptabilité en temps de
travail. Telle est la plus haute exigence que doit mettre en avant le
prolétariat... Mais c’est aussi la revendication minimale, et sans
aucun doute une question de rapport de force. Et seul le prolétariat
lui-même peut l’imposer car il ne peut compter en aucun cas sur l’aide
des intellectuels fussent-ils socialistes ou communistes.
Cette maîtrise des organisations d’entreprises s’articule par
conséquent sur l’administration et la conduite autonomes des
entreprises car c’est là la base sur laquelle on peut mener le calcul
du temps de travail. Toute une littérature venue d’Amérique
d’Angleterre et d’Allemagne montre que le calcul du temps de
production social moyen est déjà préparé par le capitalisme. Dans le
communisme le calcul de (F +C) + T peut se mener sans plus de
difficulté que ceux qui se font déjà avec une autre unité de compte.
De ce point de vue, on peut dire que la vieille société capitaliste
porte la nouvelle société communiste dans son sein. Les
compensations comptables entre entreprises qui servent à
assurer la reproduction dans chaque entreprise se font par la tenue
de livre de comptes de virements... exactement comme aujourd’hui. Là
aussi, le capitalisme enfante le nouvel ordre. La fusion des
entreprises est un processus qui s’accomplit aussi aujourd’hui. Il
est tout à fait vraisemblable que le groupement à venir sera tout
autre que celui que nous connaissons, car il s’effectuera partir d’un
tout autre point de vue. Les entreprises que nous avons qualifiées
de T.S.G., les entreprises "publiques" existent déjà aujourd’hui,
mais elles fonctionnent en tant qu’instrument de l’État de classe.
Elles seront libérées de la tutelle de l’État et seront réorganisées
selon le point de vue social du communisme. Là aussi il s’agit d’une
reconstruction de ce qui existe déjà. L’État perd son caractère
hypocrite, et devient simplement l’appareil de la puissance de la
dictature du prolétariat. Il aura à briser la résistance de la
bourgeoisie... mais il n’aura rien a faire dans l’administration de
l’économie. Ainsi, simultanément, se trouvent données les
conditions préalables au " dépérissement " de l’État.
Cette séparation entre les entreprises publiques et l’État, leur
jonction à l’ensemble économique, exige la fixation de cette partie
du produit social qui doit encore être partagée individuellement,
et pour laquelle nous avons introduit le facteur de consommation
individuelle (F.C I.).
En ce qui concerne la distribution, les organes de l’avenir sont
déjà esquissés dans le capitalisme. Jusqu’à quel point les
coopératives de consommateurs que nous connaissons aujourd’hui
pourront être utilisées dans l’avenir est une autre question,
d’autant plus que la répartition sera organisée selon un tout autre
point de vue. Mais il n’en est pas moins certain que toute une
expérience s’accumule dans les coopératives d’aujourd’hui.
Si, en revanche, nous considérons le communisme d’État, on peut
déjà remarquer que l’argent ne peut disparaître (cf. Kautsky), tout
simplement parce que seules les entreprises "mûres" peuvent être
"nationalisées" et que, par conséquent, une grande partie de la
production est encore faite par du capital privé, ce qui exclut toute
unité de compte autre que l’argent.
Le marché des marchandises y demeure ; de même la force de travail
garde son caractère de marchandise, et doit réaliser son prix sur le
marché, autrement dit : en dépit de belles paroles, la réalité, c’est
qu’il n’est pas question d’abolir le salariat. L’évolution de la
"nationalisation", qu’on nous présente comme la marche au
communisme, ouvre des perspectives désespérantes. La formation
de la collectivité communiste à venir est arrachée aux
producteurs et est abandonnée à la bureaucratie d’État, qui
rapidement amènera l’économie à la stagnation. Juchés dans leurs
bureaux où ils centralisent, ils décident ce qui doit être produit,
quelle sera la durée du travail et le salaire.
Dans un tel système, la démocratie doit aussi jouer son rôle. Seuls
des corporations et des conseils élus garantissent que les intérêts
des masses seront respectés. Mais cette démocratie sera rognée
morceau par morceau car elle est incompatible avec une direction
centralisée. Finalement plus d’un dictateur s’essaiera au pouvoir ;
la marche de la vie économique sera alors déterminée par une
démocratie du type pouvoir personnel. En fait la démocratie ne sera
qu’un manteau pour couvrir la domination de millions d’hommes,
tout comme dans le capitalisme. Dans le meilleur des cas, les
travailleurs auront ce "droit de cogestion" que l’on vante
tellement, et qui n’est rien d’autre qu’un voile de fumée autour des
véritables rapports de force.
Le rejet de l’administration et de la direction centralisée de la
production ne veut pas dire pour autant que l’on se trouve sur le
terrain du fédéralisme. Là où la direction et l’administration de
l’économie sont entre les mains des masses elles-mêmes avec leurs
organisations d’entreprises et leurs coopératives, il y a sans
aucun doute de fortes tendances vers le syndicalisme ; mais, si on
la considère du point de vue de la comptabilité sociale générale, la
vie économique constitue un tout indissociable. Ainsi avons-nous
un "point central", d’où l’économie ne peut être ni dirigée ni
administrée, mais d’où on peut en embrasser la totalité. Le fait que
toute transformation de l’énergie humaine au cours du processus
économique finisse par aboutir à un organisme qui l’enregistre est
la plus haute synthèse de la vie économique. On peut l’appeler
fédéraliste ou centraliste, tout dépend du point de vue dont on
l’examine. Elle est aussi bien l’un que l’autre, ces concepts ont perdu
tout sens pour le système de production vu comme un tout.
L’opposition fédéralisme-centralisme se dissout dans une unité
supérieure, l’organisme de production est devenu une unité
organique.
Gruppe Internationaler Kommunisten