L’organisation scientifique du travail : aliénation, annihilation, suicides. Mode d’emploi de la secte managériale
En même temps que le système capitaliste s’attaque aux
acquis sociaux, nous constatons un renforcement des méthodes
scientifiques d’exploitation par le truchement du management. L’entreprise
n’est pas seulement le lieu où, pour un temps déterminé, on vend sa
force de travail ; autrement dit, on aliène une partie de son être en
échange d’un salaire. L’entreprise doit maintenant être le centre
même de la vie sociale. Le temps pour les managers n’est plus
seulement celui défini par la loi, mais celui qu’eux-mêmes
définissent comme nécessaire au fonctionnement de l’entreprise.
Ils utilisent, ces nouveaux curés de l’ordre managérial, toute une
série d’outils, dont le résultat doit être chez le subalterne une
déprogrammation de sa personnalité. C’est, vous l’avez compris,
la méthode des sectes. Après cette cure de lavage de cerveau,
certains qui ne parviennent pas à atteindre les objectifs qu’ils se
sont eux-mêmes fixés en arrivent au suicide. C’est ce qui c’est passé
en France à Renault, La Poste, France Télécom.
Dorénavant, tout salarié doit avoir l’esprit d’entreprise,
c’est-à-dire celui de la secte managériale (1) : ce n’est plus
seulement pendant ton temps de travail que tu dépends de
l’entreprise, c’est tout le temps. Voilà le rêve managérial : faire de
toi un zombie de l’entreprise. Il faut que tu dépasses ton temps légal
de travail, il faut que tu renonces à tes vacances, il faut que tu
deviennes cadre autonome...
L’entreprise pénètre dorénavant ta vie privée, parfois jusqu’à
l’absurde et même jusqu’au cynisme. Des séminaires sont régulièrement
organisés pour contrôler cet attachement aux idées de l’entreprise,
et les salariés se voient soumis à un véritable « strip-tease
psychologique » visant une remise en cause de leur personnalité.
Le nouvel encadrement
Nous pourrions dire que les anciens chefs ou contremaîtres trop
autoritaires qui sévissaient à l’époque du taylorisme, comme
reproduction de l’ordre militaire dans l’entreprise, ont été
remplacés. Le Mai 1968 français pensait en avoir fini avec le
taylorisme les petits chefs... « Taylor salaud, le peuple aura ta
peau » scandaient les maoïstes de La Cause du peuple. Mais la
bourgeoisie elle aussi pressentait que l’Organisation
scientifique du travail (OST) de la période keynésienne
commençait à s’essouffler, que d’autres méthodes d’exploitation
faisant appel à la motivation devaient être mises en action. Il
fallait non seulement liquider la lutte de classe frontale, mais
surtout s’attaquer aux résistances larvées de l’individu au
travail. Il fallait commencer par l’éternelle lutte contre
l’absentéisme, les temps morts, mais aussi le sabotage.
Il devenait nécessaire qu’existe à côté du syndicalisme un
ordre interne à l’entreprise qui s’attache à démanteler tout
regroupement collectif d’échange d’informations (les appareils
de boisson où se regroupent les salariés, les pots diverses, les
réunions syndicales, les fumoirs). Le but étant de favoriser
l’individualisme et l’esprit d’entreprise, tout en formant tout de
même une équipe dont le contrôle est assumé par le manager coach
(celui-ci dispose même d’un petit budget pour les pots organisés sous
son contrôle, et non plus de manière « sauvage » et en son absence par
les salariés). Le manager doit donc manier avec doigté ce qu’il
appelle « l’individualisme collectif », avec des outils comme la
formation permanente et les méthodes psychologiques.
La surveillance du travail effectué se fait par le truchement de la traçabilité :
gestion informatisée, codes-barres... Son contrôle se fait en amont.
Le manager a pour tâche principale de surveiller la bonne santé mentale de ses collaborateurs (on ne dit plus subalternes) car le citoyennisme d’entreprise suppose une collaboration d’égal à égal. D’ailleurs on se tutoie avec les managers, on est leurs potes.
Les managers (bac + 5) n’appartiennent pas au « cœur de compétence »
de l’entreprise, mais forment cet ordre mobile et agissant dont le
« cœur de compétence » a besoin en permanence, pour fluidifier les
informations dans un contexte où la durée de« visibilité » de
l’entreprise dans la concurrence mondiale est de l’ordre de six mois.
La secte managériale a bien entendu ses codes et références de
manière à se distinguer du monde profane qu’elle côtoie et manipule.
a) Cadres prolétarisés ou prolétaires mystifiés en cadres ?
En règle générale, nous avons toujours placé l’encadrement comme
étant du côté du patronat, ou sinon observant vis-à-vis des grèves une
neutralité plus ou moins bienveillante selon les moments et la force
du mouvement prolétarien. Le développement de la logistique,
une branche de la gestion « juste à temps », a progressivement
vidé les entreprises du personnel exécutant, c’est-à-dire du
personnel salarié au sens des élections professionnelles :
collège employés ou ouvriers, agent de maîtrise et cadres.
Selon les statistiques, le collège cadres prend de l’extension
au point de devenir aussi important et plus que le collège employés,
le collège agents de maîtrise est en voie de disparition. Tout ceci a
bien évidemment des répercussion sur les mentalités dans
l’entreprise et la lutte de classe. Etre cadre aujourd’hui, ce n’est
pas toujours une bonne affaire, surtout si la promotion ne donne
aucune rémunération confortable.
Le cadre voit toutes les contraintes liées au bon esprit d’entreprise lui tomber dessus :
déplacement, horaires (surtout pour les cadres autonomes), et
au final une augmentation du taux d’exploitation comparé au statut
de simple employé.
Cette transfiguration/reconnaissance du prolétaire en autre chose
qu’il est réellement fait partie des méthodes du management (ce
n’est d’ailleurs pas pour rien que nous disons que le « balayeur » est
devenu un « technicien de surface », la « caissière » une « hôtesse
de caisse »). L’émancipation virtuelle ne coûte rien au capital,
elle lui rapporte tant qu’elle fait son effet. D’où l’importance d’un
contrôle permanent des « consciences ». Ce dernier ne vise pas
seulement les objectifs économiques à atteindre, mais plutôt à
empêcher tout regroupement autonome des travailleurs dans un
contexte de remise en cause de leurs acquis. La secte managériale
n’hésite pas à utiliser la méthode mystificatrice formalisée
par le nazi Rosenberg dont Georges Politzer disait :
« Chaque fois qu’à propos d’un acte qui aggrave la situation de
l’exploité, l’exploiteur l’appelle non pas elendes Rindvieh (« espèce
d’abruti »), mais Hochwohlgeborener Herr Volksgenosse (très estimé
Monsieur et Camarade »), « l’exploité demeure asservi physiquement,
mais il est émancipé métaphysiquement. La situation des
travailleurs peut donc s’aggraver continuellement, ils seront
néanmoins mystiquement de plus en plus émancipés, car l’exploiteur
peut faire n’importe quoi, pourvu qu’il accorde au peuple sa
considération intérieure, die innere Achtung. Le national-socialisme
a supprimé le capitalisme, par restriction mentale (2). »
Il ne faut pas supprimer l’exploitation, mais la conscience de
l’exploitation « par restriction mentale », dira Politzer, et c’est
effectivement à cette tâche que s’attaque la secte managériale.
L’esprit d’entreprise, un passeport pour l’emploi
Dès qu’il arrive sur le marché, le possesseur de sa force de
travail doit se vendre. C’est alors que commence son calvaire et que
tombent les illusions. Il n’a pas un pied dans l’entreprise que déjà
il doit se soumettre à des questionnaires sur sa vie privée et
celle de ses proches, sur ses activités sportives, artistiques,
politiques et, sous-entendu, syndicales. On va même jusqu’à lui
demander les nom et adresses des personnes de son entourage
pouvant donner des informations à son sujet. Nous voyons que dès le
début, le citoyen d’entreprise est un suspect. Dès son
intronisation, il est mis en situation de quarantaine c’est-à-dire
en CDD renouvelable, le temps de vérifier l’amour qu’il va porter à
l’entreprise, sa dévotion, son sens non seulement de l’aliénation
mais aussi sa capacité à relever les défis de l’impossible en ce
donnant des objectifs impossibles à atteindre. C’est à ce niveau
qu’entre dans la danse la secte managériale qui en permanence va
jouer sur le crédo valorisation/dévalorisation de l’individu
vis-à-vis de ses pairs. Elle dispose de toute une série d’outils de
contrôle et de surveillance de l’individu au travail par le
truchement des technologies de l’information et de la
communication (TIC).
a) Les évaluations permanentes
Mais suspect tu restes, et on va vite te faire comprendre que tu
n’es plus dans une obligation de moyen vis-à-vis de l’entreprise mais
que tu as une obligation de résultat. Après t’avoir bien lessivé le
cerveau la secte managériale passe à ton évaluation. Il s’agit de
tout un processus de notation selon des critères normatifs,
regroupés sous le terme de « compétence ». L’évaluation n’est que
rarement positive pour le salarié, elle engendre plutôt tout un
système de sanctions en fonction de grilles de résultats. Si le
salarié n’atteint pas ses objectifs, il devient rapidement
incompétent dans sa fonction. C’est a ce moment que les premières
déstabilisations commencent, pouvant mener à la relégation de
l’individu. C’est là qu’intervient l’annihilation de ses
capacités, et que faute de faire partie d’une communauté de
résistance à la folie du capital, il va sombrer dans la dépression
et le suicide (3).
Cette méthode de dévalorisation est surtout utilisée pour
parvenir à une démission du salarié, mais aussi elle peut jouer sur
l’aspect affectif du type dévalorisation /valorisation afin que
les objectifs soient atteints. Ce fut le cas dans un hôpital de Paris
où les filles de salle se virent infliger des formations de redynamisation.
b) La VAE, l’obligation de formation et les certifications
La « validation des acquis de l’expérience » (VAE) n’est pas
neutre, même si elle nous est présentée comme voulant « réduire la
fracture entre jeunes diplômés et anciens expérimentés ». Elle fait
partie intégrante du système de remise en cause de l’individu à son
poste et de son employabilité. Elle devient l’instrument
idéologique des reconversions internes des faiblement diplômés et
prétend sortir la formation diplômante de son carcan scolaire tout
en renforçant le rôle tutorial de la secte managériale.
Dès que celle-ci s’empare de la formation, nous ne sommes plus dans
le cadre de la formation professionnelle type diplôme
d’entreprise validé par une augmentation de salaire ou un
changement de grade. La secte managériale ne conçoit pas la
formation comme moyen d’améliorer le prix de la vente de la force de
travail, ce qu’elle veut c’est tout le contraire. La formation pour
elle doit devenir une obligation, un moyen pour le salarié de
maintenir son employabilité menacée par la concurrence. Tout comme
la lecture de la Bible prouve son attachement à Dieu, la formation
prouve son attachement, sa dévotion, son aliénation et
annihilation à l’entreprise.
Ce n’est pas un hasard si en 2004, l’Union des Industries de la
Communauté européenne (Unice) et la Confédération européenne des
syndicats (CES) ont placé la formation au centre du traitement
social du chômage et de l’employabilité. De ce constat devait naître
le concept de la formation tout au long de la vie,
(Echanges n° 109, été 2004), c’est-à-dire l’obligation de se former
en permanence pour maintenir sa qualification et son emploi.
Afin de donner un semblant de réalisme à cette mystique
d’entreprise, le patronat et ses collaborateurs ont fait
intervenir le consommateur qui doit être informé, rassuré,
sécurisé, sur le produit final qu’il achète. De là l’émergence
internationale de normes de certification ISO 9000 qui doivent
certifier la conformité de l’entreprise à certaines règles de
qualité. Comme le certificateur est une entreprise privée,
rétribuée par l’entreprise contrôlée, on peut s’interroger sur la
valeur d’une telle certification pour le client ; mais pour
l’entreprise elle est un moyen de plus de faire pression sur ses
salariés, toujours très stressés par ces contrôles. La « formation »
est l’outil idéologique le plus pernicieux du xxie siècle et il
faudra l’affronter directement à ce titre.
Les technologies de l’information et de la communication au service du capital
Avec l’introduction des TIC, nous assistons à un véritable saut
qualitatif du contrôle sécuritaire des entreprises. Les
entreprises sont de véritables sanctuaires, souvent comparées par
les salariés eux-mêmes à la CIA, au Pentagone ou aux prisons.
L’utilisation des TIC permet pour la première fois dans l’histoire
de l’humanité la fusion entre surveillance et processus de travail
(4). Par exemple, il n’est plus possible de se déplacer librement
d’un service, ou d’un étage, le salarié dispose d’un badge qui ne
fonctionne par exemple que pour aller à son poste de travail, à la
cantine... Des vidéos sont en action en permanence et toute
l’architecture des nouvelles entreprises vise à ne plus laisser de refuge au non-travail :
obligation de travailler la porte ouverte, ou travail en
« plateau » et transparence des cloisons (exemple le groupe
AXA).Tout est fait pour favoriser la lutte de tous contre tous,
jusqu’à un certain point. L’introduction des TIC permet de
centraliser en temps réel les informations et les prises de
décisions, sans contact physique. Les nouvelles technologies ont
ouvert la voie au travail à domicile, aux téléconférences... Un
retour au travail à domicile comme celui qui avait précédé les
grandes concentrations redevient possible mais à une échelle bien
supérieure puisqu’elle agit dans le temps et l’espace. On travaille
partout et en tout lieu avec son ordinateur, dans les transports,
les hôtels... il n’y a plus de sphère privée.
Cette fusion entre le processus de travail et son contrôle
permanent va rendre obsolète le personnel de surveillance des
grandes entreprises centralisées. Tout ce personnel sera donc
relégué au musée, et entrera dans la catégorie des économies
d’échelle. Le travail semble dorénavant intrinsèquement
auto-surveillé, suivi à la trace à toutes les étapes de la lean
production. L’entreprise peut maintenant devenir un puzzle, elle
éclate, se délocalise, se recompose, s’externalise, se filialise,
sans être profondément perturbée (5).
Les conséquences de
la « lean production »
La lean production est un concept global qui regroupe la polyvalence, le travail de groupe, le flux tendu,
le zéro défaut, la traçabilité, la qualité... La mise en action de ce
mode de gestion principalement articulé autour du système du flux
tendu s’est progressivement développé à partir des années 1980,
années où la rentabilité des entreprises atteignait son point bas.
Ce sont les entreprises japonaises qui adoptèrent le système du
flux tendu, notamment dans le secteur automobile (6) : plus de
gestion des stocks, donc une économie en capital qu’il était
possible de réinvestir rapidement. La gestion à flux tendu peut à
ce niveau être considérée comme un moyen de contrer la tendance à la
baisse du taux de profit.
Non seulement elle a gagné toute l’industrie mondiale, mais aussi
le secteur des services, de la distribution, des banques, des
assurances, de la poste,des hôpitaux... Ces secteurs, nous dit-on,
« s’industrialisent ». Ce qui d’une certaine manière n’est pas faux,
la nouvelle OST ne faisant plus ses ravages uniquement dans le
secteur industriel. Le fordisme et le taylorisme n’avaient ni les
moyens technologiques ni les individus formés pour pousser plus
avant leurs systèmes dans le sens d’une polyvalence des « métiers
standardisés » bien que les bases fussent déjà bien présentes.
Si à ses débuts la politique du flux tendu ne visait que deux
objectifs – répondre plus rapidement à la demande et diminuer le
niveau des stocks immobilisant du capital –, il apparaîtra
rapidement que cette gestion entraîne une remise en cause
généralisée des métiers, des conventions collectives, des
classifications, de la formation et de la possession du savoir
dans tous les secteurs.
L’entreprise ne se conçoit plus comme un empilement de
départements avec ses salariés regroupés par métiers dans des
services spécialisés, ou toute absence devait être compensée par un
spécialiste du même métier (intérimaire ou autres). Avec le flux
tendu, il faut que le recours aux spécialistes deviennent
exceptionnel (7) ou dirigé à distance. Il faut qu’un maximum du
savoir détenu par le spécialiste puisse être standardisé pour être
traité sur ordinateur par un salarié polyvalent peu qualifié
techniquement. Mais pour assurer cette polyvalence de manière
autonome, ces diverses tâches peu qualifiées, l’élévation du niveau
scolaire doit être au niveau du baccalauréat plus deux années.
Cette nouvelle donne, qui fut enseignée à grande échelle par
l’Education nationale, allait livrer aux entreprises le matériel
humain formaté à cet effet. C’est alors que les classifications par
métiers (type Parodi) (8) furent remises en cause au profit de
critères classant par fonctions. Les diplômes perdirent toute valeur
en face d’un tel classement, aussi bien les diplômes
professionnels que les diplômes d’Etat qui n’étaient plus qu’un
passeport pour l’emploi.
Les salariés vont vite découvrir que de toilettage en
toilettage, leurs conventions de branche se réduiront à n’être
qu’un règlement en faveur de l’employeur, et que des négociations de
branche il ne restera plus rien, sauf sur la formation
professionnelle tout le long de la vie et d’autres broutilles.
Le salarié individualisé dans sa fonction devra dorénavant passer à
un statut de salarié nomade ; il se devra d’être mobile, flexible,
adaptable ; son obligation contractuelle vis-à-vis de l’employeur
ne sera plus qu’une obligation de résultat, son savoir deviendra
propriété de l’entreprise (9), son temps de travail légal n’est plus
qu’une façade. Les salaires, quand ils ne sont pas liés à la
productivité ou à une promotion, sont régulièrement laminés par
l’inflation rampante.
La politique de la nouvelle OST, inspirée idéologiquement par
le monétarisme, est anti-syndicale et il faut entendre par là
qu’elle ne pense pas utile de conserver une situation de
contre-pouvoir légal, sauf à l’intégrer comme structure d’entreprise.
D’ou les offensives répétées contre le syndicalisme
cogestionnaire de la Confédératio allemande des syndicats (DGB),
la réforme des syndicats en France...
« En Allemagne, le modèle de base est mis en cause, “l’économie
sociale de marché” basée sur un consensus entre des groupes sociaux
ayant des intérêts divergents, mais tous les deux responsables et
raisonnables, associés dans une “cogestion des entreprises” est
considérée par beaucoup d’interlocuteurs patronaux comme inadaptée
aux temps modernes. »
(La Lettre de Confrontations Europe, août- septembre 2003)
Nous voyons ici que le système cogestionnaire allemand, pourtant
très coopérant, ne convient plus « aux temps nouveaux ». Une chose est
certaine et Jean Gandois (10) le confirme le patronat européen veut
mettre un terme aux systèmes nationaux d’association capital
travail trop disparates.
“ Une telle démarche n’exclut pas une diversité au plan national,
mais celle-ci ne serait pas compatible avec le maintien de systèmes
nationaux aussi disparates que ceux existants aujourd’hui. ”
(La Lettre de Confrontations Europe (août-septembre 2003)
La politique sociale personnalisée, le règne de l’individu égoÏste
C’est au cours des années 1980 que le patronat français a développé
ce qu’il appellera la « politique sociale personnalisée ». Cette
nouvelle donne visait à introduire l’idée qu’une redistribution
salariale pouvait se faire en fonction des gains de productivité.
Dorénavant l’augmentation des salaires ne devait plus être
l’aboutissement des luttes sociales (elles mettraient en péril
l’entreprise), mais l’aboutissement de solutions plus
personnalisées.
Le CNPF (devenu Medef ) déclare tout haut qu’il faut remplacer les
revendications du collectivisme syndical par la politique
sociale personnalisée. Bien entendu, pour y parvenir, il fallait
que le patronat et le gouvernement œuvrent à atomiser et
fragmenter le monde du travail : c’est ce qui se produira avec
l’éclatement du temps de travail et les lois Aubry sur les 35 heures.
Il était ensuite nécessaire de procéder au démantèlement du
« collectif » : les conventions collectives ont été « nettoyées
et détricotées », les classifications par métiers type Parodi
liquidées dans de nombreux secteurs et sont en voie de l’être dans les
autres. Des classifications individualisées par fonctions ont
mené à l’individualisation des salaires. Des accords signés par
les syndicats ont laissé s’installer une liaison
salaire-productivité, c’est-à-dire le salaire au mérite, qui se
résumait à paupériser une partie des salariés au profit d’une autre
par une mise en concurrence.
a) Salaire et productivité,
la méritocratie mise en échec
La question salariale, c’est-à-dire celle de la reconstitution
de sa force de travail pour soi et sa famille, est le point nodal qui
déclenche les grèves, émeutes et révolutions. Dans un monde de
concurrence et d’excédent de forces productives tant matérielles
qu’humaines, la tendance à la baisse des salaires (ledit coût du
travail) est pour le capital un des remèdes à sa survie et son rêve
c’est d’obtenir le plus possible de travail gratuit.
Dès les années 1980 (celles de la lutte contre l’inflation et du
retournement monétariste), le capital financier ne peut plus jouer
sur l’inflation puisque sa politique est celle de l’endettement
généralisé et son profit les taux d’intérêts (11). Si l’inflation
reprend fortement, dans un système d’endettement, les financiers
seront remboursés à perte et le système s’effondrera.
Une des solutions pour compenser la baisse du taux de profit a été
de s’attaquer au niveau planétaire au salaire différé du monde du
travail (notamment (la santé et la retraite) mais aussi aux
indexations des salaires (échelle mobile italienne) (12), aux primes
d’ancienneté ou autres... mais aussi d’introduire une norme qui avait
disparue avec la mensualisation : la liaison
salaire-productivité. Seulement il est vite apparu que
l’individualisation des salaires ne reposait sur aucun critère
matériel solide. Elle n’était qu’une mystique qui fut à l’époque bien
cernée par un rédacteur du journal L’Usine nouvelle (J. Meilhaud) qui
s’interrogeait : « L’objectif de l’individualisation est
d’encourager et de récompenser la performance. Mais hier la
performance était synonyme de rendement, alors qu’aujourd’hui le
rendement n’est plus qu’un critère de performance parmi d’autres » ;
et il reconnaissait non seulement le côté relatif de la
performance, mais aussi son côté absolu :
« Dans les industries les plus automatisées, le rendement, dans
son acceptation purement quantitative, n’a plus guère de sens
puisque, pour modifier le rythme de production, il suffit d’appuyer
sur un bouton ou de déplacer une manette. »
Les prémisses de l’auteur sont justes, mais il ne semble pas voir
que pour le capital les gains de productivité se sont déplacés ;
ils concernent maintenant tous les critéres de la lean production
c’est-à-dire, pour reprendre une déclaration de Giscard, le
« dépassement de la quantité vers la qualité : du niveau de vie vers
le genre de vie, de la rémunération du travail vers le contenu et le
sens du travail... » (Démocratie française, Fayard, 1976). Ce
qualitatif contre quantitatif fut durant des années le dada de
l’autogestionnaire CFDT, qui préparait le terrain aux nouveau
apôtres d’une mystique du travail voulant exorciser le salaire et
le salariat.
Ce n’est pas non plus un hasard, si les lois Auroux et leur « droit
d’expression » des salariés interdisait toute expression sur les
salaires. A la revendication collective devait se substituer un
changement des mentalités, plus centré sur l’individu. Ce n’est
certes pas nouveau, les corporatistes et Hitler lui même
prônaient déjà cette mystique :
« Au pouvoir de la majorité est opposé celui de la
responsabilité de la personnalité. Toute l’organisation de
l’Etat devra reposer et découler du principe de la personnalité
depuis la plus petite cellule jusqu’au gouvernement suprême. »
(A. Hitler, Mein Kampf)
Les gains de productivité vont principalement reposer sur le
gel des salaires, et sur la désindexation de ceux-ci sur les prix,
ainsi que tout système visant à des automatismes en fonction de
l’inflation, qui pour le libéralisme avaient été terrassée. Les
seuls ajustements en masse des salaires furent l’intéressement et
la participation et en prime la méritocratie, pour le patronat :
« Le maintien du pouvoir d’achat n’est pas un dû, il doit, au-delà d’un certain seuil, se mériter. »
(La Vie française, 10 décembre 1984)
Quand le gouvernement « socialiste » lança son opération
d’individualisation des salaires à la Seita (privatisée en 1995,
devenue Altadis en 1999), la réplique fut immédiate : les salariés
se mirent en grève. De même chez Facit-Ericsson à Colombes. Dans les
assurances à la SMABTP, c’est l’encadrement qui refusera
d’appliquer le système, le jugeant dangereux pour la paix sociale des
services.
Dès 1984, le salaire au mérite ne passe pas, aussi bien dans la
fonction publique que dans le privé, malgré un sondage IFOP qui
indique que 76 % des salariés y sont favorables. Mais comme
l’individualisation des salaires fait partie intégrante du
management visant à « industrialiser » aussi la fonction
publique, Jacques Chirac, alors président de la République, lance un
premier ballon d’essai chez les fonctionnaires. Depuis 2003 la
rémunération au mérite essaye de s’imposer dans la fonction
publique, plus comme élément diviseur que stabilisateur : ce type
de rémunération n’est pas viable à moyen terme. Par contre, sa relance
par le président de la République Nicolas Sarkozy vise une
déstabilisation remettant en cause les systèmes de
classification.
Les déstabilisations
psychologiques et physiques
Pour distribuer les bonnes et mauvaises notes, l’encadrement va
utiliser une large palette d’évaluation du salarié. Comme nous
venons de le voir ce ne sont plus le métier ni le diplôme qui vont
justifier salaire et emploi, mais des critères comme la compétence,
l’idéologie maison, l’esprit d’initiative, l’autonomie...
L’évaluation de l’individu dans ses diverses fonctions va devenir
la norme, le salarié est alors enserré dans un système
culpabilisateur où toute défaillance devient un manque de
compétence et de fait un échec individuel. Echec d’autant plus grave
quand c’est l’individu lui-même qui s’est fixé les objectifs qu’il n’a
pas atteints : c’est là que commencent les déstabilisations
psychologiques qui mènent aux dépressions et suicides. Récemment,
l’Organisation mondiale de la santé (OMS) révélait que le taux de
suicide au Japon dépassait les 25 pour 100 000 habitants, soit un
chiffre supérieur à 30 000 pour la onzième année consécutive.
La France a connu une vague de suicides dans plusieurs secteurs –
chez Renault Guyancourt, à La Poste, à l’Office national des forêts…
mais ce sont les suicides à France Telecom qui sont les plus
révélateurs de la liaison entre la pression managériale et les
suicides. France Telecom avait décidé de faire son regenéring et
s’était fixé un plan en 2005 visant à augmenter la productivité de
15 % en trois ans. La secte managériale devait ouvrir la chasse à
l’homme et liquider par le stress et les déprogrammations
individuelles 22 000 emplois, et faire en sorte que 10 000 salariés
changent de métier. Il en résulta que les effectifs de France Télécom
passèrent de 161 700 à 103 000 entre 1996 et 2009.
« Chaque fois qu’un salarié est confronté dans l’urgence à des
tâches pour lesquelles il n’est pas suffisamment préparé ou doté de
moyens conséquents, chaque fois qu’il ne peut obtenir l’aide de ses
collègues ou supérieurs et qu’il n’est pas reconnu dans sa fonction, il
risque de connaître des troubles de santé d’ordre
psychosomatique. »
(Serge Paugam,
Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle,
Paris, PUF, 2000, p. 220)
Pour conclure
Le patronat n’aura de cesse de mener une véritable guerre contre
tout, absolument tout ce qui peut favoriser le regroupement et la
résistance au travail des exploités. Il a concassé le temps de
travail, fait du contrat de travail à durée déterminée un objectif à
atteindre pour la multitude de contrats précaires, il a en
permanence déplacé les salariés d’un site à un autre (la mobilité
dite géographique) pour que ne puissent pousser des racines de
résistance, mais aussi comme moyen poussant aux démissions ; il
pratique de plus en plus le chantage aux délocalisations pour
faire chuter les salaires.
« De fait, selon le psychiatre et psychanalyste Christophe
Dejours, spécialiste de psychopathologie du travail, les
espaces de rencontre et de camaraderie ont été réduits à
l’intérieur des entreprises. Les nouveaux managers entendent
éradiquer toute culture ouvrière, toute solidarité entre salariés.
Dans ce cadre, le collègue devient un rival, parfois un adversaire –
certaines formations d’entreprise incitent à développer un esprit
d’agressivité à l’égard de l’autre : c’est la culture et le
vocabulaire belliqueux propres à la “guerre économique” dont les
salariés doivent être les “petits soldats”. Dans le documentaire
J’ai (très) mal au travail, un représentant du Medef, très sûr de lui
et de sa rhétorique managériale, affirme tranquillement : “Avant,
pour se confronter aux autres, on avait la guerre. Aujourd’hui on a
l’entreprise. C’est peut-être pas si mal.” En particulier,
“apprendre aux gens à éliminer leur coéquipier, ça ne peut pas donner
des syndicalistes”. Il s’agit bien de faire voler en éclats toute
forme d’entraide entre travailleurs et, en dernier ressort, de
réfréner la lutte de classe. »
(« Les formes actuelles
de la souffrance au travail en système capitaliste »,
op. cit. [voir note 1])
Alors le seul salut qui nous permet non seulement de résister,
mais de reprendre l’initiative contre tous les petits Néron (13) de
la secte managériale, c’est de nous unir et de répliquer coup pour
coup. Il faut que la peur change de camp.
Gérard Bad
août-septembre 2010
Bibliographie
◆ L’Entreprise efficace à l’heure de Swatch et McDonald’s, Guillaume Duval, éd.Syros, 1998.
◆ « Classe ouvrière… ou travailleurs fragmentés ? », de João Bernardo (13 avril 2008), in Ni patrie ni frontières n° 25-26.
◆ « Les formes actuelles de la souffrance au travail en système capitaliste », de Laura Fonteyn, Le Cri des travailleurs n° 30, janvier-février 2008 (journal du Groupe Cri).
NOTES
(1) Albert Durieux et Stéphène Jourdain citent dans L’Entreprise barbare
(Albin Michel, 1999, p.137) un jugement estimant que le groupe
Intermarché pouvait être assimilé à une secte ; la charte des
« Mousquetaires de la distribution » exige en effet de ses
candidats de privilégier leur entreprise au détriment de leur
famille ; un document interne parle à ce sujet de « credo » et de
« foi ».# Voir « Les formes actuelles de la souffrance au travail en système capitaliste », par Laura Fonteyn, Le Cri des travailleurs n° 30, janvier-février 2008.
(2) Georges Politzer, Ecrits, 1 : La Philosophie et les Mythes, Editions sociales, 1973.
(3) En août 2010, deux forestiers de l’Office national des forêts
(ONF) se sont donnés la mort sur leur lieu de travail, ce qui porte le
nombre des suicides dans cet organisme à 17 depuis cinq ans. En
cause, selon un communiqué de la CGT, « la dégradation des
conditions de travail, la perte de sens du métier et un type de
management centré sur l’individu au détriment du collectif ».
(4) Voir « Classe ouvrière… ou travailleurs fragmentés ? », de João Bernardo (13 avril 2008), in Ni patrie ni frontières n° 25-26, dont nous avons rendu compte dans Echanges n° 126 (automne 2008).
(5) Exemple les plates-formes téléphoniques aux Indes et au Maroc.
(6) Voir Restructuration et lutte de classes dans l’industrie mondiale, anthologie d’Echanges, éd. Ni patrie ni frontières, 2010.
(7) En fait il est transféré à la maintenance qui devient un élément sensible du flux tendu.
(8) Les classifications Parodi, du nom de celui qui les a
instituées, Alexandre Parodi (1901-1979). Membre du Conseil national
de la Résistance, ministre du Travail et de la Sécurité sociale de
septembre 1944 à octobre 1945, il participe aux textes
fondamentaux relatifs à la Sécurité sociale, aux comités
d’entreprise et au statut de l’immigration. Il est à l’origine en
1945 de la classification des ouvriers : manœuvres, ouvriers
qualifiés et ouvriers spécialisés.
(9) Le savoir-faire doit être la propriété de l’entreprise et non
celle du salarié ou du collectif de travail, telle est la nouvelle
doctrine juridicialisée par les employeurs.
(10) Jean Gandois (né en 1930), a été notamment PDG de Sollac, puis
de Rhône-Poulenc, puis de Pechiney, puis président du CNPF (de 1994 à
1997) ; il est actuellement vice-président du conseil
d’administration de Suez.
(11) « Il faut encore souligner cet aspect important du point de
vue économique : comme le profit prend ici purement la forme de
l’intérêt, de telles entreprises demeurent possibles si elles
rapportent simplement l’intérêt et c’est une des raisons qui
empêche la chute du taux général de profit, parce que ces entreprises,
où le capital constant est immense par rapport au capital
variable, n’interviennent pas nécessairement dans l’égalisation
du taux général de profit. » (Le Capital, Editions de Moscou t. 3, p 461.)
(12) En mars 1984, 700 000 ouvriers sont dans les rues de Rome contre la remise en cause de l’échelle mobile des salaires.
(14) Néron contraignit Sénèque à se suicider.
ANNEXE
Le chantage patronal pour faire baisser
les salaires
◆ Continental veut des concessions salariales pour ses usines de
Toulouse, Foix et Boussens. Ces sites sont mis en concurrence avec des
sites allemands, à qui on a proposé le même « marché ».
◆ Chez Bosch, les salariés du site de Vénissieux (Rhône) avaient
proposé en 2004 de revenir sur les 35 heures pour assurer la
pérennité de leur usine. Or aujourd’hui, ces concessions (perte de
jours de RTT, gel des salaires, moindre majoration des heures de
nuit, etc.) ne semblent plus suffire pour attirer de nouveaux
investissements au sein du groupe.
◆ Le volailler Doux avait proposé le même type de marché que Bosch à
ses salariés. A ceci près que le groupe va aujourd’hui mieux, même
s’il est passé par de sérieuses restructurations à la suite
notamment de la grippe aviaire.
◆ Chez Hewlett-Packard, pour limiter les effets dévastateurs d’un
sévère plan social, les salariés ont renégocié leur accord sur la
réduction du temps de travail. Il renoncent à 12 jours de RTT, et
sauvent alors 250 emplois. Le plan de retructuration a été mis en
place dans le courant de l’année 2006. Et trois ans plus tard, les
sites français sont frappés par deux nouveaux plans, soit un total de 1
120 emplois.
◆ Sous la menace d’une délocalisation à Taïwan, les salariés du
dernier fabricant français de scooters, Peugeot Motocycles, ont
consenti en 2008 à renégocier l’accord sur le temps de travail signé
en 1999. En acceptant de passer de 22 jours de RTT à 11, les
syndicats obtiennent de la direction la promesse de confier aux
sites français la production d’un nouveau modèle. Ce projet a permis
de maintenir les 1 050 emplois menacés.
◆ En Italie, cette fois, c’est le constructeur Fiat qui a
conditionné la relocalisation de la fabrication de sa célèbre
Panda à une augmentation de la productivité et de la flexibilité
de son usine napolitaine. Le plan proposé a été approuvé à
« seulement » 62 % par les salariés, alors que le constructeur
avait fixé le seuil à 70 %. Fiat a néanmoins validé, début juillet, la
relocalisation de la Panda..