I
Dans
les premiers mois qui suivirent la révolution allemande de novembre
1918 s'éleva le cri « socialisation » ! Il était
l'expression de la volonté des masses de donner à la révolution un
contenu social et de ne pas en rester à un changement de personnes
ou à une simple transformation de système politique. Kautsky
mit en garde contre une trop rapide socialisation pour laquelle la
société ne serait pas encore mûre. Les mineurs posèrent la
socialisation comme revendication dans leur grève — comme
récemment les mineurs anglais. Une commission d'études pour la
socialisation fut formée, mais les conseils secrets et le
gouvernement sabotèrent ses décisions. Pour le gouvernement
socialiste majoritaire, la socialisation n'est qu'une phrase, un
moyen de tromper les travailleurs -, chacun sait qu'il a déjà
abandonné tous les anciens buts et les principes du socialisme. Mais
les Indépendants sont restés les gardiens fidèles de la vieille
doctrine socialiste ; ils le croient sincèrement en ce qui
concerne le programme de socialisation. Il est donc intéressant
d'étudier ce programme pour caractériser la tendance radicale qui
existe dans la social-démocratie de tous les pays à côté des
socialistes gouvernementaux ou en opposition avec eux.
Quand
les ouvriers réclament la socialisation, ils pensent sans aucun
doute au socialisme, à la société socialiste, à la suppression de
l'exploitation capitaliste. On verra si elle a la même signification
pour les chefs social-démocrates d'aujourd'hui. Marx n'a jamais
parlé de socialisation ; il a parlé de l'expropriation des
expropriateurs.
Des
deux principales transformations apportées par le socialisme dans la
production : la suppression de l'exploitation et l'organisation
du système économique, la première est la principale, la plus
importante pour de prolétariat. On peut concevoir une organisation
de la production sur la base capitaliste, elle conduit alors an
socialisme d'Etat, un esclavage et une exploitation plus complète du
prolétariat par la force de l'Etat centralisé. La suppression de
l'exploitation avec la production dispersée était l'idéal des
anciens coopérateurs et des anarchistes, mais là où la suppression
de l'exploitation est accomplie, comme dans la Russie communiste, on
doit immédiatement s'occuper de l'organisation de la production.
C'est
là où les social-démocrates lancent des mois d'ordre généraux
pour préparer des propositions de loi pratiques qu'on peut voir le
plus clairement ce que signifie pour eux la socialisation. Ce fut le
cas à. Vienne, où règnent les « marxistes » Renner
et Otto
Bauer. Nous tirons d'une conférence faite le 24 avril par Bauer
dans une assemblée de chefs syndicaux les arguments par lesquels il
cherchait à faire saisir ses plans à ces délégués ouvriers. Pour
socialiser complètement la grosse industrie, dit-il là, pour
éloigner les capitalistes, l'expropriation est d'abord nécessaire.
« Nous leur prenons leurs entreprises », l'organisation
de la nouvelle administration doit suivre... L'expropriation ne doit
pas se faire sans indemnités, car on serait alors obligé de
confisquer tout le capital, y compris les obligations de guerre. Les
caisses d'épargne feraient alors faillite, les petits paysans et les
employés perdraient leurs économies et des difficultés
internationales en surgiraient. Il est donc « impossible de
réaliser une simple confiscation de la propriété capitaliste ».
Les capitalistes seront donc indemnisés ; un tribunal arbitral
fixera le montant de l'indemnité qui « devra être fixée
d'après la valeur durable, dans laquelle les bénéfices de guerre
ne doivent pas être comptés ». L'indemnité sera payée en
obligations de dette d'Etat qui recevront de l'Etat un intérêt
annuel de 4 %.
Certes,
reconnaît-il pour terminer, cela n'est pas encore la complète
socialisation, parce que l'ancien capitaliste recevra toujours
l'intérêt de son entreprise comme rentier. « Supprimer cela
graduellement est un problème de législation fiscale et
éventuellement de transformation du droit d'héritage » ;
après quelques générations, les revenus non produits par le
travail pourront complètement disparaître.
Pour
éclairer les principes qui sont à la base de ces plans de
socialisation des social-démocrates, il est nécessaire de
considérer de plus près l'essence de la propriété capitaliste et
de l'expropriation économique.
II
L'argent,
comme capital, a la faculté de se multiplier continuellement par la
plus-value. Quiconque transforme son argent en capital et le place
dans la production reçoit sa part de la plus-value totale produite
par le prolétariat mondial.
La
source de la plus-value est l'exploitation du prolétariat ; on
paye la force de travail au-dessous de la valeur produite par elle.
L'argent
et la propriété ont non seulement acquis ainsi, dans le régime
capitaliste, un nouveau sens, mais ils sont aussi devenus une
nouvelle norme. Dans le monde petit-bourgeois, l'argent est la mesure
de la valeur du temps de travail nécessaire à la confection d'un
produit. Comme capital, l'argent est la mesure de la plus-value, du
profit réalisable par les moyens de production. Bien qu'il n'ait
coûté aucun travail, on payera pour un coin de terrain le prix
correspondant à la rente foncière capitalisée. Il en est de même
avec une grande entreprise. Si sa fondation a coûté disons 100 000
francs (cent actions de 1 000 francs) et qu'elle rapporte du
10 %, une action ne sera pas vendue 1 000 francs, mais
environ 2 000 francs, car 2 000 francs au 5 %
rapportent le même revenu que l'action. Sa valeur capitaliste est
2 000 francs, car elle est fixée par le revenu, et la valeur
capitaliste de toute l'entreprise est de 200 000 francs, bien
qu'elle n'ait douté que 100 000 francs.
On
sait que les grandes banques, à la formation de nouvelles
entreprises, mettent à l'avance cette différence dans leur poche
comme « profit de fondateur » en lançant sur le marché
(dans l'exemple cité) pour 200 000 fr. d'actions. En revanche,
si le profit de cette entreprise tombe — par exemple par la
concurrence victorieuse de plus grosses affaires — toujours
davantage jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus produire que du 1 %
de dividende, sa valeur capitaliste tombe à 20 000 fr. Si le
profit disparaît totalement — abstraction faite de l'espoir d'une
prospérité future, qui peut être décomptée à l'avance pour une
certaine somme — la valeur capitaliste de l'entreprise tombe à
zéro, et seule la valeur matérielle de l'inventaire peut encore
être réalisée.
La
propriété capitaliste signifie donc d'abord non pas le fait de
disposer d'objets, mais le droit à un revenu sans travail, à la
plus-value. Sa forme est l'action, le papier sur lequel ce droit est
écrit. L'entreprise, la fabrique n'est que l'instrument par lequel
on produit la plus-value ; la propriété elle-même est le
droit à la plus-value. La suppression de l'exploitation, la
suppression de ce droit est par conséquent la suppression de la
valeur capitaliste, la confiscation du capital. On comprend, dès
lors, la méthode de Otto Bauer : mélanger dans le même pot ce
capital avec les quelques sous d'épargne du petit économe — qui
songe d'abord à sauvegarder sa propriété et non à recevoir un
revenu sans travail — afin de faire trembler les fonctionnaires
syndicaux, par une telle identification, devant une attaque contre
l'exploitation.
La
suppression de la propriété capitaliste et la suppression de
l'exploitation ne sont donc pas cause et effet, moyen et but, c'est
une seule et même chose. La propriété capitaliste n'existe que par
l'exploitation, sa valeur est fixée par la plus-value. Que la
plus-value disparaisse d'une façon quelconque, que l'ouvrier reçoive
le produit complet de son travail, et la propriété capitaliste
disparaîtra en même temps. Si le prolétariat améliore ses
conditions de travail tellement que les entreprises ne rapportent
plus aucun profit au capital, leur valeur capitaliste tombera à
zéro ; les fabriques pourront être très utiles à la société,
elles auront perdu leur valeur pour les capitalistes. L'argent perd
alors la faculté du produire plus d'argent, de la plus-value, parce
que les ouvriers ne se laissent pas plus longtemps exploiter. C'est
l'expropriation à laquelle Marx pensait. La propriété capitaliste
sera supprimée parce que le capital sera sans valeur, sans profit.
Cette expropriation économique par laquelle la propriété perd sa
valeur et est détruite par conséquent, bien que le droit de libre
disposition demeure est l'opposé de cette expropriation juridique
souvent appliquée dans le monde capitaliste, et par laquelle le
droit de libre disposition est supprimé, mais en laissant subsister
la propriété par l'indemnité.
Il
va sans dire que les expropriations juridiques se produiront aussi en
passant au socialisme. La puissance politique du prolétariat prendra
toutes les mesures qui sont utiles à la suppression de
l'exploitation. Elle ne se contentera pas de limiter le droit de
libre exploitation des anciens employeurs par la régularisation des
salaires, des heures de travail et des prix, elle la supprimera
complètement. La base économique de ces mesures est posée par ce
qui précède ; ce n'est pas : Confiscation de toute
propriété comme le pense le petit bourgeois effrayé, mais la
suppression de tout droit sur la plus-value, sur un revenu non
produit par le travail. C'est l'expression juridique du fait
politique que le prolétariat est le maître et qu'il ne veut plus se
laisser exploiter.
III
La
socialisation d'après la recette de Bauer est une expropriation
juridique sans expropriation économique, c'est ce que tout
gouvernement bourgeois pourrait proposer. La valeur capitaliste des
entreprises sera payée en indemnité aux employeurs et ils recevront
dorénavant en intérêt d'obligations ce qu'ils recevaient autrefois
en profit. La remarque que les profits de guerre n'entreront pas en
considération prouve que le profit normal devra être pris pour
norme. Cette socialisation remplace le capitalisme privé par le
capitalisme d'Etat ; l'Etat prend la tâche de faire suer le
profit aux travailleurs et de le remettre aux capitalistes. Pour les
travailleurs, il y aura peu de chose de changé ; comme
auparavant, ils devront créer un revenu sans travail pour les
capitalistes. L'exploitation demeure exactement comme autrefois.
Si
une telle proposition avait été faite au temps de la prospérité
capitaliste, elle eût été acceptable pour le prolétariat ;
la part de la plus-value momentanée revenant au capital étant
fixée, toute nouvelle augmentation de la productivité par
l'organisation et le progrès technique profitait au prolétariat.
Mais la bourgeoisie n'y pensait pas alors parce qu'elle revendiquait
pour elle-même ces avantages.
Maintenant,
les conditions sont différentes, la plus-value est un danger. Le
chaos économique, la perte des débouchés et des matières
premières, le lourd tribut au capital de l'Entente, laissent prévoir
une diminution du profit capitaliste. La révolte des masses
ouvrières, le début de la révolution prolétarienne qui mettent en
question toute l'exploitation, viennent s'ajouter à cette situation.
La socialisation vient maintenant à propos pour assurer au capital
son profit sous forme d'intérêt d'État. Un gouvernement
communiste, comme celui de Russie, assure immédiatement le résultat
de la nouvelle puissance et de la nouvelle liberté prolétarienne en
refusant tout droit d'exploitation au capital. Un gouvernement
social-démocrate assure le vieil esclavage prolétarien en
éternisant le vieux tribut qu'il paye au capital au moment précis
où il devait disparaître. La socialisation n'est alors que
l'expression juridique du fait politique que le prolétariat n'est
qu'un maître apparent et est prêt à se laisser tranquillement
exploiter davantage. Comme le gouvernement « socialiste »
n'est que la continuation de la vieille exploitation bourgeoise sous
la bannière socialiste, la « socialisation » n'est que
la continuation de la vieille exploitation bourgeoise sous la
bannière socialiste.
Si
l'on demande comment des politiciens intelligents et d'anciens
marxistes peuvent aboutir à de telles pensées, le caractère
politique bien connu de cette tendance qui a pris corps dans le parti
socialiste indépendant nous donnera la réponse. Elle était
radicale de nom, elle prêchait la lutte de classe des lèvres, mais
redoutait toute lutte vigoureuse. C'était le cas déjà avant la
guerre, lorsque Kautsky,
Haase
et leurs amis s'opposèrent à l 'extrême-gauche radicale comme
« centre marxiste ». C'est aujourd'hui encore la même
chose. Ils désirent apporter le socialisme aux travailleurs. Mais
ils redoutent la lutte 'contre la bourgeoisie. Ils voient très bien
qu'une vraie suppression de tout profit capitaliste, une confiscation
du capital comme l'a réalisée le communisme en Russie entraîne la
bourgeoisie dans une lutte violente, car il s'agit de son existence,
de sa vie ou de sa mort comme classe. Ils considèrent le prolétariat
trop faible pour cette lutte et cherchent par conséquent à
atteindre le but par des détours, en le rendant appétissant à la
bourgeoisie. Politiquement, les plans de socialisation sont une
tentative de conduire le prolétariat au but socialiste, sans toucher
la bourgeoisie dans son nerf vital, sans provoquer sa colère la plus
violente, et en évitant ainsi la lutte de classe violente.
L'intention
serait louable si seulement elle était réalisable. Mais si l'on
considère tout ce qui sera nécessaire au tribut capitaliste :
les intérêts pour les anciens propriétaires capitalistes des
moyens de production, les intérêts des emprunts de guerre, le
tribut au capital de l'Entente, on voit alors que tout cela ne peut
être réalisé, même par un travail intensif et une vie plus pauvre
du prolétariat. Dans la destruction actuelle de la vie économique
et de la force corporelle des masses, la suppression immédiate de
tout parasitisme est une pressante nécessité pour le relèvement de
la société. Mais même si l'on fait abstraction de cet état
spécial de misère, et que l'on ne considère la socialisation que
comme mesure des débuts de la révolution prolétarienne, comme
premier pas vers le socialisme, son impossibilité apparaît aussi
longtemps que le prolétariat n'a pas encore acquis toute sa force.
Quand les ouvriers se réveillent et s'élèvent vers la liberté et
l'indépendance, ils posent des revendications pour l'amélioration
de leurs conditions de travail et de vie.
Ces
améliorations diminueront immédiatement le profit. L'État
socialiste pourra leur crier : travaillez avec plus d'intensité,
le contraire arrivera cependant.
Quand
l'obligation capitaliste ne pèsera plus avec une main de fer, la
tension inhumaine de l'effroyable exploitation se détendra et le
travail se ralentira, deviendra plus humain. Le rapport, le profit
des entreprises tombera. Sans la socialisation, les capitalistes
privés devraient supporter la perte, mais l'État ayant à leur
payer maintenant l'ancien intérêt, c'est l'État socialiste, qui
leur a assuré le profit malgré le début de la révolution
ouvrière, qui supportera la perte. Il lui restera le choix, ou de
s'opposer aux revendications, d'étouffer les grèves, de devenir un
gouvernement violent en faveur du capital, contre le prolétariat, ou
bien de tomber dans une inévitable banqueroute d'État. La
bourgeoisie criera alors de nouveau son triomphe, car l'impossibilité
de « socialiser » aura été pratiquement démontrée.
Ce
sera le résultat de la tentative rusée d'aboutir à une espèce de
socialisme en évitant la lutte de classe. Une socialisation qui veut
ménager le profit de la bourgeoisie, ne peut être une voie vers le
socialisme. Il n'y a pas d'autre voie que de supprimer l'exploitation
et de conduire dans ce but une lutte de classe implacable.