Voilà bientôt soixante ans que les
mercenaires du parti social démocrate allemand assassinèrent Karl
Liebknecht et Rosa Luxemburg. Bien que leurs noms, symbolisant à eux
deux l’élément radical de la révolution politique allemande de 1918
soient inséparables, Rosa Luxemburg est plus connue, parce que son
travail théorique fut plus fécond. En fait on peut dire qu’elle était la
personnalité la plus marquante du mouvement ouvrier international après
Marx et Engels, et que son travail n’a rien perdu de sa pertinence
politique malgré les changements que le système capitaliste et le
mouvement ouvrier ont connu depuis sa mort.
Mais, comme tout un chacun, R. Luxemburg
était fille de son temps, et on ne peut la comprendre que dans le
contexte du mouvement social-démocrate dont elle faisait partie. Alors
que la critique que fait Marx de la société bourgeoise coïncide avec une
période de développement rapide du capitalisme, celle de R. Luxemburg
s’élabore dans une période d’instabilité croissante pour le
capitalisme, durant laquelle les théories abstraites sur les
contradictions de la production de capital prennent une forme concrète
avec la concurrence impérialiste et l’intensification de la lutte des
classes. Pour Marx, la véritable critique de l’économie politique
consistait en premier lieu dans la lutte des travailleurs pour de
meilleures conditions de travail et un niveau de vie plus élevé, qui
préparerait les combats futurs pour l’abolition du capitalisme ; pour
R. Luxemburg, cette lutte finale ne pouvait être plus longtemps
repoussée à un avenir lointain, car elle était déjà présente dans
l’extension des luttes de classes. Le combat quotidien pour les
réformes sociales était indissolublement lié à la nécessité historique
de la révolution prolétarienne.
Sans entrer dans les détails de la
biographie de R. Luxemburg [1], on peut rappeler qu’elle est issue des
classes moyennes et que, très jeune, elle rejoignit le mouvement
socialiste. Comme beaucoup d’autres, elle fut contrainte de quitter la
Pologne russe et d’aller étudier en Suisse. Son principal intérêt, comme
il convient ! à une socialiste influencée par le marxisme, était
l’économie politique. Ses premiers travaux dans ce domaine sont
aujourd’hui d’un intérêt uniquement historique. Le premier ouvrage
qu’elle rédigea, le Développement industriel de la Pologne (1898), correspond pour ce pays et à un niveau plus modeste, à ce que fut un an plus tard le Développement du capitalisme en Russie,
de Lénine, pour la Russie tsariste. Elle donna aussi des conférences à
l’école du parti social-démocrate, et leur publication posthume par Paul
Lévi, en 1925, porte le titre Introduction à l’économie politique.
Dans ses travaux ultérieurs, il faut le préciser, R. Luxemburg
déclarait que la validité de l’économie politique était relative au
capitalisme et qu’elle cesserait d’exister en même temps que ce système
lui-même. Dans sa thèse, elle arrivait à la conclusion que le
développement de l’économie polonaise irait de pair avec celui de la
Russie, ce processus aboutissant à une totale intégration, mettant ainsi
un terme aux aspirations nationalistes de la bourgeoisie polonaise.
Mais ce développement unifierait aussi les prolétariats russe et
polonais, ce qui pourrait entraîner la destruction du capitalisme
russo-polonais. Pour elle, la contradiction principale du mode de
production capitaliste se situait entre les capacités de production et
les limites que rencontrait la consommation, dans le cadre des rapports
de production capitalistes. Cette contradiction aboutit à des crises
économiques récurrentes, à la paupérisation croissante de la classe
ouvrière, et donc à long terme, à la révolution sociale.
C’est seulement avec l’Accumulation du Capital
(1912) que les théories économiques de Rosa Luxemburg commencèrent à
être critiquées. Bien qu’elle déclarât que ce livre tirait son origine
de difficultés auxquelles elle se heurtait pour ses conférences sur
l’économie politique, et en particulier de son impuissance à articuler
le processus total de la reproduction capitaliste au postulat des
limites objectives de la production capitaliste, on voit bien, dans
l’œuvre même, qu’il s’agissait aussi de réagir à l’émasculation de la
théorie marxiste par le révisionnisme qui submergea le mouvement
socialiste au début du siècle. Le révisionnisme opérait à deux niveaux :
le niveau empirique primitif personnifié par Edouard Bernstein [2] qui
comparait le développement capitaliste effectif à celui qui découlait de
la théorie de Marx, et la falsification théorique plus élaborée du
marxisme académique qui culminait avec l’interprétation de Marx par
Tugan-Baranowski [3] et par ses divers disciples.
Seul le premier volume du Capital
fut publié du vivant de Marx, le second et le troisième furent préparés
par F. Engels à partir d’écrits non revus laissés à ses soins, bien
qu’ils aient été écrits avant la parution du premier volume. Alors que
le premier volume traite du processus de la production capitaliste, le
second porte sur le processus de circulation. Le troisième volume enfin
prend l’ensemble du système capitaliste dans sa forme phénoménale en
tant que déterminé par des rapports de valeur sous-jacents. Comme le
processus de reproduction commande nécessairement le processus de
production, Marx crut bon d’expliciter ceci par des schémas assez
abstraits de reproduction dans le second volume du Capital. D’après ces
schémas, la production sociale se divise en deux grandes sections : la
production des moyens de production, et celle des moyens de
consommation. Les relations entre ces deux sections sont imaginées de
façon à permettre la reproduction soit simple soit élargie du capital
social total. Mais ce qui est un postulat dans les schémas de
reproduction, c’est-à-dire une répartition du travail social
correspondant au procès de reproduction, doit dans la réalité se mettre
en place aveuglément, à travers les activités incoordonnées des
multiples capitaux individuels en lutte les uns contre les autres pour
la recherche de plus-value.
Les schémas de reproduction ne font pas
de distinction entre valeurs et prix ; autrement dit, ils traitent les
valeurs comme si c’était des prix. Pour l’objectif qu’ils étaient censés
servir, et qui était d’attirer l’attention sur la nécessité de
maintenir une certaine proportion entre les différentes sphères de la
production, ces schémas remplissent leur fonction pédagogique. Ils ne
décrivent pas le monde réel, ce sont des instruments qui permettent de
le comprendre. Dans cet objectif limité, peu importe que les relations
de production et d’échange soient établies en termes de prix ou de
valeurs. Comme la forme prix de la valeur, dont s’occupe le troisième
volume du Capital, se rapporte au procès réel de production et
d’échange, les conditions d’équilibre imaginaire des schémas de
reproduction de Marx ne concernent pas le monde capitaliste réel.
Cependant, Marx jugeait « nécessaire de saisir le procès de reproduction
dans sa simplicité première, de façon à éliminer toutes les
interférences qui l’obscurcissent et à dissiper toutes les présentations
fallacieuses qui se donnent l’apparence d’une analyse scientifique mais
ne peuvent être écartées tant que le procès de reproduction sociale est
analysé directement dans sa forme la plus concrète et la plus complexe
[4] ».
En réalité, selon Marx, le procès de
reproduction dans les conditions du capitalisme exclut toute espèce
d’équilibre et il implique, en revanche, « la possibilité de crises,
puisque dans ces conditions de production l’équilibre ne peut être
qu’accidentel [5]». Cependant, Tugan-Baranovski fit des diagrammes une
lecture toute différente, à cause de leur ressemblance superficielle
avec les théories bourgeoises de l’équilibre, pièce maîtresse de la
théorie bourgeoise des prix. Il parvint à la conclusion que tant que le
système se développe d’une façon qui correspond aux exigences de la
reproduction, il ne rencontre pas de limites objectives. Les crises
sont dues à la disproportion qui s’instaure entre les différentes
sphères de la production, mais elles peuvent toujours être surmontées si
l’on rétablit la proportion qui permet l’accumulation du capital.
C’était là une idée embarrassante, pour Rosa Luxemburg, d’autant qu’elle
ne pouvait nier l’équilibre qui résultait des schémas de reproduction
de Marx. Si Tugan-Baranovski les avait interprétés correctement, alors
Marx avait tort, car cette interprétation démentait la disparition
inévitable du capitalisme.
En Russie, le débat portant sur les
schémas abstraits de reproduction de Marx était particulièrement vif, à
cause de dissensions anciennes opposant marxistes et populistes à propos
de l’avenir de la Russie hypothéquée par son état d’arriération et ses
institutions sociales et économiques particulières. Pour les populistes,
il était trop tard pour faire entrer la Russie dans le concert des pays
capitalistes, et on pouvait parfaitement instaurer une société
socialiste sur la base du mode de production de cette société paysanne
encore intacte ; pour les marxistes, au contraire, le développement sur
le mode occidental était inévitable, et il créerait lui-même les
marchés dont il avait besoin, aussi bien en Russie que dans le reste du
monde. Les marxistes soulignaient que c’est la production de capital, et
non la satisfaction des besoins, qui commande la production
capitaliste. Il n’y a donc aucune raison de penser qu’une réduction de
la consommation retarderait l’accumulation de capital ; au contraire,
moins l’on consommerait, plus vite le capital augmenterait.
Pour R. Luxemburg, une telle « production pour la production » était
une chose absurde — non pas qu’elle ignorât que le but de la production
capitaliste est le profit, ce qui la pousse à réduire constamment la
part de production sociale revenant aux travailleurs, mais parce qu’elle
ne voyait pas comment la plus-value extraite pouvait se réaliser sous
la forme argent sur un marché composé uniquement de travail et de
capital, tel qu’il figure dans les schémas de reproduction. Celui-ci
commence par l’argent, investi en moyens de production et en force de
travail, et il aboutit à une somme d’argent supérieure dont disposent
les capitalistes, pour les réinvestir dans un nouveau cycle de
production. D’où pouvait venir ce surplus d’argent ? Pour R. Luxemburg,
il ne pouvait pas venir des capitalistes ; car si tel était le cas,
ceux-ci ne seraient pas bénéficiaires de la plus-value, mais en
paieraient l’équivalent marchandises de leurs propres deniers. Il ne
pouvait pas non plus venir des achats des ouvriers, qui ne reçoivent que
la valeur de leur force de travail, laissant la plus-value sous sa
forme marchandise aux capitalistes. Pour que le système puisse
fonctionner, il devait y avoir un « troisième marché », à côté des
relations d’échange entre le travail et le capital, et où la plus-value
produite puisse se transformer en surplus d’argent.
R. Luxemburg pensait que chez Marx cet
aspect du problème avait été négligé. Elle se proposa de combler cette
lacune et d’étayer ainsi la conviction de Marx que le système
capitaliste était inévitablement condamné à disparaître. Bien que l’Accumulation du Capital aborde
le problème de la réalisation sur le plan historique, en partant de
l’économie classique pour finir avec Tugan-Baranovski et ses nombreux
disciples, de façon à montrer que ce problème a toujours été le talon
d’Achille de l’économie politique, la solution qu’elle-même propose
repose simplement sur une interprétation erronée de la relation entre
argent et capital, et sur une mauvaise lecture du texte de Marx. Telles
qu’elle présente les choses, tout semble pourtant reprendre sa place :
la nature dialectique du procès d’expansion du capital, résultat de la
destruction des économies pré-capitalistes ; l’extension inévitable de
ce procès au monde entier, dont témoignent la mise en place d’un marché
mondial et l’impérialisme rampant à la recherche des marchés
nécessaires à la réalisation de la plus-value ; la transformation
consécutive de l’économie mondiale en quelque chose qui ressemble au
système fermé des schémas de reproduction de Marx ; enfin,
l’effondrement inévitable du capitalisme par impossibilité de réaliser
sa plus-value.
R. Luxemburg s’est laissé emporter par la
logique de sa propre construction, au point de réviser Marx d’une façon
bien plus complète que ne l’avaient fait les révisionnistes avec leur
idée d’un développement harmonieux du capitalisme, possible en théorie,
ce qui faisait selon eux du socialisme un problème purement éthique, et
une question d’introduction des réformes sociales par des moyens
politiques. D’autre part, les schémas de reproduction de Marx, si on
les prend comme une version de la loi de l’identité entre offre et
demande de J.B. Say, ne sont pas recevables. Tout comme ses adversaires,
R. Luxemburg n’avait pas compris que ces schémas n’ont rien à voir avec
la question de la viabilité du système capitaliste, et qu’ils étaient
simplement une étape méthodologique et intermédiaire, nécessaire pour
analyser les lois du développement capitaliste dans son ensemble, lequel
tire sa dynamique de la production de plus-value. S’il est vrai que le
capitalisme se heurte bien à des difficultés dans la sphère de la
circulation et par conséquent dans la réalisation de la plus-value, ce
n’est pas là que Marx chercha ou découvrit le moyen de comprendre
pourquoi le capitalisme est sujet à des crises, et destiné à disparaître
inévitablement. Même en supposant que la réalisation de la plus-value
ne soulève pas le moindre problème, le capitalisme trouve sa limite
objective dans celles que rencontre la production de la plus-value.
Selon Marx, la contradiction fondamentale
du capitalisme, celle dont découlent toutes les autres difficultés,
réside dans les relations de valeur et de plus-value de la production de
capital. C’est la production de valeur d’échange sous sa forme
monétaire, issue de la valeur d’usage de la force de travail, qui
produit, outre son propre équivalent en valeur d’échange, une plus-value
pour les capitalistes. La recherche de valeur d’échange se transforme
en accumulation de capital, ce qui se traduit en une augmentation du
capital investi en moyens de production relativement plus rapide que
l’augmentation du capital investi en force de travail. Si cela conduit à
une expansion du système capitaliste du fait de la productivité de plus
en plus poussée du travail, cela entraîne aussi une tendance à la
baisse du taux de profit car la partie du capital investi en force de
travail — et qui est l’unique source de plus-value — diminue par rapport
au capital social total. Ce processus long et compliqué ne peut être
étudié de façon satisfaisante dans le cadre d’un article aussi court,
mais il est nécessaire d’en faire mention pour bien distinguer la
théorie de l’accumulation selon Marx de celle de Rosa Luxemburg. Dans le
modèle abstrait de développement capitaliste élaboré par Marx, les
crises capitalistes, ainsi que l’inévitable disparition du système, ont
pour origine un effondrement partiel ou total du processus
d’accumulation dû à une pénurie de plus-value ou de profit.
Ainsi donc, pour Marx, les limites
objectives du capitalisme sont dictées par les relations de production
sociale en tant que rapports de valeur, alors que pour Rosa Luxemburg,
le capitalisme ne peut exister que si d’autres économies
précapitalistes absorbent sa plus-value. Ce qui nous conduit à cette
absurdité, que les nations arriérées disposent d’un surplus sous forme
monétaire suffisant pour accueillir la plus-value des pays capitalistes
avancés. Mais comme on l’a vu cette idée fausse est la conséquence
inaperçue d’une conception erronée de Rosa Luxemburg, celle selon
laquelle la totalité de la plus-value destinée à l’accumulation doit
rapporter un équivalent sous forme monétaire afin d’être réalisée en
capital. Mais en fait le capital prend la forme argent à certains
moments et à d’autres la forme de marchandises de toutes sortes ; ces
deux formes sont exprimées en termes monétaires sans pour autant
prendre simultanément la forme argent. Seule une petite partie, et de
moins en moins grande, de la richesse capitaliste prend la forme argent
; la plus grande partie, bien qu’exprimée en termes monétaires, reste
sous forme de marchandises et comme telle permet la réalisation de la
plus-value en capital additionnel.
La théorie de R. Luxemburg fut
généralement interprétée comme une aberration et une critique
injustifiée de Marx. Pourtant ceux-là mêmes qui la critiquaient étaient
aussi éloignés qu’elle de la théorie de Marx. La plupart de ces
critiques étaient les tenants soit d’une théorie grossière de la
sous-consommation, soit d’une théorie des disproportions, ou d’une
combinaison des deux. Lénine, par exemple, — pour ne rien dire des
révisionnistes — voyait l’origine des crises dans les disproportions
dues au caractère anarchique de la production capitaliste et se
contentait d’ajouter aux arguments de Tugan-Baranowski celui de la
sous-consommation ouvrière. Mais en tout cas, il ne croyait pas que le
capitalisme était fatalement condamné par ses contradictions immanentes.
C’est seulement avec la Première Guerre mondiale, et les
bouleversements révolutionnaires qui la suivirent, que la théorie de
Rosa Luxemburg trouva une plus large audience dans la fraction radicale
du mouvement socialiste. Non pas tant, cependant, à cause de l’analyse
qu’elle faisait de l’accumulation du capital, mais plutôt à cause de
l’accent qu’elle mettait sur les limites objectives du capitalisme. Avec
la guerre impérialiste, la théorie parut plausible, et la fin du
capitalisme semblait réellement proche. La théorie de l’effondrement
capitaliste devint l’idéologie révolutionnaire de l’époque, et elle
encouragea les tentatives, qui échouèrent, pour transformer les
bouleversements politiques en révolutions sociales.
Bien entendu, la théorie de Rosa
Luxemburg n’était pas moins abstraite que celle de Marx. L’hypothèse de
la baisse tendancielle du taux de profit de Marx ne pouvait indiquer à
quel moment il deviendrait impossible de compenser cette baisse par
l’exploitation plus intense d’un nombre de plus en plus faible de
travailleurs, de façon à augmenter suffisamment la masse de plus-value
pour maîtriser un taux de profit compatible avec l’expansion du capital.
De même, Rosa Luxemburg ne pouvait
prédire à quel moment l’extension du mode de production capitaliste à la
planète tout entière ferait obstacle à la réalisation de la
plus-value. L’extension du capital vers l’extérieur n’était elle aussi
qu’une tendance, entraînant une compétition impérialiste de plus en plus
dévastatrice pour la conquête des territoires de plus en plus rares ou
pourrait se réaliser la plus-value. L’existence de l’impérialisme
prouvait la précarité du système qui pourrait conduire à des situations
révolutionnaires bien longtemps avant que ses limites objectives ne
soient atteintes. D’un point de vue pratique, par conséquent, ces deux
théories considéraient les actions révolutionnaires comme possibles, non
pas tant du fait des implications logiques de leurs modèles abstraits
de développement que parce qu’elles mettaient l’accent sur les
difficultés croissantes du système capitaliste susceptibles, en cas de
crise sévère, de transformer la lutte des classes en combat pour
l’abolition du capitalisme.
Bien qu’incontestablement erronée, la
théorie de Rosa Luxemburg conservait un caractère révolutionnaire car,
comme celle de Marx, elle conduisait à la conclusion que le système
capitaliste n’était pas viable historiquement. Quoiqu’avec des arguments
douteux, elle restaura néanmoins — à l’encontre du révisionnisme, du
réformisme et de l’opportunisme —, la thèse marxiste oubliée, que le
capitalisme est condamné à disparaître à cause de la contradiction
insurmontable qu’il recèle et que cette disparition, tout en étant
objectivement déterminée, serait mise en œuvre par les actions
révolutionnaires de la classe ouvrière.
Le renversement du capitalisme rendrait
inutile toutes les considérations sur son développement. Mais tant que
le système dure, la validité d’une théorie peut être appréciée à partir
de sa propre histoire. Tandis que la théorie de Marx n’a pu être
intégrée dans la pensée économique bourgeoise, en dépit des efforts
accomplis en ce sens, celle de R. Luxemburg a trouvé quelque accueil
dans la théorie bourgeoise, bien qu’au prix d’une forte altération.
L’économie bourgeoise elle-même ayant rejeté le marché comme dispositif
d’équilibre, la théorie de R. Luxemburg s’est vue reconnue dans une
certaine mesure, à titre de précurseur de l’économie keynésienne. Son
travail a été interprété par Michael Kalecki [ 6] et Joan Robinson [7],
par exemple, comme une théorie de la « demande effective » dont la
pénurie était censé expliquer les difficultés cycliques du capitalisme.
R. Luxemburg pensait que l’impérialisme, le militarisme et la
préparation à la guerre facilitaient la réalisation de la plus-value, en
transférant le pouvoir d’achat des masses aux mains de l’Etat ; tout
comme le keynésianisme moderne se proposait d’atteindre le plein emploi
par la voie du déficit budgétaire et de manipulations monétaires.
Cependant, s’il est certainement possible, pendant un certain temps,
d’atteindre le plein emploi de cette façon, on ne peut maintenir un tel
état de grâce, puisque les lois de fonctionnement de la production de
capital exigent non pas une distribution différente de la plus-value
mais bien plutôt son augmentation constante. L’insuffisance de demande
effective, c’est tout simplement, sous un autre nom, l’insuffisance de
l’accumulation, car seule l’expansion du capital peut susciter la
demande capable d’engendrer la prospérité. En tout cas, la faillite
actuelle du keynésianisme dispense aujourd’hui de le démolir sur le plan
théorique. Il suffit de remarquer que son absurdité est attestée
actuellement par l’augmentation simultanée et restée sans remède du
chômage et de l’inflation.
Si la théorie de l’accumulation de R.
Luxemburg fut un échec, elle fut plus heureuse en défendant un
internationalisme conséquent qui était bien entendu lié à sa conception
de l’accumulation, comprise comme extension du mode de production
capitaliste au monde entier. D’après elle, la concurrence impérialiste
était en train de transformer rapidement le monde en un monde
capitaliste, et par conséquent de développer l’affrontement ouvert du
capital et du travail. Alors que l’essor de la bourgeoisie coincidait
avec la formation de l’Etat-nation moderne, sécrétant l’idéologie
nationaliste, la maturité du capitalisme et son déclin entraînaient «
l’internationalisme » impérialiste de la bourgeoisie et, par là même,
l’internationalisme des classes laborieuses, condition pour celles-ci
d’une lutte de classes efficace. L’intégration réformiste des
aspirations prolétariennes dans le cadre du système capitaliste
conduisait au social-impérialisme, qui était l’envers du nationalisme.
Objectivement, derrière le développement frénétique du nationalisme, il
n’y avait rien d’autre que les impératifs impérialistes. Pour combattre
l’impérialisme, il fallait donc rejeter complètement toute forme de
nationalisme, y compris celui des victimes d’une agression impérialiste.
Nationalisme et impérialisme étaient indissociables et devaient être
combattus avec la même ardeur.
Face au social-patriotisme d’abord voilé,
mais bientôt patent du mouvement ouvrier officiel, l’internationalisme
de R. Luxemburg représentait l’aile gauche du mouvement mais pas
complètement. C’était là, en quelque sorte, la généralisation de
l’expérience qu’elle avait faite dans le mouvement socialiste polonais,
qui avait scissioné sur la question de l’autodétermination nationale. De
son travail sur le développement industriel de la Pologne, il ressort
que R. Luxemburg s’attendait à une intégration totale des capitalismes
russe et polonais, entraînant une unification, tant pratique que
théorique, de leurs organisations socialistes respectives.
Elle ne pouvait imaginer de mouvements
socialistes à tendance nationaliste et encore moins un socialisme à
limites nationales. Ce qui était vrai pour la Russie et la Pologne
valait aussi pour le monde entier. Pour mettre fin aux divisions
nationales il fallait l’unité du socialisme international.
La fraction bolchevique du parti
social-démocrate russe ne partageait pas l’internationalisme strict de
R. Luxemburg. Pour Lénine la domination des nationalités par des pays
capitalistes plus puissants ne faisait qu’apporter, dans l’antagonisme
social fondamental, des clivages supplémentaires, qui pourraient
peut-être être utilisés contre les pouvoirs en place. Il est sans objet
de se demander si la position de Lénine en faveur de l’autodétermination
des peuples reflétait une conviction subjective, ou une attitude
démocratique face aux revendications nationales spécifiques et aux
particularités culturelles, ou s’il s’agissait simplement d’une aversion
contre toute forme d’oppression. Lénine était avant tout un homme
politique pratique, bien qu’il ne pût assumer ce rôle qu’assez tard. En
tant que tel, il se rendit compte que les diverses nationalités de
l’empire russe constituaient une menace constante pour le régime
tsariste. Certes, Lénine était aussi un internationaliste, et il
pensait la révolution socialiste en termes de révolution mondiale. Mais
il fallait bien que celle-ci commençât quelque part, et il pensait
qu’elle commencerait par casser le maillon le plus faible de la chaîne
impérialiste. Dans le contexte russe, soutenir l’autodétermination des
peuples jusqu’au droit à la sécession, cela signifiait aussi se faire
des alliés pour renverser le tsarisme. Cette stratégie était mise en
œuvre dans l’espoir qu’une fois libres, les différentes nationalités
choisiraient de demeurer au sein de la nouvelle communauté russe, soit
d’elles-mêmes, soit sous les instances de leurs propres organisations
socialistes.
Cependant, tout ce débat sur la question
nationale resta purement académique jusqu’à la révolution russe. Même
après la révolution, la reconnaissance du droit des diverses
nationalités de la Russie à disposer d’elles-mêmes ne tirait pas à
conséquence, puisque la plupart des territoires concernés étaient
occupés par des puissances étrangères. Malgré cela, le régime
bolchevique continua de plaider pour l’autodétermination afin
d’affaiblir les autres nations impérialistes, et tout particulièrement
l’Angleterre, et de fomenter des révolutions coloniales contre le
capitalisme occidental qui menaçait de détruire l’Etat bolchevique.
La révolution russe trouva R. Luxemburg
dans une prison allemande, où elle demeura jusqu’au renversement de la
monarchie allemande. Elle était cependant en mesure de suivre les
progrès de la révolution russe. Bien qu’enchantée de la prise de pouvoir
par les bolcheviks, elle ne pouvait accepter la position de Lénine à
l’égard des paysans et des minorités nationales. Dans les deux cas, ses
inquiétudes étaient sans objet. Elle avait prédit qu’en octroyant
l’indépendance aux diverses nationalités de Russie, on aboutirait
seulement à encercler le nouvel Etat d’un cordon de pays réactionnaires
et contre-révolutionnaires, ce qui se vérifia, mais pour une courte
période. R. Luxemburg ne voyait pas que la politique des bolcheviks
était davantage dictée par des circonstances qu’ils ne contrôlaient pas
que par le principe du droit à l’autodétermination. A la première
occasion, ils commencèrent par rogner sur celle-ci, et finirent par
incorporer toutes les nations nouvellement indépendantes au sein d’un
empire russe restauré, et au surplus, par se constituer pour eux-mêmes
des sphères d’intérêts dans les territoires extérieurs à la Russie.
Sur la base de sa propre théorie du
nationalisme et de l’impérialisme, R. Luxemburg aurait dû se rendre
compte que la conception de Lénine ne pouvait s’appliquer dans un monde
dominé par la concurrence des puissances impérialistes, et qu’elle
n’aurait plus à l’être si le capitalisme venait à être renversé par une
révolution internationale. La désintégration de l’empire russe n’était
pas due au principe d’autodétermination et n’avait pas été favorisée par
lui, c’était la défaite militaire qui en était la cause, tout comme ce
fut la victoire dans une autre guerre qui conduisit à la récupération
des territoires perdus et à la renaissance de l’impérialisme russe. Le
capitalisme étant un système en expansion, il est nécessairement
impérialiste. L’impérialisme est ce qui lui permet de triompher des
barrières nationales qui pourraient entraver la production du capital et
sa centralisation, ainsi que d’acquérir ou de protéger des positions
privilégiées ou dominantes dans l’économie mondiale. C’est donc
également un moyen de défense contre cette tendance générale ; mais
dans tous les cas il est l’inévitable résultat de l’accumulation du
capital.
Comme le remarquait R. Luxemburg, «
l’intégration » capitaliste contradictoire de l’économie mondiale ne
pouvait empêcher la domination des nations les plus faibles par les plus
fortes, qui contrôlent le marché mondial. Cette situation rend
illusoire toute indépendance nationale. Dans le meilleur des cas, une
indépendance politique ne peut rien de plus que soumettre les
travailleurs à une domination nationale plutôt qu’internationale. Mais
bien entendu, l’internationalisme prolétarien ne peut empêcher les
mouvements d’autodétermination nationale dans un contexte colonial et
impérialiste, et il n’a aucune raison de le faire. Tout comme
l’impérialisme, ces mouvements sont partie intégrante de la société
capitaliste. Mais on ne saurait les « utiliser » au bénéfice du
socialisme qu’en les dépouillant de leur caractère nationaliste, grâce à
une position internationaliste cohérente de la part du mouvement
socialiste.
Si les peuples opprimés ont droit à la
sympathie des socialistes, ce n’est pas en raison de leur nationalisme
mais plutôt de leur condition de peuples doublement exploités :
exploitation nationale et étrangère. Le socialisme vise à l’abolition du
capitalisme, ce qui inclut le soutien aux forces anti-impérialistes.
Non pas en vue de créer de nouveaux Etats-nations capitalistes, mais au
contraire pour en entraver ou empêcher l’apparition par des révolutions
prolétariennes dans les pays capitalistes avancés.
Le régime bolchevique s’autoproclama
socialiste et avec ce sigle entendait mettre fin à toute discrimination
envers les minorités nationales. Dans de telles conditions,
l’autodétermination nationale était, pour Rosa Luxemburg, non seulement
un non-sens mais de surcroît une invitation à reconstituer à travers
l’idéologie nationaliste les conditions d’une restauration du
capitalisme. Selon elle, Lénine et Trotsky sacrifièrent à tort le
principe de l’internationalisme pour des avantages tactiques momentanés.
Bien que peut-être inévitable, cette nécessité ne saurait être élevée
au rang de vertu socialiste. R. Luxemburg avait certainement raison de
ne pas mettre en doute la sincérité des bolcheviks en ce qui concerne
leur volonté d’établir le socialisme en Russie et leur soutien à la
révolution mondiale. Elle croyait elle-même possible, grâce à
l’extension de la révolution à l’Ouest, de remédier à l’immaturité
objective de la Russie pour réaliser une transformation socialiste. Elle
imputait aux socialistes d’Europe de l’Ouest, et en particulier aux
Allemands, la responsabilité des difficultés que les bolcheviks
rencontraient, et qui les contraignaient à des concessions, à des
compromis et des décisions opportunistes. Elle supposait que
l’internationalisation de la révolution balaierait les exigences
nationalistes de Lénine et réinsufflerait le principe de
l’internationalisme dans le mouvement révolutionnaire.
Mais comme la révolution mondiale ne vint
pas, le développement économique et la lutte de classes restèrent dans
le cadre de l’État-nation. L’ « internationalisme » de la III°
Internationale, sous domination russe, servit uniquement les intérêts de
l’État russe, sous le prétexte que la défense du premier État
socialiste était un préalable au socialisme international.
Tout comme l’autodétermination nationale,
cet « internationalisme » était destiné à affaiblir les adversaires du
nouvel État russe. Mais après 1920, les bolcheviks, ne s’attendant plus
à une reprise du mouvement révolutionnaire international, s’attelèrent
à la consolidation de leur propre régime. Leur « internationalisme »
n’était plus que l’expression de leur propre nationalisme, tout comme
l’internationalisme économique de la bourgeoisie ne poursuivait d’autre
but que l’enrichissement des entités capitalistes organisées à l’échelon
national.
La Seconde Guerre mondiale avec toutes
ses conséquences eut pour effet de mettre fin au colonialisme des
puissances européennes et de donner naissance à de nombreuses nations «
indépendantes » ; en même temps naquirent deux grands blocs, dominés par
les nations victorieuses : les États-Unis et l’U.R.S.S. A l’intérieur
de chaque bloc, il n’y avait pas de véritable indépendance nationale,
les pays formellement indépendants n’étant là que pour servir les
exigences impérialistes des puissances dominantes. Cette soumission
était imposée par des moyens à la fois économiques et politiques, et par
la nécessité d’adapter l’économie, et par conséquent la vie politique
des pays satellites, aux réalités du marché capitaliste mondial. Pour
les anciennes colonies, cela signifiait une nouvelle forme de soumission
et de dépendance, que l’on désigna par le terme de « néo-colonialisme »
; pour les.pays nouveaux plus avancés sur le plan capitaliste, cela
signifiait le contrôle direct de leurs structures politiques par les
méthodes éprouvées de l’occupation militaire et de gouvernements
fantoches. Cette situation conduisit évidemment à la création de
nouveaux « mouvements de libération », aussi bien dans le camp
capitaliste que dans le soi-disant camp socialiste, démontrant ainsi
qu’il n’existe d’autodétermination nationale ni dans les pays à économie
de marché, ni dans les pays à économie étatisée.
Que le nationalisme soit en réalité un instrument de la classe dirigeante, cela fut bientôt chose évidente dans les « pays libérés », puisqu’il fournissait aux parvenus politiques le moyen de s’affirmer en tant que classe dirigeante en collaboration avec les classes dirigeantes des pays dominants. Que ces nouvelles classes dirigeantes fassent partie du monde « libre » ou bien du monde sous domination autoritaire, dans tous les cas, la forme nationale, sur laquelle repose leur nouveau pouvoir, interdit toute évolution vers une société socialiste. Partout où cela est possible, leur nationalisme contient un impérialisme en miniature mais virulent, qui n’en dresse pas moins les pays « socialistes » contre les autres nations, ou même contre d’autres « pays socialistes ». Ainsi s’offre à nous le spectacle désolant d’une guerre menaçant entre les grands pays « socialistes », la Russie et la Chine, et à une échelle moindre, l’état de guerre ouverte entre l’Éthiopie « marxiste » et la Somalie « marxiste » pour le contrôle de l’Ogaden.
Que le nationalisme soit en réalité un instrument de la classe dirigeante, cela fut bientôt chose évidente dans les « pays libérés », puisqu’il fournissait aux parvenus politiques le moyen de s’affirmer en tant que classe dirigeante en collaboration avec les classes dirigeantes des pays dominants. Que ces nouvelles classes dirigeantes fassent partie du monde « libre » ou bien du monde sous domination autoritaire, dans tous les cas, la forme nationale, sur laquelle repose leur nouveau pouvoir, interdit toute évolution vers une société socialiste. Partout où cela est possible, leur nationalisme contient un impérialisme en miniature mais virulent, qui n’en dresse pas moins les pays « socialistes » contre les autres nations, ou même contre d’autres « pays socialistes ». Ainsi s’offre à nous le spectacle désolant d’une guerre menaçant entre les grands pays « socialistes », la Russie et la Chine, et à une échelle moindre, l’état de guerre ouverte entre l’Éthiopie « marxiste » et la Somalie « marxiste » pour le contrôle de l’Ogaden.
A quelques détails près, ce schéma se
reproduit continuellement, caractérisant ainsi l’état actuel de la
politique mondiale, qui montre les petites nations se faisant les agents
des grandes puissances impérialistes, ou se battant pour leur propre
compte, avec pour seul résultat de succomber à l’un ou à l’autre bloc.
Tout ceci tend à justifier l’affirmation de R. Luxemburg, que tout
nationalisme, quelle qu’en soit la forme, est préjudiciable au
socialisme, et que seul un internationalisme conséquent peut contribuer
à l’émancipation de la classe ouvrière. Cet internationalisme
intransigeant est l’un des apports les plus importants de R. Luxemburg à
la théorie et à la pratique révolutionnaires, et il la situe tout aussi
loin du social-impérialisme de la social-démocratie, que de la
conception bolchevique opportuniste de la révolution mondiale, défendue
par le grand « homme d’Etat » Lénine.
Tout comme Lénine, R. Luxemburg voyait dans la révolution d’Octobre une révolution prolétarienne qui dépendait néanmoins totalement de la conjoncture internationale. Ce point de vue était alors celui de tous les révolutionnaires, qu’ils fussent marxistes ou non. Après tout, disait-elle, en s’emparant du pouvoir les bolcheviks avaient « pour la première fois proclamé le but final du socialisme comme programme immédiat de la politique pratique8 ». Ils avaient résolu « le fameux problème de rallier à eux une majorité du peuple par des procédés révolutionnaires conduisant à une majorité, plutôt que d’attendre que cette majorité soit mûre pour l’élaboration d’une tactique révolutionnaire 9. D’après elle, le parti de Lénine avait embrassé les véritables intérêts des masses urbaines en exigeant tout le pouvoir pour les soviets, de façon à assurer la révolution. Cependant, c’est la question agraire qui était le point central de la révolution, et là, les bolcheviks se montrèrent aussi opportunistes qu’ils le furent face au problème des minorités nationales.
Dans la Russie pré-révolutionnaire, les bolcheviks partageaient avec R. Luxemburg le point de vue marxiste, selon lequel la nationalisation des terres était un préalable à l’organisation sur une large échelle d’une production agricole qui concorde avec la socialisation de l’industrie. Pour avoir le soutien des paysans, Lénine abandonna le programme agraire marxiste pour celui des socialistes-révolutionnaires, héritiers de l’ancien mouvement populiste. Bien que R. Luxemburg ait considéré cette volte-face comme une « excellente tactique », cela n’avait pour elle rien à voir avec le socialisme. Les droits de propriété devaient être transférés à la nation, ou à l’Etat, car cela seul permettait d’organiser la production agricole sur des bases socialistes. Le mot d’ordre bolchevique : « confiscation immédiate et distribution de la terre aux paysans » ne représentait pas une mesure socialiste, mais bien une mesure qui, en créant une nouvelle forme de propriété privée, barrait la route au socialisme. La « réforme agraire léniniste » écrivait-elle, « a créé dans les campagnes une couche nouvelle et puissante d’ennemis du socialisme, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et tenace que l’était celle de l’aristocratie foncière » 10.
Tout comme Lénine, R. Luxemburg voyait dans la révolution d’Octobre une révolution prolétarienne qui dépendait néanmoins totalement de la conjoncture internationale. Ce point de vue était alors celui de tous les révolutionnaires, qu’ils fussent marxistes ou non. Après tout, disait-elle, en s’emparant du pouvoir les bolcheviks avaient « pour la première fois proclamé le but final du socialisme comme programme immédiat de la politique pratique8 ». Ils avaient résolu « le fameux problème de rallier à eux une majorité du peuple par des procédés révolutionnaires conduisant à une majorité, plutôt que d’attendre que cette majorité soit mûre pour l’élaboration d’une tactique révolutionnaire 9. D’après elle, le parti de Lénine avait embrassé les véritables intérêts des masses urbaines en exigeant tout le pouvoir pour les soviets, de façon à assurer la révolution. Cependant, c’est la question agraire qui était le point central de la révolution, et là, les bolcheviks se montrèrent aussi opportunistes qu’ils le furent face au problème des minorités nationales.
Dans la Russie pré-révolutionnaire, les bolcheviks partageaient avec R. Luxemburg le point de vue marxiste, selon lequel la nationalisation des terres était un préalable à l’organisation sur une large échelle d’une production agricole qui concorde avec la socialisation de l’industrie. Pour avoir le soutien des paysans, Lénine abandonna le programme agraire marxiste pour celui des socialistes-révolutionnaires, héritiers de l’ancien mouvement populiste. Bien que R. Luxemburg ait considéré cette volte-face comme une « excellente tactique », cela n’avait pour elle rien à voir avec le socialisme. Les droits de propriété devaient être transférés à la nation, ou à l’Etat, car cela seul permettait d’organiser la production agricole sur des bases socialistes. Le mot d’ordre bolchevique : « confiscation immédiate et distribution de la terre aux paysans » ne représentait pas une mesure socialiste, mais bien une mesure qui, en créant une nouvelle forme de propriété privée, barrait la route au socialisme. La « réforme agraire léniniste » écrivait-elle, « a créé dans les campagnes une couche nouvelle et puissante d’ennemis du socialisme, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et tenace que l’était celle de l’aristocratie foncière » 10.
C’est ce que les faits devaient confirmer, en empêchant
à la fois le rétablissement de l’économie russe et la socialisation de
l’industrie. Mais comme pour la question de l’autodétermination
nationale, la situation n’était pas commandée par la
politique des bolcheviks, mais plutôt par des circonstances qui leur
échappaient. Les bolcheviks étaient prisonniers du mouvement paysan ;
ils ne pouvaient garder le pouvoir qu’avec leur soutien passif, et ne pouvaient s’orienter vers
le socialisme à cause d’eux. En outre, leur opportunisme sournois ne
fut pas à l’origine du partage des terres par les paysans ; il ne fit
qu’entériner un fait accompli
indépendamment de leurs positions. Alors que les autres partis
hésitaient à légaliser l’expropriation des terres, les bolcheviks
appuyèrent cette légalisation de façon à gagner le soutien des paysans,
et à consolider ainsi le pouvoir qu’ils avaient conquis par un
coup d’Etat dans les centres urbains. Ils espéraient conserver ce
soutien par une politique de faible imposition des paysans, alors que
ceux-ci demandaient un gouvernement capable d’empêcher le retour par des
moyens contre-révolutionnaires des propriétaires terriens.
En ce qui concerne les paysans, la révolution signifia une extension de leurs droits
de propriété, et en ce sens, elle fut une révolution bourgeoise. Cela
ne pouvait conduire qu’à une économie de marché, et à une
capitalisation renforcée de la Russie. Pour les ouvriers de l’industrie,
tout comme pour Lénine et Luxemburg, il s’agissait d’une révolution prolétarienne, même à ce stade précoce de développement capitaliste. Mais comme la classe ouvrière ne constituait qu’une infime partie de la population, il était évident que tôt ou tard, l’élément bourgeois de la révolution l’emporterait. Le pouvoir d’Etat bolchevique ne pouvait se maintenir qu’en arbitrant entre ces intérêts opposés ; mais sa réussite dans cette tentative ne pouvait qu’être fatale à la fois aux aspirations socialistes et aux aspirations bourgeoises de cette révolution.
C’était là une situation que le mouvement marxiste n’avait pas envisagée, et que
la théorie marxiste ne permettait pas de prédire, puisqu’elle énonce
qu’une révolution prolétarienne présuppose un haut niveau de
développement capitaliste au sein duquel la classe ouvrière se
trouverait majoritaire et donc à même de déterminer le cours des
événements. Bien que Lénine ne se soit intéressé à la révolution
bourgeoise qu’en tant que préliminaire à une révolution socialiste, il
restait lui-même un bourgeois, dans la mesure où il croyait possible de
changer la société par des moyens purement politiques, c’est-à-dire
grâce à l’action d’un parti politique. Ce renversement idéaliste du
marxisme, faisant de la conscience ce qui détermine le développement
matériel au lieu d’en être le produit, n’impliquait en pratique rien
d’autre qu’une reproduction du régime tsariste lui-même, où
l’autocratie régnait sur la société tout entière. En réalité, Lénine
soulignait que si le tsar avait pu gouverner la Russie à l’aide d’une
bureaucratie de quelque cent mille personnes, les bolcheviks devraient
être capables d’en faire autant et mieux avec un parti regroupant
beaucoup plus de monde. En tous cas, une fois au pouvoir, les bolcheviks
n’avaient d’autre choix que d’essayer de le conserver afin d’assurer
leur propre survie. Par la suite, il se constitua un appareil d’État qui
prit en charge non seulement le contrôle de la population, mais aussi
le développement économique, en transformant la propriété privée en
propriété d’État, sans modifier les rapports sociaux de production,
c’est-à-dire en maintenant la relation capital-travail qui permet
l’exploitation de la classe ouvrière. Ce nouveau type de capitalisme —
que l’on désigne comme capitalisme d’Etat — subsiste de nos jours sous
le manteau idéologique du « socialisme ».
En 1918, R. Luxemburg n’était pas en
mesure de prévoir une telle évolution, qui se situait en dehors de
toutes les hypothèses marxistes. Pour elle, les bolcheviks commettaient diverses erreurs, susceptibles d’hypothéquer leur objectif socialiste.
Et ces erreurs, si elles étaient inévitables dans une Russie
révolutionnaire mais isolée, ne devaient pas être généralisées en une
tactique valable en tous temps et pour
tous les pays. Bien que sans aucun succès, elle opposa à la réalité
russe les principes marxistes, de façon à sauvegarder au moins la
théorie. En vain, car il apparut qu’au capitalisme de propriété
privée ne succédait pas nécessairement un régime socialiste mais qu’il
pouvait tout aussi bien se transformer en un capitalisme contrôlé par
l’Etat, où l’on voit l’ancienne bourgeoisie remplacée par une nouvelle
classe dominante, dont le pouvoir repose sur le contrôle collectif de
l’Etat et des moyens de production. Elle en savait aussi peu que Lénine
sur la façon de bâtir une société socialiste ; mais alors que ce dernier
agissait de façon pragmatique à partir des expériences de contrôle
étatique des pays capitalistes en temps de guerre et concevait le
socialisme comme le monopole de l’Etat sur toute l’activité économique,
R. Luxemburg continuait de prétendre qu’une telle démarche ne pourrait
jamais conduire à l’émancipation de la classe ouvrière. Elle ne pouvait
imaginer que la société bolchevique naissante représentait une formation
sociale nouvelle dans l’histoire, elle n’y voyait rien d’autre qu’une
application erronée des principes socialistes. Et donc elle craignait la
restauration du capitalisme par le biais des réformes agraires des
bolcheviks.
Comme la suite le montra, la question agraire ne cessa d’agiter l’Etat bolchevique, et déboucha finalement sur la collectivisation forcée de la paysannerie, solution
intermédiaire entre la propriété privée de la terre et la
nationalisation de l’agriculture. Il ne s’agissait pas là d’une
véritable remise en cause de la politique agricole de Lénine, qui
avait toujours répondu à la nécessité du moment et non à des
convictions. Sauf sur le papier, Lénine n’avait pas osé nationaliser la
terre, tout simplement, et Staline n’osa pas aller plus loin que la
collectivisation forcée des paysans, de façon à augmenter leur
production et leur exploitation, sans les déposséder de toute initiative
privée. Même dans ces limites, ce fut une entreprise terrifiante, qui
faillit abattre le régime bolchevique. Si Rosa Luxemburg avait raison
contre Lénine sur le problème agraire, ses arguments n’en manquaient pas
moins leur but, car il ne s’en fallait que d’un peu de temps et du
renforcement de l’appareil d’État, et l’on vit les paysans perdre leur
récente et relative indépendance et retomber une fois de plus sous un
régime autoritaire.
Il aurait dû être évident, compte tenu de la conception léniniste du parti et de son
rôle dans le processus révolutionnaire, qu’une fois au pouvoir, ce
parti ne pourrait fonctionner que de façon dictatoriale. Si on met de
côté les conditions spécifiques de la Russie, cette conception du parti
en tant que conscience de la révolution socialiste concentrait
manifestement tout le pouvoir entre les mains de l’appareil d’Etat
bolchevique. Cette position générale fut encore plus marquée dans le cadre de la révolution russe, partagée entre ses aspirations bourgeoises et prolétariennes. Si le prolétariat était, selon Lénine, incapable d’aller au-delà d’une conscience réformiste (c’est-à-dire de faire plus que défendre ses propres intérêts au sein du système capitaliste), il serait à plus forte raison incapable de réaliser le socialisme, qui suppose une rupture idéologique avec toute son expérience antérieure. En écho à K. Kautsky, Lénine pensait que la conscience devait être apportée au prolétariat de l’extérieur, grâce au savoir d’une classe moyenne éduquée. Le parti était l’organisation de l’intelligentsia socialiste, représentant la conscience révolutionnaire pour le
prolétariat, même s’il pouvait inclure dans ses rangs un petit nombre
d’ouvriers éclairés. Il fallait que ces spécialistes de la politique
révolutionnaire prennent en mains l’Etat socialiste afin d’empêcher ne
serait-ce qu’une défaite de la classe ouvrière due à son
ignorance. Et de même que le parti devait diriger le prolétariat, de
même, les chefs du parti devaient en diriger les membres par une
centralisation quasi militaire.
C’est cette attitude arrogante de Lénine, imposée à son parti,
qui inquiétait beaucoup Rosa Luxemburg quant aux résultats possibles de
la prise de pouvoir par les bolcheviks. Déjà, en 1904, elle avait
critiqué la conception bolchevique du parti à cause de la séparation
artificielle qu’il introduisait entre une avant-garde révolutionnaire et
la masse des travailleurs, et à cause de son hyper-centralisation, tant
dans les problèmes généraux que dans ceux du parti. « Rien ne pourrait
plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à une
élite intellectuelle avide de pouvoir », écrivait-elle, « que cette
cuirasse bureaucratique, où on l’immobilise, pour en faire l’automate
manœuvré par un « comité » » u. En refusant tout caractère
révolutionnaire à la conception léniniste du parti Rosa Luxemburg
anticipait sur l’évolution de la domination bolchevique
jusqu’aujourd’hui. Certainement, son réquisitoire contre la conception
léniniste de l’organisation avait pour origine la comparaison avec la
structure organisationnelle du parti social-démocrate allemand qui, bien
que lui aussi hautement centralisé, aspirait à une large base populaire
pour réaliser son œuvre de réformes. Ce parti ne pensait pas en termes
de prise de pouvoir, mais se satisfaisait d’obtenir des succès
électoraux et de diffuser l’idéologie socialiste, de façon à favoriser
sa propre croissance. De toutes façons, Rosa Luxemburg ne pensait pas
qu’un parti quel qu’il fût puisse mener à bien une révolution
socialiste. Le parti ne pouvait qu’aider à la révolution, qui restait
l’œuvre de la classe ouvrière tout entière et nécessitait sa
participation active. Elle ne concevait pas le parti socialiste comme
une instance organisatrice indépendante du prolétariat, mais comme une
partie de celui-ci, sans fonction ou sans intérêts qui soient
différents de ceux de la classe ouvrière.
Dans cette conviction, Rosa Luxemburg était simplement fidèle à elle-même et au marxisme, lorsqu’elle s’élevait contre la politique dictatoriale du parti bolchevique. Bien que ce parti ait conquis sa position dominante en revendiquant de façon démagogique tout le pouvoir pour les soviets, il n’avait pas l’intention de céder à ceux-ci la moindre parcelle de son pouvoir, sauf peut-être quand ils étaient composés de bolcheviks. Il est vrai que les bolcheviks de Pétrograd et de quelques autres villes détenaient une majorité de soviets, mais cette situation pouvait changer par la suite, et renvoyer le parti à la position minoritaire qu’il avait occupée pendant les premiers mois qui suivirent la révolution de Février.
Les bolcheviks ne considéraient pas les soviets comme les embryons de
la société socialiste, ils n’y voyaient rien de plus qu’un moyen pour
parvenir à un gouvernement bolchevique. Déjà en 1905, où l’on vit la
première irruption des soviets, Lénine reconnut leur potentiel
révolutionnaire, ce qui ne fit que lui donner une raison de plus pour
renforcer son propre parti et le préparer à prendre les rênes du
pouvoir. Pour Lénine, le potentiel révolutionnaire de la forme soviet ne
changeait en rien sa nature spontanée, qui impliquait le
danger d’une dispersion de ce pouvoir en activités stériles. Bien que
faisant partie de la réalité sociale, pensait Lénine, les mouvements
spontanés ne pouvaient dans le meilleur des cas, que soutenir un parti
orienté vers ses objectifs, et jamais le remplacer. En octobre 1917, le
problème des bolcheviks n’était pas de choisir entre le pouvoir des
soviets et celui du parti, mais entre le pouvoir du parti et l’Assemblée
constituante. Comme ils n’avaient aucune chance d’avoir la majorité à
l’Assemblée et d’accéder au gouvernement, il fallait se passer de
celle-ci, de façon à réaliser la dictature du parti au nom du
prolétariat.Dans cette conviction, Rosa Luxemburg était simplement fidèle à elle-même et au marxisme, lorsqu’elle s’élevait contre la politique dictatoriale du parti bolchevique. Bien que ce parti ait conquis sa position dominante en revendiquant de façon démagogique tout le pouvoir pour les soviets, il n’avait pas l’intention de céder à ceux-ci la moindre parcelle de son pouvoir, sauf peut-être quand ils étaient composés de bolcheviks. Il est vrai que les bolcheviks de Pétrograd et de quelques autres villes détenaient une majorité de soviets, mais cette situation pouvait changer par la suite, et renvoyer le parti à la position minoritaire qu’il avait occupée pendant les premiers mois qui suivirent la révolution de Février.
Pour Rosa Luxemburg, la population tout entière devait prendre part d’une façon ou d’une autre à la construction du socialisme ; mais elle ne reconnut pas dans les soviets la forme organisationnelle capable de réaliser ce projet. Impressionnée par les grandes grèves de masse qui se déroulaient en 1905 en Russie, elle n’accorda que peu d’attention à la forme soviet que celles-ci revêtirent. A ses yeux, les soviets étaient simplement des comités de grève qui palliaient l’absence d’autres organisations plus permanentes des travailleurs. Même après la révolution de 1917, elle pensait que « la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, social et juridique, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brumes du futur » 12. Seule la direction générale vers laquelle il fallait tendre était connue, les détails de l’action à entreprendre afin de consolider et développer la nouvelle société restant à découvrir. Le socialisme ne pouvait naître de plans pré-établis ni être réalisé par décret gouvernemental. Il exigeait la démocratie réelle, c’est-à-dire la participation la plus large possible de tous les travailleurs, qui seule méritait être appelée « dictature du prolétariat ». La dictature du parti n’était pour elle rien de plus que « la dictature au sens bourgeois du terme » I3, c’est-à-dire le pouvoir des Jacobins.
Tout ceci est incontestable à un niveau général, mais le caractère bourgeois du pouvoir bolchevique reflétait — dans l’idéologie comme dans la pratique — la nature objectivement non socialiste de cette révolution bien particulière, tout simplement incapable de faire passer la société des conditions quasi féodales du tsarisme au socialisme. C’était une espèce de « révolution bourgeoise » sans bourgeoisie, et c’était aussi une révolution prolétarienne avec un prolétariat insuffisant : une révolution dans laquelle le rôle historique de la bourgeoisie fut assumé par un parti apparemment anti-bourgeois qui s’empara du pouvoir politique. Dans ces conditions, le contenu révolutionnaire du marxisme occidental ne pouvait trouver à s’appliquer, même sous une forme modifiée. Ceci peut expliquer la faiblesse des arguments de Rosa Luxemburg contre les bolcheviks, la critique du mépris qu’ils nourrissaient envers l’Assemblée constituante et leur attitude terroriste à l’égard de toute opposition, de droite comme de gauche. Ses propres suggestions concernant la façon de construire le socialisme, bien que correctes et valables, ne pouvaient s’articuler avec une Assemblée constituante, qui est une institution bourgeoise. Son attitude tolérante envers tous les points de vue et leur désir de pouvoir s’exprimer afin de peser sur le cours des événements, ne pouvait être satisfaite dans des conditions de guerre civile. La construction du socialisme est dictée par des nécessités immédiates, ce qui implique des actions bien définies ; elle ne saurait être conduite par la méthode tranquille des essais et erreurs, qui cherche à discerner le futur à travers la « brume » du présent.
Le manque de réalisme de Rosa Luxemburg vis-à-vis du bolchevisme et de la révolution russe s’explique par ses propres ambiguïtés. Elle était en même temps social-démocrate et révolutionnaire à une époque où ces deux positions avaient pourtant bien divergé. Elle voyait la Russie avec des yeux de social-démocrate, et la social-démocratie avec des yeux de révolutionnaire ; ce qu’elle désirait en fait, c’était une social-démocratie révolutionnaire. Déjà, dans son fameux débat avec Edouard Bernstein u, elle refusait de choisir entre réforme et révolution et elle s’efforçait de combiner ces deux activités de façon dialectique en une seule et même politique. De son point de vue, on pouvait mener la lutte des classes aussi bien au parlement que dans la rue, non seulement à travers le parti et les syndicats, mais aussi avec les inorganisés. Les acquis légaux, conquis dans le cadre de la démocratie bourgeoise, devaient être consolidés par l’action directe des masses dans leur lutte de classes quotidienne. C’était cependant l’action des masses qui importait le plus, dans la mesure où elle développait la conscience qu’elles ont de leur position de classe et donc leur conscience révolutionnaire. La lutte directe des travailleurs contre les capitalistes était la véritable « école du socialisme ». Dans l’extension des grèves de masse où les travailleurs agissaient en tant que classe, elle voyait une condition nécessaire et préalable à l’avènement de la révolution qui renverserait la bourgeoisie et installerait des gouvernements soutenus et contrôlés par un prolétariat mûr et conscient15.
Jusqu’au déclenchement de la Première
Guerre mondiale, Rosa Luxemburg ne comprit pas complètement la véritable
nature de la social-démocratie. Il y avait une aile droite, un centre
et une aile gauche, à laquelle appartenaient Rosa Luxemburg et
Liebnecht. Il y avait entre ces diverses tendances une lutte
idéologique tolérée par la bureaucratie du parti justement parce
qu’elle restait idéologique. La pratique du parti était réformiste et
opportuniste, et restait insensible aux appels de l’aile gauche, ou même
s’en trouvait peut-être indirectement renforcée. Mais l’illusion
subsistait qu’il était possible de transformer le parti et de lui
restituer son caractère révolutionnaire originel. Rosa Luxemburg
rejetait toute idée de scission, craignant de perdre contact avec la
masse des travailleurs socialistes. Sa confiance dans ces travailleurs
n’était pas affectée par la défiance qu’elle nourrissait envers leurs
dirigeants. Elle tomba de son haut lorsqu’elle se rendit compte que le
social-chauvinisme déployé en 1914 rassemblait dirigeants et dirigés
contre l’aile gauche du parti. Ainsi même alors, elle ne fut pas prête à quitter le parti avant la scission de 1917, sur les objectifs de la guerre, ce qui conduisit à la formation de l’USPD (parti socialiste indépendant d’Allemagne) dans lequel la Ligue Spartacus, composée de gens réunis autour de Liebnecht, Luxemburg, Mehring et Jogiches, ne formait qu’une petite fraction. Dans la mesure où celle-ci eut des activités indépendantes, elles consistèrent à faire de la propagande contre la guerre et la politique de collaboration de classes de l’ancien parti. Ce n’est qu’à la fin de 1918 que Rosa Luxemburg reconnut la nécessité de créer un nouveau parti révolutionnaire et une nouvelle Internationale.
La révolution allemande de 1918 n’était pas le fait d’une quelconque organisation de gauche, bien que les membres de toutes les organisations y aient joué des rôles
divers. C’était un soulèvement purement politique visant à arrêter la
guerre et à renverser la monarchie qui en était tenue pour responsable.
Cette révolution survint comme une conséquence de la défaite militaire
allemande, et ne rencontra pas d’opposition sérieuse de la part
de la bourgeoisie et de l’armée car cela leur permettait d’attribuer au
mouvement socialiste la responsabilité de la défaite. Cette révolution
porta la social-démocratie au pouvoir, laquelle s’allia ensuite à
l’armée de façon à écraser toute tentative pour transformer la
révolution politique en révolution sociale. Encore sous l’empire de la
tradition et de la vieille idéologie réformiste, la plupart des conseils
de travailleurs et de soldats qui surgissaient spontanément soutinrent
le gouvernement social-démocrate et se déclarèrent prêts à abdiquer en
faveur d’une Assemblée nationale dans le cadre d’une démocratie
bourgeoise. Cette révolution était, comme on l’a dit justement, « une
révolution social-démocrate, confisquée par les dirigeants de la
social-démocratie : un processus assez exceptionnel dans l’histoire [16]
». Il y avait aussi une minorité révolutionnaire, certes, qui militait
et combattait pour la formation d’un système social reposant sur les
conseils ouvriers en tant qu’institution permanente. Mais elle fut très
tôt écrasée par les militaires dressés contre elle. Afin d’organiser
cette minorité révolutionnaire en vue d’actions soutenues, la Ligue
Spartacus, en collaboration avec d’autres groupes révolutionnaires, se
transforma en Parti Communiste d’Allemagne. Son programme fut rédigé
par Rosa Luxemburg.
Dès son 1er congrès, il apparut clairement que le nouveau parti était divisé. Même à cette époque tardive, Rosa Luxemburg était encore incapable de rompre totalement avec les traditions social-démocrates. Bien qu’elle déclarât que la phase
du programme minimum sans socialisme était révolue, elle continua de se
rallier à la politique de « double perspective » : l’incertitude d’une
révolution prolétarienne
précoce exigeait que l’on définisse aussi une politique tracée dans le
cadre des organisations et des institutions sociales existantes.
Pratiquement cela signifiait la participation à l’Assemblée nationale et aux syndicats. Cependant, la majorité
du congrès vota pour l’antiparlementarisme et pour la lutte contre les
syndicats. Bien qu’à contre-cœur, Rosa Luxemburg s’inclina devant cette
décision, et elle y conforma ses actes et ses paroles. Elle fut
assassinée deux semaines plus tard : il est donc impossible de dire si
elle se serait tenue ou non à cette position. Quoiqu’il en soit, ses
disciples, encouragés par Lénine, via son émissaire
Radek, firent éclater le nouveau parti et
regroupèrent sa fraction parlementaire avec une partie des
socialistes-indépendants pour constituer un « véritable parti
bolchevique », mais cette fois en tant qu’organisation de masse dans le
sens social-démocrate du terme, en rivalité avec l’ancien parti
social-démocrate, pour gagner les ouvriers dans le but de forger un
instrument pour la défense de la Russie bolchevique.
Mais tout ceci appartient maintenant à l’histoire. L’échec des révolutions d’Europe centrale, et le développement du capitalisme d’Etat en Russie, permirent au capitalisme de surmonter la crise politique qui suivit la Première Guerre mondiale. Cependant les difficultés économiques de celui-ci persistèrent, et conduisirent à une nouvelle crise internationale et à la Seconde Guerre mondiale. Comme les classes dirigeantes — anciennes et nouvelles — gardaient en mémoire les répercussions révolutionnaires de la Première Guerre mondiale, elles prévinrent leur retour possible par le moyen direct de l’occupation militaire. L’énorme destruction de capital qu’occasionna la guerre, la centralisation qui s’ensuivit, ainsi que l’augmentation de la productivité du travail, permirent un puissant essor de la production capitaliste après cette seconde guerre. Ce qui entraîna une éclipse presque totale des aspirations révolutionnaires, à l’exception de celles qui avaient eu un caractère strictement nationaliste ou capitaliste d’Etat. Cet effet fut amplifié par le développement de l’« économie mixte », tant sur le plan national qu’international, où l’on voit les gouvernements intervenir dans l’activité économique. Comme toutes les choses du passé, le marxisme devint une discipline académique, ce qui est un signe de son déclin en tant que théorie du changement social. La social-démocratie cessa de se considérer comme une organisation de la classe ouvrière ; elle devint un parti du peuple, prêt à remplir les fonctions gouvernementales au profit de la société capitaliste. Les organisations communistes reprirent alors le rôle classique de la social-démocratie, y compris son empressement à constituer ou à participer à des gouvernements soutenant le système capitaliste. Le mouvement ouvrier, partagé entre le bolchevisme et la social-démocratie, ce qui avait motivé les inquiétudes de Rosa Luxemburg, disparut.
Pourtant, le capitalisme reste exposé aux crises et menacé d’effondrement. Compte tenu des nouveaux moyens de destruction, il pourrait même s’autodé-truire à l’occasion d’un nouveau conflit. Mais il peut aussi être renversé par une lutte de classes qui le transformerait en socialisme. L’alternative énoncée par Rosa Luxemburg — socialisme ou barbarie — garde toute sa validité. L’état actuel du mouvement ouvrier, qui a perdu toute tendance révolutionnaire, montre bien que l’avenir du socialisme dépend davantage d’actions spontanées de la classe ouvrière dans son ensemble, que des anticipations idéologiques sur cet avenir socialiste, anticipations qui se manifesteraient dans de nouvelles organisations révolutionnaires. Dans cette situation, il n’y a guère à retenir des expériences antécédentes, sinon cette leçon négative, que la social-démocratie et le bolchevisme n’ont rien à voir avec la révolution prolétarienne. En s’opposant à l’un et à l’autre, et malgré toutes ses incohérences, Rosa Luxemburg a ouvert une voie nouvelle à la révolution socialiste. En dépit de certaines erreurs théoriques et de certaines illusions quant à la pratique socialiste, sa démarche révolutionnaire contenait les éléments essentiels nécessaires à une révolution socialiste : un internationalisme sans faille et le principe de l’autodétermination de la classe ouvrière dans ses organisations et dans la société. En prenant au sérieux l’affirmation que l’émancipation du prolétariat sera l’œuvre du prolétariat lui-même, elle a relié le passé et l’avenir de la révolution. Ses idées restent donc aussi vivantes que l’idée même de révolution, alors que tous ses adversaires dans l’ancien mouvement ouvrier sont devenus partie intégrante de la société capitaliste décadente.
Notes:Mais tout ceci appartient maintenant à l’histoire. L’échec des révolutions d’Europe centrale, et le développement du capitalisme d’Etat en Russie, permirent au capitalisme de surmonter la crise politique qui suivit la Première Guerre mondiale. Cependant les difficultés économiques de celui-ci persistèrent, et conduisirent à une nouvelle crise internationale et à la Seconde Guerre mondiale. Comme les classes dirigeantes — anciennes et nouvelles — gardaient en mémoire les répercussions révolutionnaires de la Première Guerre mondiale, elles prévinrent leur retour possible par le moyen direct de l’occupation militaire. L’énorme destruction de capital qu’occasionna la guerre, la centralisation qui s’ensuivit, ainsi que l’augmentation de la productivité du travail, permirent un puissant essor de la production capitaliste après cette seconde guerre. Ce qui entraîna une éclipse presque totale des aspirations révolutionnaires, à l’exception de celles qui avaient eu un caractère strictement nationaliste ou capitaliste d’Etat. Cet effet fut amplifié par le développement de l’« économie mixte », tant sur le plan national qu’international, où l’on voit les gouvernements intervenir dans l’activité économique. Comme toutes les choses du passé, le marxisme devint une discipline académique, ce qui est un signe de son déclin en tant que théorie du changement social. La social-démocratie cessa de se considérer comme une organisation de la classe ouvrière ; elle devint un parti du peuple, prêt à remplir les fonctions gouvernementales au profit de la société capitaliste. Les organisations communistes reprirent alors le rôle classique de la social-démocratie, y compris son empressement à constituer ou à participer à des gouvernements soutenant le système capitaliste. Le mouvement ouvrier, partagé entre le bolchevisme et la social-démocratie, ce qui avait motivé les inquiétudes de Rosa Luxemburg, disparut.
Pourtant, le capitalisme reste exposé aux crises et menacé d’effondrement. Compte tenu des nouveaux moyens de destruction, il pourrait même s’autodé-truire à l’occasion d’un nouveau conflit. Mais il peut aussi être renversé par une lutte de classes qui le transformerait en socialisme. L’alternative énoncée par Rosa Luxemburg — socialisme ou barbarie — garde toute sa validité. L’état actuel du mouvement ouvrier, qui a perdu toute tendance révolutionnaire, montre bien que l’avenir du socialisme dépend davantage d’actions spontanées de la classe ouvrière dans son ensemble, que des anticipations idéologiques sur cet avenir socialiste, anticipations qui se manifesteraient dans de nouvelles organisations révolutionnaires. Dans cette situation, il n’y a guère à retenir des expériences antécédentes, sinon cette leçon négative, que la social-démocratie et le bolchevisme n’ont rien à voir avec la révolution prolétarienne. En s’opposant à l’un et à l’autre, et malgré toutes ses incohérences, Rosa Luxemburg a ouvert une voie nouvelle à la révolution socialiste. En dépit de certaines erreurs théoriques et de certaines illusions quant à la pratique socialiste, sa démarche révolutionnaire contenait les éléments essentiels nécessaires à une révolution socialiste : un internationalisme sans faille et le principe de l’autodétermination de la classe ouvrière dans ses organisations et dans la société. En prenant au sérieux l’affirmation que l’émancipation du prolétariat sera l’œuvre du prolétariat lui-même, elle a relié le passé et l’avenir de la révolution. Ses idées restent donc aussi vivantes que l’idée même de révolution, alors que tous ses adversaires dans l’ancien mouvement ouvrier sont devenus partie intégrante de la société capitaliste décadente.
[1] Cf. la biographie de Rosa Luxemburg par J.-P. Nettl, la Vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg, 2 T., Paris, Maspéro, 1972.
[2] E. Bernstein, Les présupposés du socialisme, Paris, Le Seuil, 1974.
[3] Mikhail I. Tugan-Baranovskï, Die theoretischen Gmndlagen des Marxismus (Les fondements théoriques du marxisme), Leipzig, Duncker et Humblot, 1905.
[4] K. Marx, le Capital, volume II, Le procès de circulation du capital, 1885.
[5] Ibid.
[6]Michael Kalecki, The problem of effective demand with Tugan-Baranovski and Rosa Luxemburg.
[7] Joan Robinson, introduction à Rosa Luxemburg, The accumulation of capital (1913 – Routledge and Kegan, 1951).
8. Rosa Luxemburg, La révolution russe, 1922. Paris, éd, Spartacus, 1946-1977, p. 13.
9. Ibid.
[10] Ibid p. 16.
[11] «Centralisme et démocratie» («Questions d’organisation de la social-démocratie russe»), in: Marxisme contre dictature, éd. Spartacus, 1946, p. 30.
[12] Rosa Luxemburg, La révolution russe, op. cit. p. 27.
[13] Ibid p. 29.
[14] Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution (1899), Spartacus, 1947.
[15] Rosa Luxemburg, Grève générale, parti et syndicats (1906), Spartacus 1947.
[16] Sébastian Haffner, Failure of a revolution (New York, Library Press, 1972, p. 12).
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