Production

  Nous proposons ici pour finir (après une série de textes organisés en onglet sur le site) l'amorce d'un débat sur les fondements d'une production et d'une distribution supprimant le capitalisme. Le texte principal a été écrit en 1930 et contient les remarques essentielles sur ce que doivent être les aspects d'une production/distribution dépassant le capitalisme. Cependant nous avons logiquement fait précédé ce texte d'une préface critique, écrite en 1970, relativisant les théories basées sur le temps de travail social moyen.

  

Préface

Les principes fondamentaux de la production et de la distribution communistes furent la première tentative du mouvement des conseils d’Europe occidentale de s’attaquer au problème de la construction du socialisme, sur la base des conseils ouvriers.
Compte tenu des énormes obstacles qui se dressent sur le chemin de la révolution prolétarienne, cet ouvrage, qui traite essentiellement de comptabilité et de calcul économique dans la société communiste, peut, au premier abord, paraître étrange. Comme il est impossible de prévoir les difficultés politiques qui se poseront dans l’édification du socialisme, toute préoccupation à cet égard ne peut rester que spéculative. Il peut en effet être facile ou difficile de dépasser un système social donné ce dépassement dépend de circonstances qu’on ne peut guère prévoir. Pourtant les Principes fondamentaux ne s’attaquent pas au problème de l’organisation de la révolution elle-même, mais à celui de la phase qui la suit. On ne peut cependant pas prévoir l’état réel de l’économie après la révolution, et par conséquent il est impossible de construire d’avance des programmes de tâches à remplir réellement. Les nécessités de demain seront bien entendu le facteur déterminant. Ce que nous pouvons discuter à l’avance, ce sont les mesures à prendre, les instruments à utiliser pour construire les rapports sociaux souhaités, c’est-à-dire dans le cas qui nous intéresse, les relations communistes entre les hommes.
Le problème théorique de la production et de la distribution communistes, a été posé sur le plan pratique de la révolution russe. Mais, dès le point de départ, la praxis se trouvait canalisée par cette conception d’un contrôle étatique centralisé que partageaient les deux branches de la social-démocratie. Toutes les discussions sur la réalisation du socialisme et du communisme, ne s’attaquaient jamais au vrai problème, c’est-à-dire celui du contrôle des ouvriers sur leur propre production. On se posait en fait comme question comment, par quels moyens, réaliser une économie centralisée et planifiée ? Selon la théorie marxienne, le socialisme ne doit connaître ni marché ni concurrence on en concluait donc que le socialisme devait être une sorte d’économie naturelle, dont production et distribution seraient réglées par un organisme central travaillant sur des statistiques. La critique bourgeoise se mit à critiquer cette conception, en affirmant qu’une économie rationnelle ne peut fonctionner sous de tels auspices, car la production et la distribution sociales exigent une mesure de la valeur telle que celle qui s’incarne dans les prix du marché.
Nous ne voulons pas ici déflorer la discussion de ce point de vue que font les auteurs des Principes fondamentaux, mais nous dirons seulement qu’ils recherchent la solution de ce problème, d’une nécessité du calcul économique, dans le temps de travail social moyen utilisé comme base et de la production et de la distribution. Ils envisagent en détail l’application pratique de cette méthode de calcul et la comptabilité publique qui en résulte. Comme il ne s’agit que d’un moyen pour obtenir un certain résultat, on ne peut le critiquer d’un simple point de vue logique. L’utilisation de ce moyen présuppose la volonté de construire une production et une distribution communistes. Ce préalable admis, rien ne peut s’opposer à l’application d’un tel moyen, même si on peut en imaginer d’autres utilisables dans le communisme.
Pour Marx, toute forme d’économie cherche à ” épargner le temps “. Distribution et répartition du travail social nécessaire à la réalisation des besoins de la production et de la consommation font du temps de travail l’unité de mesure de la production en système capitaliste, mais pas de la distribution. Les prix tels qu’ils existent dans le capitalisme, reposent sur la valeur liée au temps de travail. Ce n est pas là une propriété individuelle d’une marchandise donnée, mais une propriété qui se rattache à la production sociale générale dans laquelle tous les prix ne peuvent refléter que la valeur générale de la production, liée au temps de travail. Les relations de production, c’est-à-dire d’exploitation, du capitalisme, qui sont en même temps des relations de marché, et l’accumulation du capital, motif et moteur de la production capitaliste, excluent tout échange de valeur équivalente liée au temps de travail. Pourtant la loi de la valeur domine l’économie capitaliste et son développement.
On pourrait à partir de là supposer que dans le socialisme la loi de la valeur jouerait encore et qu’il faudrait prendre en considération le temps de travail pour faire fonctionner l’économie de manière rationnelle. Mais ce n’est que dans les conditions capitalistes que le temps de travail devient une ” valeur temps de travail “, dans ces conditions où la coordination sociale nécessaire de la production est abandonnée au marché et aux relations de propriété privée. Sans les relations capitalistes de marché, il n’y a pas de loi de la valeur, même si de toute façon le temps de travail doit être pris en considération pour adapter la production sociale aux besoins sociaux. C’est dans ce sens que les Principes fondamentaux parlent du temps de travail social moyen.
Les auteurs de cet ouvrage font remarquer que déjà avant eux on avait proposé que le temps de travail soit utilisé comme unité de mesure économique. Mais pour eux ces propositions n’allaient pas assez loin car elles en restaient à la production et ne s’intéressaient pas à la distribution et par là restaient liées au capitalisme. Dans leur conception, le temps de travail social moyen doit être utilisé aussi bien pour la production que pour la distribution. On se heurte cependant ici à une difficulté et à une faiblesse de ce type de calcul à partir du temps de travail. Marx les avait déjà rencontrées, et il n’avait pu les dépasser qu’en proposant la suppression du temps de travail dans le domaine de la distribution dès que serait réalisé le principe communiste ” de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins “.
Dans la Critique du programme de Gotha, Marx explique qu’une distribution égale basée sur le temps de travail amène du même coup de nouvelles inégalités puisque les producteurs diffèrent les uns des autres par leurs capacités au travail et leurs relations privées certains font plus de travail que d’autres dans le même temps, certains ont des familles à entretenir, d’autres pas, si bien que l’inégalité de la distribution, basée sur le temps de travail, apparaît comme une inégalité dans les conditions de consommation. Marx écrit ainsi :
” A égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc… Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal mais inégal ” (K. Marx, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt).
Mais bien que ” ces défauts soient inévitables dans la première phase de la société communiste ” (K. Marx, idem), Marx ne les considère pas pour autant comme un principe communiste. Quand les auteurs des Principes fondamentaux affirment que leur travail est une application conséquente du processus de pensée marxien, ce n’est vrai que dans la mesure où il s’agit des pensées de Marx qui se rapportent à une phase dans laquelle le principe d’échange domine encore, phase qui doit s’achever par l’avènement du socialisme.
Il allait de soi, selon Marx, que ” la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de distribution elles-mêmes… Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’en suivra parallèlement “.
Les défauts d’une distribution, fondée sur le temps de travail, ne pouvait dons pas être dépassés par une séparation entre production et distribution le contrôle de la production par les producteurs sous-entend leur contrôle sur la distribution, tout comme la direction étatique de la distribution — c’est-à-dire la répartition par en haut — contient en elle-même le contrôle étatique de la production. Les auteurs des Principes fondamentaux ont raison d’insister sur le fait que les producteurs ont le droit de disposer de leur production, mais c’est une tout autre affaire d’affirmer que ce droit de disposition doit s’exercer par l’intermédiaire d’une distribution basée sur l’égalité des temps de travail.
Dans les pays capitalistes hautement développés, c’est-à-dire ceux dans lesquels une révolution socialiste est possible, les forces productives ont atteint un niveau suffisant pour produire en excès les objets de consommation. Quand on pense que plus de la moitié de toute la production capitaliste, et toutes les activités non productives qui y sont reliées — sans même tenir compte des moyens de production non utilisés — n’a rien à voir avec la consommation des hommes, mais n’a de ” sens que par rapport à cette société capitaliste irrationnelle, il devient clair que dans les conditions, qui seront celles d’une économie communiste, il sera facile de produire un tel excès de biens de consommation que tout calcul de la participation individuelle deviendra inutile.
Mais la réalisation d’un tel excès de biens de consommation si elle existe potentiellement dès aujourd’hui, présuppose cependant une transformation complète de la production sociale qui doit être fondée sur les besoins réels des producteurs. La transformation, qui fera passer de la production de capital à une production orientée vers la satisfaction des besoins des hommes, apportera avec elle, à n’en pas douter, une transformation du développement industriel et technique, qui ne résultera pas uniquement de la destruction des rapports capitalistes et qui permettra d’assurer l’avenir toujours menacé de l’espèce humaine en général.
Sans doute les Principes fondamentaux insistent-ils avec raison sur le fait que la production sera gouvernée par la reproduction et sans doute le point de départ de la production communiste n’est-il rien d’autre que le point final de la production capitaliste, mais la nouvelle société exige quelque chose de plus elle a besoin d’une transformation adéquate des buts et des méthodes de production. Des mesures qui amèneront cette transformation devront être prises, et ce sont les résultats de ces mesures qui détermineront si la distribution sera faite sur la base de la participation à la production ou selon les besoins réels en perpétuelle évolution. Bien plus, il est tout à fait possible qu’une destruction partielle de la base de la production amenée par une lutte de classe liée aux changements sociaux, puisse interdire une distribution sur la base du temps de travail, sans pour autant interdire une distribution égale, par exemple sous la forme d’un rationnement. Cette distribution pourrait d’ailleurs être assurée par les ouvriers eux-mêmes, directement, sans passer par le truchement de la comptabilité en temps de travail. Les Principes fondamentaux partent, pour ainsi dire, d’un système communiste ” normal”, c’est-à-dire s’étant déjà imposé complètement et se reproduisant dans sa nouvelle structure. Si telles sont les conditions, fine distribution fondée sur le temps de travail apparaît superflue.
Il faut d’autre part souligner que le ” rapport exact entre producteurs et produits ” qu’exigent les Principes fondamentaux, ne porte que sur la partie de la production qui correspond à la consommation publique et à la reproduction de la production sociale. Le processus de socialisation s’exprime par la diminution de la consommation individuelle et l’augmentation de la consommation publique, si bien que le développement communiste tendra de plus en plus à la suppression de la comptabilité en temps de travail dans la distribution. L’économie sans marché exige que les consommateurs s’organisent en communautés en liaison directe avec les organisations d’usines. C’est par l’intermédiaire de ces communautés que les désirs individuels de consommation et par conséquent la production pourront trouver une expression collective. C’est malheureusement cette partie des Principes fondamentaux qui est la moins développée, et c’est dommage car le capitalisme utilise, pour sa propre apologie, la prétendue liberté de l’économie de marché. Il est cependant tout à fait possible que les besoins de la consommation puissent être satisfaits sans l’intermédiaire du marché, et dans la société communiste ce le sera d’autant plus que les déformations, résultant d’une distribution liée à la structure de classe, exigées par le marché, auront été supprimées.
L’exigence d’une ” comptabilité exacte ” pour la production ne peut être satisfaite il ne s’agit en fait que d’une approximation, car le processus de reproduction et celui du travail est soumis à une transformation continuelle. La détermination du temps de travail social moyen, pour la production dans son ensemble, exige un certain temps et le résultat obtenu est déjà rendu caduc par l’état réel atteint par la production. ” L’exactitude ” se réfère à une étape passée et ceci est inévitable, même si on tente de réduire le décalage par l’utilisation des moyens modernes de calcul. Donc le temps de travail social moyen est soumis à des variations constantes. Mais cette inexactitude n est pas un obstacle suffisant pour empêcher un calcul de la production et de la reproduction sociales, qu’elles soient simples ou élargies. Toutefois la situation réelle n’est plus celle sur laquelle on a effectué les calculs, et elle ne peut s’atteindre qu’en tenant compte d’une inadéquation. La comptabilité en temps de travail n’exige pas en fait un accord parfait entre le temps de travail de production obtenu par le calcul et le temps de travail social moyen réel de la production qui en est résultée. Il s’agit au contraire du besoin d’ordonner et de distribuer le travail social, et, de par sa nature même, cette opération ne peut être qu’approximative. En fait on n’a pas besoin de plus dans une société communiste.
Les auteurs des Principes fondamentaux veulent . organiser la production de sorte que “la relation exacte entre producteur et produit soit la base du processus de production sociale”. Ils y voient le ” problème central de la révolution prolétarienne “, car ce n’est qu’ainsi que l’on peut éviter la mise en place d’un appareil au-dessus des producteurs. Ce n’est que par la fixation de ce rapport producteur-produit qu’on arrivera à ” se passer du travail des dirigeants et des administrateurs dans le domaine de la distribution des produits”. Il est donc question ici de l’autodétermination de la distribution par les producteurs en tant que condition préalable, sine qua non, de la société sans classe. La détermination de cette relation exacte producteur-produit ne peut être que le résultat d’une révolution prolétarienne victorieuse, mettant en place le système des conseils, en tant qu’organisation de la société. Si c’est le cas, il se peut toutefois qu’il ne soit pas nécessaire de régler le processus de production à partir de la distribution. On peut imaginer une distribution des biens de consommation, réglée ou non réglée, sans qu’il y ait apparition de nouvelles couches privilégiées. Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on suppose l’existence d’une norme de distribution que la construction d’une économie communiste s’en trouvera garantie d’une économie qui ne doit pas seulement être réglée à partir de la participation des producteurs au produit social, mais aussi à partir des conditions matérielles de la production sociale.
Dans le système capitaliste, ce n’est qu’apparemment que la production est réglée sur le marché. Sans doute celle-ci doit passer par le marché, mais ce dernier est déterminé par la production du capital. C’est la production de valeur d’échange et l’accumulation du capital qui sont à la base du processus de production. La valeur d’usage de ce qui est produit n’est qu’un moyen pour augmenter la valeur d’échange. Les besoins réels des producteurs ne peuvent être pris en considération que dans la mesure où ils coïncident avec les nécessités de l’accumulation. La production, en tant que production de plus-value, se règle automatiquement dans l’économie de marché à travers les relations de valeur d’échange cette dernière ne s’identifie à la valeur d’usage, que dans des cas fortuits. La société communiste produit pour les besoins, l’usage, et doit, par conséquent, adapter production et distribution aux besoins réels de la société. Pour pouvoir définir une norme de distribution de quelque type que ce soit, il faut, au préalable, que la production soit déjà contrôlée, en pleine conscience, par les hommes. La distribution procède de la production, même si celle-ci est déterminée par les besoins des consommateurs. L’organisation de la production exige beaucoup plus que la détermination exacte du rapport producteur-produit. Elle implique le contrôle des besoins de la société dans son ensemble, des capacités de production dans leur forme matérielle, ainsi que la distribution du travail social dans une forme appropriée.
Même avec le système des conseils, on ne pourra éviter d’édifier des institutions chargées de fournir une vue d’ensemble des nécessités et des possibilités de la société toute entière.
Les données ainsi obtenues doivent permettre de prendre des décisions qui ne sont pas accessibles aux organisations d’entreprises individuelles. La construction du système des conseils doit être telle qu’elle permette une régulation centrale de la production, sans que pour autant l’auto-détermination des producteurs en soit diminuée. Même au niveau de l’entreprise individuelle, les décisions des ouvriers seront transmises aux conseils pour exécution, sans qu’il y ait nécessairement pour autant domination des conseils sur les ouvriers. Dans un cadre plus large, atteignant celui de la production nationale, on peut prendre des mesures organisationnelles qui réalisent la fusion entre l’indépendance des institutions qui ” coiffent ” les entreprises et le contrôle des producteurs. Pourtant cette disparition de l’antinomie centraliste-fédéraliste, que recherchent les Principes fondamentaux, ne peut s’obtenir par le simple ” enregistrement du processus économique par une comptabilité sociale générale ” il sera très certainement nécessaire de créer des entreprises spécialisées, incorporées au système des conseils, et s’occupant des problèmes de structure de l’économie.
Le rejet par les Principes fondamentaux d’une administration centrale de la production et d’une distribution réglée par l’Etat découle des expériences faites en Russie or ces expériences ne reposent pas sur un système de conseils, mais sur le capitalisme d’Etat. Et, même dans ce dernier cas, production et dis tribution ne sont pas l’oeuvre d’un organisme planificateur, mais de l’Etat qui se sert de ces organes comme moyen. C’est la dictature politique de l’appareil d’Etat sur les ouvriers, et non la planification de l’économie, qui a mené à une nouvelle exploitation, à laquelle peut, d’ailleurs, très bien participer l’administration de la planification. En l’absence de la dictature politique et de l’appareil d’Etat, les ouvriers n’auraient pas à se soumettre à l’administration centrale de la production et de la distribution.
Ainsi la première condition d’une production et d’une distribution communiste est l’absence d’un appareil d’Etat à côté ou au-dessus des conseils la fonction de l’Etat, c’est-à-dire la répression des tendances contre-révolutionnaires, doit être le fait des ouvriers eux-mêmes, organisés en conseils. Un parti, c’est-à-dire une partie de la classe ouvrière qui lutte pour le pouvoir, s’établit comme appareil d’Etat après la conquête de celui-ci il cherche alors à soumettre production et distribution à son contrôle, à étendre et perpétuer celui-ci pour maintenir sa position. Si s’établit un contrôle de la majorité par une minorité, alors l’exploitation continue. Le système des conseils ne peut donc tolérer un Etat à côté de lui, sans abandonner le pouvoir. Mais si un tel pouvoir d’Etat, séparé, n’existe pas, toute planification, toute distribution ne peut se faire que par le système des conseils. Les organes du plan deviennent eux-mêmes des entreprises, aux côtés des autres entreprises, et qui les rejoignent en une unité supérieure, au sein du système des conseils.
Il faut également mentionner que la classe ouvrière se modifie constamment, et d’abord dans sa composition. Les Principes fondamentaux partent d’un prolétariat industriel rassemblé dans des usines et classe essentielle de la société. Le système des conseils fondé sur les usines détermine la forme de la société et contraint les autres classes, par exemple les paysans indépendants, à s’incorporer dans le système économique. Au cours des quarante dernières années, la classe ouvrière, c’est-à-dire la couche des salariés, s’est évidemment accrue en nombre, mais, relativement à la masse de la population, la proportion des ouvriers d’usine a diminué. Une partie des employés travaille dans les usines aux côtés des ouvriers d’usine mais l’autre partie se trouve dans les secteurs de l’administration et de la distribution. La production devenant de plus en plus scientifique, il est possible de considérer les universités en partie comme des ” usines “, car les forces productives issues de la science tendent à supplanter celles liées au travail direct. Si dans le capitalisme la plus-value ne peut être que du sur-travail, et ceci quel que soit le niveau de la science, dans le communisme, la richesse sociale s’exprime non pas par une augmentation de travail, mais par une réduction constante du travail nécessaire, due au développement scientifique, maintenant libéré des entraves capitalistes. La production se socialise de façon continue par l’incorporation de masses toujours plus grandes dans le processus de production qui, maintenant, ne peut exister sans une relation et une interpénétration plus étroite de toutes les sortes de travail. Bref, le concept de classe ouvrière s’élargit – il comprend déjà aujourd’hui plus qu’il y a quarante ans. La division du travail, en perpétuelle évolution, contient déjà en elle-même une tendance à la disparition de la séparation entre les professions, entre travail manuel et intellectuel, entre atelier et bureau, entre ouvriers et supérieurs un processus qui, par l’incorporation de tous les producteurs dans une production orientée vers une socialisation accrue, peut amener à un système de conseils qui, en fait, comprendrait toute la société et, par conséquent, mettrait fin à la domination de classe.
On peut partager la méfiance des Principes fondamentaux envers les dirigeants, spécialistes, scientifiques ” qui prétendent dominer la production et la distribution, sans pour autant méconnaître le tait qu’à part les dirigeants, les spécialistes tout comme les scientifiques, sont eux-mêmes des producteurs. C’est le système de conseils qui justement les rend égaux aux autres producteurs, qui leur retire leur situation particulière au sein du capitalisme. Mais des retours en arrière de la société sont toujours possibles, et il est clair que le système des conseils peut se désagréger. Si par exemple les producteurs se désintéressent de leur auto-détermination, il s’en suit un transfert des fonctions remplies par les conseils à des instances, à l’intérieur du système même, qui s’autonomisent par rapport aux producteurs. Les auteurs des Principes fondamentaux pensent pouvoir éviter ce danger grâce à une ” nouvelle forme de comptabilité de la production, fondement général de toute la production “. Mais cette nouvelle comptabilité doit tout d’abord être introduite et il se peut que les effets qu’on en espère puissent être détruits par toute une suite de modifications. Selon la conception des auteurs des Principes fondamentaux, il suffirait d’introduire cette nouvelle comptabilité pour résoudre le problème. Ils s’opposent à la pratique normale du capitalisme d’Etat, c’est-à-dire ” la direction par certaines personnes “, et ils prétendent pouvoir l’éviter ” à travers le processus concret de la production ” dont le contrôle sera assuré par la distribution.
C’est donc le nouveau système de production et de distribution qui garantit, par lui-même, le caractère communiste de la société mais dans la réalité le processus de production est toujours réalisé par des individus. Dans le système capitaliste, il existe aussi un ” processus concret de la production “, c’est celui des lois du marché, auxquelles tous les individus sont soumis. Ici le système domine les hommes. La nature fétichiste du système ne fait que cacher les relations sociales réelles l’exploitation de l’homme par l’homme. Derrière les catégories économiques se trouvent les classes et les individus. Là où le fétichisme du système est percé à jour apparaît la lutte ouverte des classes et des individus. Le communisme est, sans doute, également un système social, mais il ne se trouve pas au-dessus des hommes, car il est directement créé par eux. Il n’a pas de vie propre ni de volonté à laquelle les individus doivent inévitablement se plier ” le processus concret de la production ” y est déterminé par les individus, ou plutôt par les individus groupés en conseils.
Les quelques remarques que nous venons de faire, doivent suffire pour faire ressortir que les Principes fondamentaux, ne proposent pas un programme achevé ; il s’agit d’un premier essai pour comprendre un peu mieux le problème de la production et de la distribution communistes.
Les Principes fondamentaux traitent d’une situation sociale encore dans le futur, même aujourd’hui, mais ils n’en sont pas moins un document historique permettant de saisir le niveau de la discussion dans le passé. Leurs auteurs s’attachent à discuter les questions de la socialisation qui s’étaient posées il y a un demi-siècle. Certains de leurs arguments ont depuis perdu une partie de leur actualité. La querelle entre économistes “naturalistes ” et représentants de l’économie de marché, à laquelle les Principes fondamentaux prirent part, refusant l’une et l’autre, est terminée depuis longtemps. Le socialisme n’est plus, en général, conçu comme une nouvelle société, mais comme une modification du capitalisme. Les partisans de l’économie de marché parlent communément d’une économie de marché planifiée et ceux de l’économie planifiée utilisent l’économie de marché. La détermination de la production à partir de la valeur d’usage n’en exclut pas pour autant une distribution inégale des biens de consommation, par l’intermédiaire d’une manipulation des prix. Les ” lois économiques ” sont considérées comme indépendantes des structures sociales, et, tout au plus, se querelle-t-on sur la production la plus “économique ” de ” socialisme ” et de ” capitalisme “.
Le ” principe d’économie “, c’est-à-dire le principe de la rationalité économique qui, prétend-on, est à la base de toutes les structures sociales et qu’on peut énoncer ainsi les buts économiques sont réalisés au moindre coût, n’est rien d’autre, en réalité, que le principe ordinaire du capitalisme, celui de la production de profit qui entraîne une extrémisation de l’exploitation. Le ” principe d’économie ” de la classe ouvrière n’est rien d’autre que la suppression de l’exploitation. C’est de ce ” principe économique ” que partent les Principes fondamentaux, et jusqu’à présent c’est le seul ouvrage qui s’en soit préoccupé. Négligeant l’exploitation, pourtant flagrante, des ouvriers dans les prétendus pays ” socialistes “, les bavardages académiques sur le socialisme dans les pays capitalistes, ne s’intéressent qu’au capitalisme d’Etat. La ” propriété socialiste ” des moyens de production est toujours comprise comme appropriation par l’Etat, distribution administrative des biens de consommation, avec ou sans marché, mais décidée par un organisme central. Tout comme dans le capitalisme classique, l’exploitation se trouve deux fois confirmée par la séparation des producteurs des moyens de production et par la monopolisation de la violence politique Et là où les ouvriers se sont vu accorder ou ont obtenu une sorte de ” droit de participation “, le mécanisme du marché ajoute à l’exploitation de l’Etat, l’auto-exploitation.
Quelles que soient les faiblesses des Principes fondamentaux compte tenu de cette situation, ils restent, hier comme aujourd’hui, le point de départ de toute discussion sérieuse et de toute recherche sur la réalisation de la société communiste.

PAUL MATTICK

FONDEMENTS DE LA PRODUCTION ET DE LA DISTRIBUTION COMMUNISTE

Chapitre premier

APRÈS LE COMMUNISME D’ÉTAT RETOURNONS À L’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES

Le com­mu­nisme d’État
Les ten­ta­ti­ves faites en Russie pour cons­truire la société com­mu­niste ont ouvert à la praxis un domaine qu’on ne pou­vait, aupa­ra­vant, abor­der qu’en théorie. La Russie a essayé, en ce qui concerne l’indus­trie, de faç­onner la vie éco­no­mique selon des prin­ci­pes com­mu­nis­tes... et a, en cela, com­plè­tement échoué. Le fait que le revenu ne croisse plus avec la pro­duc­ti­vité du tra­vail (cf. Henriette Roland-Holst dans la revue hol­lan­daise De Klassenstrijd, 1927, p. 270) en est une preuve suf­fi­sante. Une plus grande pro­duc­ti­vité de l’appa­reil social de pro­duc­tion ne donne pas droit à plus de pro­duit social. Ce qui veut dire que l’exploi­ta­tion sub­siste. Henriette Roland-Holst dém­ontre que l’ouvrier russe est aujourd’hui un tra­vailleur sala­rié.
On peut se déb­arr­asser du pro­blème en ren­voyant au fait que la Russie est un pays agraire où domine la pro­priété privée du sol et du sous-sol, et que, par conséquent, toute la vie éco­no­mique doit néc­ess­ai­rement repo­ser sur le tra­vail sala­rié capi­ta­liste. Celui qui se satis­fait de cette expli­ca­tion reconnaît sans doute les fon­de­ments éco­no­miques de la Russie actuelle, mais la gigan­tes­que ten­ta­tive des Russes ne lui aura rien appris sur la nature du com­mu­nisme. D’ailleurs beau­coup de tra­vailleurs ont com­mencé à avoir des doutes sur la mét­hode employée par les Russes, qui, d’après ces der­niers, doit mener au com­mu­nisme. On peut définir cette fameuse mét­hode en peu de mots : la classe ouvrière expro­prie les expro­pria­teurs et donne à l’Etat le droit de dis­po­ser des moyens de pro­duc­tion ; celui-ci orga­nise les diver­ses bran­ches de l’indus­trie et les met, comme mono­pole d’Etat, à la dis­po­si­tion de la com­mu­nauté.
En Russie les choses se passèrent ainsi : le prolé­tariat s’est emparé des entre­pri­ses et a conti­nué à les faire fonc­tion­ner sous sa propre direc­tion. Le Parti com­mu­niste, pro­priét­aire du pou­voir d’Etat, obli­gea alors les entre­pri­ses à s’unir en conseils — com­mu­naux, de dis­trict, natio­naux — pour fondre toute la vie indus­trielle en une unité orga­ni­que. C’est ainsi que l’appa­reil de pro­duc­tion s’est édifié grâce aux forces vives des masses. C’était là l’expres­sion des ten­dan­ces com­mu­nis­tes laten­tes dans le prolé­tariat. Toutes les forces étaient dirigées vers une cen­tra­li­sa­tion de la pro­duc­tion. Le IIIe Congrès pan­russe des Conseils éco­no­miques décréta :
« La cen­tra­li­sa­tion de la ges­tion de l’éco­nomie est le moyen le plus sûr, pour le prolé­tariat vic­to­rieux, d’arri­ver à l’expan­sion rapide des forces pro­duc­ti­ves du pays... Elle est en même temps la condi­tion préa­lable à l’édi­fi­cation socia­liste de l’éco­nomie, ainsi que la par­ti­ci­pa­tion des peti­tes entre­pri­ses à l’uni­fi­ca­tion éco­no­mique. La cen­tra­li­sa­tion est le seul moyen de pré­venir un émi­et­tement de l’éco­nomie. » (A. Goldschmidt, L’Organisation éco­no­mique en Russie sovié­tique, p. 43.)
Si la pro­duc­tion avait été réel­lement dû être prise en main et dirigée par les masses, ce pou­voir de décision devait main­te­nant être cédé, avec la même néc­essité, aux orga­ni­sa­tions cen­tra­les. Alors qu’au départ les direc­teurs, les Conseils com­mu­naux, etc., étaient res­pon­sa­bles devant les masses ouvrières, devant les pro­duc­teurs, ils étaient doré­navant placés sous l’auto­rité cen­trale, qui diri­geait tout. Au début, res­pon­sa­bi­lité devant la base ; main­te­nant, res­pon­sa­bi­lité devant une direc­tion. C’est ainsi que s’effec­tua en Russie une gigan­tes­que concen­tra­tion des forces pro­duc­ti­ves, comme aucun autre pays de la Terre n’en avait jusque-là connu. Malheur au prolé­tariat qui doit enga­ger le combat contre un tel appa­reil répr­essif ! Et pour­tant cela s’est trans­formé en réalité aujourd’hui. Il n’y a plus le moin­dre doute : l’ouvrier russe est sala­rié, il est exploité. Et il va devoir com­bat­tre pour son salaire — contre l’appa­reil le plus puis­sant que le monde connaisse !
Ce qu’il faut sou­li­gner, c’est que, dans cette forme de com­mu­nisme, le prolé­tariat n’a pas l’appa­reil de pro­duc­tion entre les mains. Il est appa­rem­ment le pro­priét­aire des moyens de pro­duc­tion, mais il n’a aucun droit d’en dis­po­ser. La quan­tité de pro­duit social, reve­nant au pro­duc­teur pour son tra­vail, est dét­erminée par la direc­tion cen­trale qui, lors­que tout va bien, la fixe à la lec­ture de ses sta­tis­ti­ques. En fait la ques­tion de savoir s’il est néc­ess­aire d’exploi­ter plus ou moins est ainsi laissée au choix d’une cen­trale. Et même si on a affaire à une « bonne » direc­tion, qui rép­artit équi­tab­lement les pro­duits, celle-ci reste un appa­reil qui s’érige au-dessus des pro­duc­teurs.
Il s’agit main­te­nant de savoir si ce qui se passe en Russie est dû à des cir­cons­tan­ces par­ti­cu­lières, ou si c’est la caractér­is­tique de toute orga­ni­sa­tion de pro­duc­tion et de rép­ar­tition cen­tra­lisée. Si cela était réel­lement le cas, alors la pos­si­bi­lité du com­mu­nisme devien­drait pro­blé­ma­tique.
Du côté de chez Marx
A l’excep­tion de Marx, pres­que tous les écrivains pré­occupés par l’orga­ni­sa­tion de la vie éco­no­mique à l’intérieur de la société socia­liste prônent les mêmes prin­ci­pes que ceux que les Russes ont mis en pra­ti­que. Ils pren­nent comme point de départ cette phrase d’Engels : « Le prolé­tariat s’empare du pou­voir d’État et trans­forme les moyens de pro­duc­tion d’abord en pro­priété d’État. » Puis ils se met­tent à cen­tra­li­ser et cons­trui­sent des orga­ni­sa­tions du même genre que celles que les Russes ont effec­ti­ve­ment créées. C’est ainsi que Rudolf Hilferding et Otto Neurath, aux­quels on peut ajou­ter bien d’autres spéc­ial­istes du même acabit, écrivent :
« Comment, com­bien, avec quels moyens seront fabri­qués de nou­veaux pro­duits à partir des condi­tions de pro­duc­tion dis­po­ni­bles, natu­rel­les ou arti­fi­ciel­les... tout cela sera dét­erminé par les com­mis­sai­res rég­ionaux ou natio­naux de la société socia­liste, qui, cal­cu­lant les besoins de la société à l’aide de tous les moyens four­nis par une sta­tis­ti­que orga­nisée de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion, prévoient cons­ciem­ment l’amé­na­gement de la vie éco­no­mique d’après les besoins des com­mu­nautés cons­ciem­ment représentées et dirigées par eux. »
(Rudolf Hilferding, Le Capital finan­cier, p. 1.)
Et Neurath est encore plus expli­cite :
« La science de l’éco­nomie socia­liste ne connaît qu’un seul agent éco­no­mique : la société. Celle-ci, sans comp­ta­bi­li­ser ni les pertes ni les pro­fits, sans mettre en cir­cu­la­tion d’argent, qu’il s’agisse de mon­naie mét­al­lique ou de bons de tra­vail dét­erminés par un plan éco­no­mique, sans se baser sur une unité de mesure, orga­nise la pro­duc­tion et dét­er­mine divers niveaux d’exis­tence selon des prin­ci­pes socia­lis­tes. »
(Otto Neurath, Plan éco­no­mique et calcul natu­rel, p. 84.)
Chacun voit que tous les deux abou­tis­sent aux mêmes cons­truc­tions que les Russes. Supposons que de pareilles cons­truc­tions soient via­bles (ce que nous contes­tons) et que cette direc­tion et ce pou­voir cen­tral réuss­issent à rép­artir équi­tab­lement la masse des pro­duits en fonc­tion du niveau de vie : le fait que, malgré la bonne marche des affai­res, les pro­duc­teurs n’aient en réalité aucun contrôle sur l’appa­reil de pro­duc­tion, n’en sub­sis­tera pas moins. Un tel appa­reil n’appar­tien­dra pas aux pro­duc­teurs, il s’éri­gera au-dessus d’eux.
Cela mènera fata­le­ment à une répr­ession vio­lente des grou­pes qui sont en dés­accord avec cette direc­tion. Le pou­voir éco­no­mique cen­tral est en même temps le pou­voir poli­ti­que. Chaque indi­vidu qui, soit en poli­ti­que, soit en éco­nomie, aura d’autres vues que celles du pou­voir cen­tral, sera réprimé à l’aide de tous les moyens dont dis­pose le puis­sant appa­reil. Nous n’avons sûrement pas besoin de donner des exem­ples. C’est ainsi que de l’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES ET EGAUX, annoncée par Marx, on en arrive à un État concen­tra­tion­naire, tel qu’on n’en connais­sait pas jusqu’alors.
Les Russes, aussi bien que tous les autres théo­riciens, se disent marxis­tes et font évid­emment passer leur théorie pour du véri­table com­mu­nisme marxiste. Mais en réalité cela n’a aucun rap­port avec Marx. C’est de l’éco­nomie bour­geoise qui pro­jette dans le com­mu­nisme la direc­tion et le contrôle capi­ta­lis­tes de la pro­duc­tion. Ces gens se ren­dent compte que le procès de pro­duc­tion est sans cesse plus socia­lisé. Le pro­duc­teur libre cède la place aux syn­di­cats, aux trusts, etc. ; pour eux la pro­duc­tion est effec­ti­ve­ment deve­nue « com­mu­niste ».
« Le dép­as­sement de la pensée capi­ta­liste en tant que phénomène général prés­up­pose un vaste procès. Il est très vrai­sem­bla­ble que le socia­lisme va s’impo­ser d’abord comme orga­ni­sa­tion éco­no­mique, de sorte que c’est l’ordre socia­liste qui va com­men­cer à engen­drer les socia­lis­tes, et non les socia­lis­tes l’ordre socia­liste, ce qui est d’ailleurs en accord avec l’idée fon­da­men­tale du marxisme. »
(O. Neurath, Plan éco­no­mique…, p. 83.)
Et lors­que l’éco­nomie s’est ainsi socia­lisée, il faut encore trans­for­mer les rap­ports de pro­priété de telle sorte que les moyens de pro­duc­tion devien­nent pro­priété d’État, alors "la régu­lation socia­le­ment pla­ni­fiée de la pro­duc­tion cor­res­pon­dant aux besoins de l’ensem­ble de la société tout comme à ceux de chaque indi­vidu, se met à la place de l’anar­chie de la pro­duc­tion." (Engels, Anti-Dühring.)
Sur cette régu­lation pla­ni­fiée nos "éco­nom­istes com­mu­nis­tes " conti­nuent alors de bâtir. Il leur suffit de mettre une nou­velle direc­tion à la tête de l’éco­nomie pour exé­cuter le plan, et voici le com­mu­nisme.
Il suffit donc que le prolé­tariat mette à la tête de la pro­duc­tion une nou­velle direc­tion, qui alors diri­gera tout pour le mieux, à l’aide de ses sta­tis­ti­ques ! Une telle solu­tion du pro­blème s’expli­que par le fait que les experts en éco­nomie n’arri­vent pas à envi­sa­ger le dével­op­pement de la pro­duc­tion pla­ni­fiée comme un procès d’évo­lution des masses elles-mêmes, mais comme un procès qu’ils doi­vent exé­cuter, eux les spéc­ial­istes. Ce ne sont pas les masses labo­rieu­ses mais EUX les guides, qui vont mener la pro­duc­tion capi­ta­liste en faillite vers le com­mu­nisme. Ce sont EUX qui ont le savoir. Ce sont EUX qui pen­sent, orga­ni­sent, règlent tout. Les masses ont seu­le­ment à approu­ver ce que EUX, en toute sagesse, décident. Au sommet les éco­nom­istes et les diri­geants avec leur science, Olympe mystéri­euse à laquelle les masses n’ont pas accès. La science serait alors la pro­priété des grands hommes des­quels rayonne la. lumière de la nou­velle société. Il est clair, sans plus, que les pro­duc­teurs n’ont pas ici la direc­tion et le contrôle de la pro­duc­tion entre leurs mains et que nous avons affaire à une assez étr­ange concep­tion de l’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES ET ÉGAUX telle que la voyait Marx.
Tous les pro­jets sem­bla­bles por­tent net­te­ment l’empreinte de l’époque à laquelle ils ont été conçus à l’époque du machi­nisme. L’appa­reil de pro­duc­tion est considéré comme un mécan­isme subtil, fonc­tion­nant grâce à des mil­liers et des mil­liers d’engre­na­ges. Toutes les par­ties du procès de pro­duc­tion se com­plètent les unes les autres, phases diver­ses du tra­vail à la chaîne tel qu’il est mis en pra­ti­que dans les entre­pri­ses moder­nes (Ford). Et ici et là se tien­nent les diri­geants de l’appa­reil de pro­duc­tion qui, à l’aide de leurs sta­tis­ti­ques, décident du ren­de­ment des machi­nes.
Ces pro­jets machi­nis­tes ont pour base l’erreur fon­da­men­tale qui veut que le com­mu­nisme soit en pre­mier lieu une ques­tion d’orga­ni­sa­tion et de tech­ni­que. En réalité la ques­tion éco­no­mique posée est celle-ci : com­ment faut-il établir la rela­tion fon­da­men­tale entre le pro­duc­teur et son pro­duit ? C’est pour cela qu’à l’encontre de cette concep­tion machi­niste nous disons qu’il faut trou­ver la base sur laquelle les pro­duc­teurs pour­ront cons­truire eux-mêmes le système de pro­duc­tion. Cette cons­truc­tion est un procès qui part de la base et non du sommet. C’est un procès de cons­truc­tion, qui s’effec­tue grâce aux pro­duc­teurs et non comme si quel­que "manne cél­este" nous tom­bait du ciel. Si nous méditons sur les expéri­ences de la Révolution et si nous sui­vons les indi­ca­tions laissées par Marx, il nous est déjà pos­si­ble de pro­gres­ser nota­ble­ment dans une telle direc­tion.
Nationalisation et col­lec­ti­vi­sa­tion
De là aussi la contra­dic­tion entre les entre­pri­ses qui sont déjà mûres, et celles qui ne le sont pas encore. Chose que Marx n’aurait sans doute pas ima­giné. P. Oppenheimer remar­que fort jus­te­ment dans le recueil de H. Beck sur Les Chemins et les Buts du socia­lisme :
« On s’ima­gine qu’on s’appro­che pas à pas de la “socia­li­sa­tion” marxienne lorsqu’on nomme socia­li­sa­tion l’éta­ti­sation et la com­mu­na­li­sa­tion d’entre­pri­ses isolées. C’est ce qui expli­que la for­mule mystéri­euse des "entre­pri­ses mûres", par ailleurs incom­préh­en­sible... Pour Marx la société socia­liste ne peut être mûre que comme un tout. Selon lui, des entre­pri­ses isolées ou des bran­ches isolées d’uns entre­prise sont aussi peu “mûres” et peu­vent aussi peu être col­lec­ti­visées, que les orga­nes isolés d’un embryon au qua­trième mois de la gros­sesse sont mûrs pour naître et mener une exis­tence auto­nome."
"En fait cette natio­na­li­sa­tion ne mène qu’à la cons­truc­tion du socia­lisme d’État ; où l’État prend figure de seul grand patron et exploi­teur."
(Pannekoek, à propos de la "socia­li­sa­tion" dans De Nieuve Tijd, 1919, p. 554.) (6)
Pour Marx, il importe de ne pas frei­ner l’énergie des masses, qui réa­lisent par elles-mêmes la socia­li­sa­tion, mais de l’inclure en tant que cel­lule vivante dans l’orga­nisme éco­no­mique com­mu­niste, ce qui, encore une fois, n’est pos­si­ble que lors­que les fon­de­ments éco­no­miques généraux sont réunis pour cela. Les tra­vailleurs peu­vent alors insérer eux-mêmes leurs entre­pri­ses dans le grand tout, et dét­er­miner les rap­ports du pro­duc­teur au pro­duit social.
Le seul qui n’essaye pas de brouiller les cartes à ce sujet est, autant que nous sachions, le réf­orm­iste H. Cunow (7). Il dit :
" Assurément Marx, à l’encontre de l’école de Cobden, veut en fin de compte une rég­lem­en­tation solide du procès éco­no­mique. Toutefois celle-ci ne sera pas effec­tuée par l’État, mais par l’union des asso­cia­tions libres de la société socia­liste."
(Cunow, La Théorie marxienne de l’his­toire, de la société et de l’État.)
Dans son cha­pi­tre sur la "Négation de l’État et le Socialisme ", Cunow montre com­ment la social-démoc­ratie alle­mande aban­donne pro­gres­si­ve­ment ce point de vue. Au début ce mou­ve­ment s’opposa aux efforts visant à éta­tiser de gran­des entre­pri­ses comme les che­mins de fer ou les mines. À la page 340 de son ouvrage, Cunow cite ce pas­sage de Liebknecht (8), tiré d’un rap­port sur le "socia­lisme d’État et la social-démoc­ratie révo­luti­onn­aire" :
"On veut éta­tiser pro­gres­si­ve­ment une entre­prise après l’autre. C’est-à-dire rem­pla­cer les patrons privés par l’État perpétuer le système capi­ta­liste en chan­geant seu­le­ment d’exploi­teur... L’État devient patron à la. place des patrons privés ; les ouvriers n’y gagnent rien, mais l’État par contre accroît sa puis­sance et son pou­voir de répr­ession... Plus la société bour­geoise se rend compte qu’avec le temps, elle ne peut se déf­endre de l’assaut des idées socia­lis­tes, plus nous appro­chons du moment où, avec le plus grand sérieux, on pro­clame le socia­lisme d’État ; le der­nier combat que la social-démoc­ratie aura à mener se livrera sous le cri de guerre : "social-démoc­ratie contre socia­lisme d’État !"
A la suite de quoi Cunow cons­tate que ce point de vue est déjà aban­donné avant 1900, et qu’en 1917 Karl Renner (9) déc­lare : "l’État devien­dra le levier du socia­lisme" (voir Marxisme, guerre et Internationale).
Cunow est par­fai­te­ment d’accord avec cela, mais son mérite est en tout cas de mon­trer clai­re­ment que tout cela n’a rien à voir avec Marx. Cunow repro­che à Marx d’oppo­ser si for­te­ment l’État et la société, alors que, selon lui, cette oppo­si­tion n’existe pas, du moins qu’elle ne sub­siste plus.
Avec leur natio­na­li­sa­tion selon le prin­cipe des entre­pri­ses mûres, telle qu’elle a été appli­quée en Russie, les bol­che­viks ont porté au marxisme un coup en plein visage et ont adopté le point de vue social-démoc­rate de l’iden­tité entre l’État et la Société. La contra­dic­tion exis­tant en fait se mani­feste actuel­le­ment dans toute son ampleur en Russie. La société n’a ni les moyens de pro­duc­tion, ni le procès de pro­duc­tion entre ses mains. Ceux-ci sont entre les mains de la clique au pou­voir, qui gère et dirige tout "au nom de la société" (Engels)... Ce qui veut dire, que les nou­veaux diri­geants rép­ri­meront d’une manière jusque là inconnue tous ceux qui s’oppo­sent à la nou­velle exploi­ta­tion. La Russie qui devait être un modèle du com­mu­nisme, ainsi deve­nue l’idéal d’avenir de la social-démoc­ratie.
Nous nous sommes arrêtés un peu plus lon­gue­ment sur cette sorte de natio­na­li­sa­tion, pour mon­trer que tout cela n’a rien à voir avec Marx et ne fait que com­pro­met­tre le marxisme. C’est sur­tout après la Commune de Paris que Marx en vint à affir­mer que l’orga­ni­sa­tion de l’éco­nomie ne doit pas être réalisée par l’État, mais par une union des asso­cia­tions libres de la société socia­liste. Avec la déc­ouv­erte des formes dans les­quel­les le prolé­tariat s’orga­nise pour la lutte révo­luti­onn­aire des clas­ses, pour conquérir le pou­voir éco­no­mique et poli­ti­que, sont aussi donnés les fon­de­ments, sur les­quels l’Association libre de la société doit se réa­liser his­to­ri­que­ment.
L’heure sociale moyenne de tra­vail chez Marx et Engels
Marx se plaçait donc du point de vue de "l’asso­cia­tion des pro­duc­teurs libres et égaux". Cette asso­cia­tion n’a cepen­dant stric­te­ment rien de commun avec la nébul­euse entraide mutuelle, elle a au contraire, une base très matéri­elle. Cette base est le calcul du temps néc­ess­aire pour fabri­quer les pro­duits. Pour plus de com­mo­dité nous l’appel­le­rons pour l’ins­tant "calcul du prix de revient", bien que cela n’ait rien à voir avec la valeur, comme nous allons le voir plus loin.
Engels est de cet avis :
"La société peut cal­cu­ler sim­ple­ment com­bien il y a d’heures de tra­vail dans une machine à vapeur, dans un hec­to­li­tre de fro­ment de la der­nière réc­olte… Il ne peut donc pas lui venir à l’idée de conti­nuer à expri­mer les quanta de tra­vail, qui sont déposés dans les pro­duits et qu’elle connaît de façon directe et abso­lue, dans un étalon seu­le­ment rela­tif, flot­tant, inadéquat, autre­fois iné­vi­table comme expédient, en un tiers pro­duit, au lieu de le faire dans un étalon natu­rel, adéquat, absolu, le temps... Donc si on tenait compte de ces sup­po­si­tions, la société n’attri­buera pas non plus de valeurs aux pro­duits."
(Engels, Anti-Dühring, p. 346 ; Ed. socia­les, Paris, 1971.)
Marx lui aussi indi­que très net­te­ment l’heure de tra­vail comme unité de mesure. Dans son com­men­taire sur le fameux Robinson Crusoé, il déc­lare :
"La néc­essité même le force à par­ta­ger son temps très exac­te­ment entre ses différ­entes occu­pa­tions. Que l’une prenne plus, l’autre moins de place dans l’ensem­ble de ses tra­vaux, cela dépend de la plus ou moins grande dif­fi­culté qu’il a à vain­cre pour obte­nir l’effet utile qu’il en a vue. L’expéri­ence lui apprend cela, et notre homme qui a sauvé du nau­frage une montre, le grand livre, une plume et de l’encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu’il est, à mettre en note tous ses actes quo­ti­diens. Son inven­taire contient le détail des objets utiles qu’il possède, des différents modes de tra­vail exigés par la pro­duc­tion, et enfin du temps de tra­vail que lui coûtent en moyenne des quan­tités dét­erminées de ces divers pro­duits. Tous les rap­ports entre Robinson et les choses qui for­ment la richesse qu’il s’est créée lui-même sont tel­le­ment sim­ples et trans­pa­rents que M. Baudrillart pour­rait les com­pren­dre sans une trop grande ten­sion d’esprit."
(Le Capital, I ; " Économie ", éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade, p. 611.)
"Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres tra­vaillant avec des moyens de pro­duc­tion com­muns et dép­ensant, après un plan concerté, leurs nom­breu­ses forces indi­vi­duel­les comme une seule et même force de tra­vail. Tout ce que nous avons dit du tra­vail de Robinson se repro­duit ici, mais socia­le­ment et non indi­vi­duel­le­ment."
(Le Capital, I, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 613)
Nous voyons ici, que dans l’"asso­cia­tion d’hommes libres", Marx reconnaît la néc­essité d’une comp­ta­bi­lité de la pro­duc­tion, basée sur l’heure de tra­vail. Dans le pas­sage où Marx rem­place Robinson par des hommes libres, nous vou­lons à présent par trans­po­si­tion lire la comp­ta­bi­lité de la société de la manière sui­vante :
"Son inven­taire contient le détail des objets utiles qu’il possède, des différents modes de tra­vail exigés par leur pro­duc­tion, et enfin du temps de tra­vail que lui coûtent ces divers pro­duits. Tous les rap­ports entre les mem­bres de la société et les choses sont tel­le­ment sim­ples et trans­pa­rents que tout le monde peut les com­pren­dre."
Marx admet en général que cette comp­ta­bi­lité de la société est un procès de pro­duc­tion, où le tra­vail est devenu tra­vail social, c’est-à-dire qu’il importe peu que le com­mu­nisme soit encore peu développé ou qu’au contraire le prin­cipe "de chacun selon ses capa­cités, à chacun selon ses besoins" soit déjà réalisé. Cela veut dire que l’orga­ni­sa­tion de la vie éco­no­mique peut, au cours des diver­ses phases de dével­op­pement, passer par divers stades, mais que le temps social moyen de tra­vail ne res­tera pas moins la base immua­ble de cette orga­ni­sa­tion.
Lorsque par exem­ple Marx ren­voie expli­ci­te­ment au fait que la dis­tri­bu­tion peut pren­dre diver­ses formes, il montre qu’il voyait bien les choses ainsi. Neurath y lit que Marx pose la ques­tion comme si nous avions la liberté de choi­sir com­ment se fera la rép­ar­tition des pro­duits. C’est là une erreur étonn­ante pour un "connais­seur de Marx", qui devrait savoir que Marx ne connaît pas de liberté, mais qu’il voit par­tout une dép­end­ance fonc­tion­nelle. La liberté de choi­sir une orga­ni­sa­tion de la dis­tri­bu­tion se situe dans les limi­tes imposées par la forme de l’appa­reil de pro­duc­tion. Ici peu­vent inter­ve­nir cepen­dant cer­tai­nes modi­fi­ca­tions dont nous dis­cu­te­rions encore :
" Tous les pro­duits de Robinson étaient son pro­duit per­son­nel et exclu­sif et conséqu­emment objets d’uti­lité imméd­iate pour lui. Le pro­duit total des tra­vailleurs mais un pro­duit social. Une partie sert de nou­veau comme moyen de pro­duc­tion et reste sociale, mais l’autre partie est consommée, et par conséquent, doit se rép­artir entre tous. Le mode de rép­ar­tition variera sui­vant l’orga­nisme pro­duc­teur de la société et le degré de dével­op­pement his­to­ri­que des pro­duc­teurs. "
(Le Capital, t. I, " Économie ", " Pléiade ", p. 613.)
Après cela, Marx pou­vait fort bien nous indi­quer la caté­gorie fon­da­men­tale ser­vant à cal­cu­ler la pro­duc­tion dans la société com­mu­niste, mais il se contente de donner un exem­ple du mode de dis­tri­bu­tion. C’est ainsi qu’il conti­nue :
" C’est seu­le­ment pour faire un parallèle avec la pro­duc­tion mar­chande que nous sup­po­sons que la part accordée à chaque tra­vailleur est dét­erminée par son temps de tra­vail, le temps de tra­vail joue­rait ainsi un double rôle. D’un côté, sa rép­ar­tition pla­ni­fiée règle le rap­port exact des diver­ses fonc­tions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part indi­vi­duelle de chaque pro­duc­teur dans le tra­vail commun, et en même temps la por­tion qui lui revient dans la partie du pro­duit commun réservée à la consom­ma­tion. Les rap­ports sociaux des hommes à leurs tra­vaux et aux pro­duits de ces tra­vaux res­tent ici sim­ples et trans­pa­rents dans la pro­duc­tion aussi bien que dans la dis­tri­bu­tion. "
(Ibid.)
Ailleurs éga­lement, il appa­raît que Marx voit le temps de tra­vail comme caté­gorie fon­da­men­tale de l’éco­nomie com­mu­niste :
" Dans la rép­ar­tition socia­lisée le capi­tal argent dis­pa­raît. La société rép­artit la force de tra­vail et les moyens de pro­duc­tion dans les différ­entes bran­ches de l’éco­nomie. Le cas échéant les pro­duc­teurs pour­raient rece­voir des bons en papier, leur per­met­tant de pré­lever sur les rés­erves socia­les des­tinées à la consom­ma­tion des quan­tités cor­res­pon­dante à leur force de tra­vail. Ces bons ne sont pas de l’argent ; ils ne cir­cu­lent pas. "
(id., p. 883.)
Si le temps indi­vi­duel de tra­vail doit être la mesure du pro­duit indi­vi­duel­le­ment consom­ma­ble, alors l’ensem­ble des pro­duits devra être lui aussi cal­culé avec la même mesure. En d’autres termes, les pro­duits doi­vent indi­quer com­bien de tra­vail humain, cal­culé en fonc­tion du temps, com­bien d’heures de tra­vail ils ont néc­essité. Cela prés­up­pose évid­emment que l’on cal­cule les autres caté­gories de la pro­duc­tion (moyens de pro­duc­tion, matières pre­mières, sour­ces d’énergie…) avec la même mesure, si bien que toute la comp­ta­bi­lité de la pro­duc­tion dans les entre­pri­ses devra être basée sur l’heure sociale moyenne de tra­vail. On peut alors dire avec raison :
" Les rap­ports sociaux des hommes à leurs tra­vaux et aux pro­duits de ces tra­vaux res­tent sim­ples et trans­pa­rents dans la pro­duc­tion aussi bien que dans la dis­tri­bu­tion. "
Nous voyons ainsi que Neurath se trompe lour­de­ment lorsqu’il estime que la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion ont si peu de rap­port l’une avec l’autre, que nous avons la " liberté du choix ". Au contraire, quand Marx prend le temps de tra­vail indi­vi­duel pour mesure la part de pro­duit reve­nant à chacun, il pose en même temps la base per­met­tant de dét­er­miner le fon­de­ment de la pro­duc­tion. Reposons main­te­nant la ques­tion de savoir si une pro­duc­tion pla­ni­fiée, telle qu’elle se mani­feste dans un appa­reil orga­ni­que­ment struc­turé, conduit néc­ess­ai­rement à un appa­reil qui s’érige au-dessus des pro­duc­teurs. Nous disons " non ". Dans une société où le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit social est dét­erminé direc­te­ment, ce danger n’existe pas. Dans toute autre société, l’appa­reil de pro­duc­tion se trans­forme fata­le­ment en appa­reil de répr­ession.
L’Association des pro­duc­teurs libres et égaux
L’appa­reil de pro­duc­tion est un organe créé par l’huma­nité pour satis­faire ses mul­ti­ples besoins. Au cours de leur procès de for­ma­tion, du procès de pro­duc­tion, nous usons notre force de tra­vail ainsi que l’appa­reil de pro­duc­tion. De ce point de vue le procès de pro­duc­tion est un procès de des­truc­tion, de démo­lition, mais grâce à cette des­truc­tion nous créons perpétu­el­lement des formes nou­vel­les. Le même procès fait renaître ce qui a été détruit. Au cours de ce pro­ces­sus, les machi­nes, les outils, notre force de tra­vail sont en même temps rénovés, renou­velés, repro­duits. C’est là un flot continu d’énergies humai­nes pas­sant d’une forme à l’autre. Chaque forme par­ti­cu­lière est de l’énergie humaine cris­tal­lisée, que nous pou­vons mesu­rer à son temps de tra­vail.
La même chose vaut pour le sec­teur du procès de pro­duc­tion, qui ne fabri­que pas de pro­duits directs, comme par exem­ple l’édu­cation, les soins médicaux, etc. La dis­tri­bu­tion s’opère direc­te­ment lors de la pro­duc­tion et, par elle, les énergies se rép­andent direc­te­ment dans la société sous une forme com­plè­tement nou­velle. Par le fait que nous puis­sions mesu­rer ces énergies en temps, il se forme un rap­port par­fai­te­ment exact entre le pro­duc­teur et son pro­duit. Le rap­port de chaque pro­duc­teur indi­vi­duel à chaque pro­duit social par­ti­cu­lier est ici par­fai­te­ment trans­pa­rent.
L’orga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, comme la voient Neurath, Hilferding ou les diri­geant russes, masque com­plè­tement ce rap­port. Ils l’igno­rent et les pro­duc­teurs en savent sûrement encore bien moins qu’eux à son sujet. Ainsi une partie dét­erminée du pro­duit social doit-elle être dis­tri­buée par le gou­ver­ne­ment aux pro­duc­teurs, et ceux-ci doi­vent atten­dre pleins de " confiance " ce qu’ils reç­oivent. C’est ainsi que s’accom­plit alors ce que nous voyons en Russie. Bien que la pro­duc­ti­vité aug­mente, bien que la masse des pro­duits sociaux croisse, le pro­duc­teur ne reçoit néanmoins pas une plus grande part de pro­duc­tion - donc il est exploité.
Que faire contre cela ? Rien ? Le pro­duc­teur peut recom­men­cer une nou­velle fois la lutte contre l’exploi­teur, contre ceux qui dis­po­sent de l’appa­reil de pro­duc­tion. On peut essayer de mettre en place des " chefs meilleurs ", mais cela ne sup­pri­mera pas la cause de l’exploi­ta­tion. Finalement, la seule solu­tion est de cons­truire toute l’éco­nomie de façon que le rap­port du pro­duc­teur et de son pro­duit devienne la base du procès de tra­vail de pro­duc­tion. Mais on sup­prime par là du même coup la tâche des diri­geants et des gérants chargés de l’allo­ca­tion des pro­duits. Il n’y a plus rien à allouer. La par­ti­ci­pa­tion à la rép­ar­tition du pro­duit social est dét­erminée direc­te­ment. Le temps de tra­vail est la mesure de la part du pro­duit indi­vi­duel­le­ment consom­ma­ble.
Le prolé­tariat réus­sira-t-il lors d’une révo­lution com­mu­niste à dét­er­miner le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit ? C’est de la force du prolé­tariat que dépend la rép­onse à cette ques­tion. Seule la dét­er­mi­nation de ce rap­port rend pos­si­ble une pro­duc­tion pla­ni­fiée. Les entre­pri­ses et indus­tries pour­ront alors s’unir hori­zon­ta­le­ment et ver­ti­ca­le­ment en un tout pla­ni­fié, pen­dant que chaque bran­che par­ti­cu­lière étab­lira elle-même sa propre comp­ta­bi­lité du temps de tra­vail, consommé sous forme d’usure des machi­nes, des matières pre­mières, des sour­ces d’énergie et de la force de tra­vail. La dét­er­mi­nation de cette base et cette orga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion com­mu­niste peu­vent fort bien être effec­tués par les pro­duc­teurs eux-mêmes, oui précisément, eux seu­le­ment peu­vent les réa­liser, des " pro­duc­teurs libres et égaux" deve­nant par-là même une néc­essité. Le procès d’interfér­ence et d’assem­blage se dével­oppe à partir de la base, parce que les pro­duc­teurs ont eux-mêmes entre leurs mains la direc­tion et la ges­tion de l’appa­reil de pro­duc­tion. Maintenant l’ini­tia­tive des pro­duc­teurs a le champ libre ; ils peu­vent créer eux-mêmes la vie mou­vante dans ses formes mul­ti­ples.
Le prolé­tariat sou­li­gne le caractère fon­da­men­tal du rap­port du pro­duc­teur à son pro­duit. C’est cela et seu­le­ment cela qui est le pro­blème cen­tral de la révo­lution prolé­tari­enne.
Tout comme le serf se bat­tait, lors de la révo­lution bour­geoise, pour son lopin de terre, et pour le droit de pou­voir dis­po­ser entiè­rement des fruits de son tra­vail, le prolét­aire se bat pour son entre­prise et pour le droit de pou­voir dis­po­ser entiè­rement de la pro­duc­tion, ce qui n’est pos­si­ble que lors­que le rap­port fon­da­men­tal entre le pro­duc­teur et son pro­duit est dét­erminé socia­le­ment et juri­di­que­ment. Le pro­blème est de savoir quelle place le prolé­tariat conquerra dans la société ; si le tra­vail dans les entre­pri­ses sera lié au droit de pou­voir dis­po­ser de la pro­duc­tion ou si on va à nou­veau pro­cla­mer le manque de matu­rité du prolé­tariat et codi­fier ce droit de dis­po­si­tion à des chefs, des spéc­ial­istes et des savants. Ce combat sera mené en pre­mier lieu contre ceux qui croient obligé de tenir le prolé­tariat en tutelle après la révo­lution. C’est pour­quoi la col­la­bo­ra­tion de pareilles gens ne sera de mise que lorsqu’auront été posés les fon­de­ments de la pro­duc­tion com­mu­niste. Sur cette base leurs forces pour­ront s’exer­cer au profit de la société, alors que, autre­ment elles ne peu­vent que se dével­opper en un nou­veau pou­voir de caste.
La dic­ta­ture du prolé­tariat a des effets tota­le­ment différents dans l’une ou l’autre forme de com­mu­nisme. Sous le com­mu­nisme d’État, elle opprime tout ce qui s’oppose à la direc­tion domi­nante jusqu’à ce que toutes les bran­ches de la pro­duc­tion soient assez mûres pour pou­voir être intégrées dans la machine admi­nis­tra­tive par l’appa­reil diri­geant. Sous "l’Association des pro­duc­teurs libres et égaux", la dic­ta­ture sert à mener à bonne fin la nou­velle comp­ta­bi­lité de la pro­duc­tion, comme base géné­rale de la pro­duc­tion. C’est-à-dire pour créer la base géné­rale de la pro­duc­tion. C’est-à-dire pour créer la base sur laquelle les pro­duc­teurs libres pour­ront eux-mêmes diri­ger et maît­riser la pro­duc­tion. Sous le com­mu­nisme d’État, la dic­ta­ture sert à créer les condi­tions favo­ra­bles à l’oppres­sion vio­lente d’un appa­reil cen­tral. Sous l’Association des pro­duc­teurs libres et égaux, il sert à appe­ler à la vie les forces grâce aux­quel­les cette dic­ta­ture perdra. Elle mène conti­nuel­le­ment son pou­voir en tant que dic­ta­ture, jusqu’à fina­le­ment deve­nir super­flue ; elle tra­vaille elle-même à sa propre dis­pa­ri­tion.
Sans nous pré­oc­cuper plus long­temps de com­mu­nisme d’État, nous vou­lons plutôt, main­te­nant, exa­mi­ner comme un homme peut, à notre époque encore, sou­te­nir les concep­tions "pué­riles" de Marx (que celui-ci aurait tirées des cou­rants anar­cho-libéraux de son temps) (cf. H. Cunow, La théorie marxienne de l’Histoire, de la Société et de l’État, 1, p. 309.). Selon celles-ci la régu­lation de la vie éco­no­mique "ne peut se faire par l’État, mais seu­le­ment par l’union des Associations libres de la société socia­liste", l’heure de tra­vail deve­nant dans le même temps, la caté­gorie fon­da­men­tale de la vie éco­no­mique. Oui, com­ment en arrive-t-on à déc­larer cette concep­tion "pué­rile" de Marx seule base pos­si­ble du com­mu­nisme ? Poser cette ques­tion, c’est dire en même temps que cette concep­tion n’a pas vu le jour d’abord der­rière un bureau de tra­vail, mais qu’elle est le pro­duit de l’effer­ves­cence de la vie révo­luti­onn­aire elle-même.
Comme on peut le voir, ce sont trois moments prin­ci­paux qui nous firent oublier les lita­nies des "éco­nom­istes com­mu­nis­tes". Tout d’abord la for­ma­tion et le tra­vail spon­tanés du système des conseils, puis l’émas­cu­lation des Conseils par l’appa­reil d’État russe, enfin la crois­sance de l’appa­reil éta­tique de pro­duc­tion, qui devient une nou­velle forme de domi­na­tion, inconnue jusqu’ici, sur l’ensem­ble de la société. Ces faits nous forcèrent à un examen plus appro­fondi, au cours duquel il appa­raît que le com­mu­nisme d’État, aussi bien dans sa théorie que dans sa pra­ti­que, n’a rien à voir avec le marxisme. La pra­ti­que de la vie — le système des Conseils — plaçait ainsi "l’Association des pro­duc­teurs libres et égaux" de Marx au pre­mier plan, tandis que, dans le même mou­ve­ment, la vie com­mençait à exer­cer sa cri­ti­que contre la théorie et la pra­ti­que du com­mu­nisme d’État.

Chapitre 2

PROGRÈS DANS L’ÉNONCÉ DES PROBLÈMES

Les dis­ci­ples de Marx
Si l’on jette un coup d’œil sur la litté­ra­ture socia­liste ou com­mu­niste, qui est d’un cer­tain volume, on s’aperçoit qu’elle ne contient que fort peu d’études des fon­de­ments éco­no­miques de la société censée rem­pla­cer le capi­ta­lisme. Chez Marx, nous trou­vons l’ana­lyse clas­si­que du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste. Il en tire la conclu­sion sui­vante : le dével­op­pement des forces pro­duc­ti­ves place l’huma­nité devant un choix : soit abolir la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion, et pour­sui­vre la pro­duc­tion dans le cadre de la pro­priété col­lec­tive de ces moyens, soit som­brer dans la bar­ba­rie.
Cette remar­qua­ble réa­li­sation scien­ti­fi­que a fait passer le socia­lisme du royaume de l’utopie sur le ter­rain solide de la science. Marx ne donne que quel­ques indi­ca­tions sur les lois éco­no­miques qui doi­vent régner dans la nou­velle société, en fait, il donne seu­le­ment des direc­tions dans les­quel­les il faut s’enga­ger pour les déc­ouvrir. De ce point de vue, le plus impor­tant de ses écrits est les Gloses mar­gi­na­les [au pro­gramme du Parti ouvrier alle­mand], plus connues sous le nom de Critique du pro­gramme de Gotha]. On aurait tou­te­fois grand tort de considérer cette volonté d’en rester à ces quel­ques indi­ca­tions comme une fai­blesse ou une insuf­fi­sance de la théorie marxienne. A l’époque de Marx, en effet, il aurait cer­tai­ne­ment été pré­maturé de vou­loir atta­quer ces ques­tions dans leur tota­lité. Une telle entre­prise se serait perdue dans les marais de l’utopie, et d’ailleurs Marx a fait des mises en garde à ce sujet. Voilà pour­quoi ces pro­blèmes sont deve­nus tabous, et qu’ils le sont encore aujourd’hui à un moment où l’écla­tement et le dér­ou­lement de la révo­lution russe prou­vent qu’il y a néc­essité de les rés­oudre.
Marx parle donc des fon­de­ments généraux de la nou­velle pro­duc­tion, mais il ne se borne pas là et indi­que la mét­hode de comp­ta­bi­lité qui aura tours dans la nou­velle société. Il s’agit de la comp­ta­bi­lité en termes de temps de tra­vail. Des fon­de­ments généraux exposés par Marx déc­oule la sup­pres­sion du marché et de l’argent. Mais c’est jus­te­ment là une pierre d’achop­pe­ment sur laquelle sont venus buter les dis­ci­ples de Marx qui se sont intéressés aux fon­de­ments de la pro­duc­tion com­mu­niste. En effet, ils ne voient, au fond, le com­mu­nisme que comme un pro­lon­ge­ment de la concen­tra­tion de la vie éco­no­mique telle que nous la connais­sons dans le régime capi­ta­liste, cette concen­tra­tion devant auto­ma­ti­que­ment mener à la nou­velle société. Telle est la concep­tion exposée avec une net­teté par­ti­cu­lière par Hilferding dans son étude sur les conséqu­ences d’une concen­tra­tion totale du capi­tal entre les mains d’une direc­tion cen­trale. Il échaf­aude, par la pensée, un trust colos­sal et voici ce qu’il en dit :
" Toute la pro­duc­tion est cons­ciem­ment réglée par une ins­tance qui décide de l’étendue de la pro­duc­tion dans toutes les sphères de la société. La fixa­tion des prix devient alors pure­ment nomi­nale et n’a pas d’autre sens que la rép­ar­tition de l’ensem­ble de la pro­duc­tion entre les magnats du cartel d’une part, et la masse de tous les autres mem­bres de la société, d’autre part. Le prix n’est plus alors le rés­ultat d’un rap­port objec­tif qui empri­sonne les hommes, mais seu­le­ment une manière de cal­cu­ler la dis­tri­bu­tion des choses de per­sonne à per­sonne. L’argent ne joue dès lors plus aucun rôle. Il peut même dis­pa­raître, car il s’agit d’une rép­ar­tition de choses, non de valeur. Avec l’anar­chie de la pro­duc­tion dis­pa­raît aussi le reflet prag­ma­ti­que, l’objec­ti­vité de la valeur de la mar­chan­dise, dis­pa­raît donc l’argent. Le cartel rép­artit le pro­duit. Les éléments concrets de la pro­duc­tion ont été pro­duits à nou­veau et uti­lisés pour de nou­vel­les pro­duc­tions. Une partie de la nou­velle pro­duc­tion est dis­tri­buée à la classe ouvrière et aux intel­lec­tuels, l’autre partie revient au cartel qui peut l’uti­li­ser comme bon lui semble. Nous avons affaire là à la société réglée cons­ciem­ment, sous forme anta­go­ni­que. Mais cet anta­go­nisme est anta­go­nisme de la rép­ar­tition. La rép­ar­tition elle-même est cons­ciem­ment réglée et sup­prime, par-là, la néc­essité de l’argent. Le capi­tal finan­cier est, dans son accom­plis­se­ment final, libéré du ter­rain sur lequel il est né. La cir­cu­la­tion de l’argent est deve­nue inu­tile. L’inces­sante cir­cu­la­tion de la mon­naie a atteint son terme : la société rég­lementée, et le mou­ve­ment perpétuel de la cir­cu­la­tion trouve enfin son repos. "
(R. Hilferding, Le Capital finan­cier, op. cit., p. 329)
Selon la théorie de Hilferding, le pas­sage au com­mu­nisme ne posera. en fait aucun pro­blème. C’est un pro­ces­sus auto­ma­ti­que que le capi­tal accom­plira de lui-même. La concur­rence capi­ta­liste entraîne la concen­tra­tion du capi­tal, et, du même coup, la nais­sance des grands com­plexes et com­bi­nats indus­triels. Au sein de tels com­plexes, comme un trust, qui regroupe des com­pa­gnies de trans­port, des mines, des lami­noirs, etc., il y a des éch­anges, toute une cir­cu­la­tion, qui se font sans argent. La direc­tion suprême désigne sim­ple­ment les usines qui doi­vent être appro­vi­sionnées en nou­veaux moyens de pro­duc­tion, elle décide de la nature et de la quan­tité de pro­duc­tion. Etc.
La théorie de Hilferding en déduit alors que le pro­blème de l’orga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion com­mu­niste se réduit à pous­ser encore plus loin cette concen­tra­tion, cette accen­tua­tion ame­nant " d’elle-même " le com­mu­nisme. Le rejet de la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion déc­oule avant tout de ce que celle-ci barre la route à la concen­tra­tion des entre­pri­ses. L’abolir, telle est la condi­tion pour que le pro­ces­sus de concen­tra­tion puisse se dével­opper plei­ne­ment, et que, n’ayant plus rien pour gêner sa marche, la concen­tra­tion gagne toute la vie éco­no­mique, sous forme d’un trust colos­sal qu’il appar­tient à une ins­tance supéri­eure de diri­ger. Mais avec cet accom­plis­se­ment se trou­vent rem­plies les condi­tions préa­lables que Marx avait posées à l’avè­nement de la pro­duc­tion com­mu­niste. Le marché a dis­paru, parce qu’une entre­prise ne peut se vendre quel­que chose à elle-même. De même il n’y a plus de prix des pro­duits, puis­que la direc­tion suprême décide de la cir­cu­la­tion de ces pro­duits d’une entre­prise à l’autre, conformément à ce qu’elle juge utile et néc­ess­aire. Faudrait-il, de plus, dét­er­miner la quan­tité de tra­vail que chaque pro­duit a néc­essité pour sa pro­duc­tion ? Certainement pas. Il s’agit là, mani­fes­te­ment d’une erreur de Marx et d’Engels.
Ainsi, le dével­op­pement de la science qui traite de l’éco­nomie com­mu­niste, n’a pas suivi en droite ligne la direc­tion désignée par Marx, mais a quel­que peu bifur­qué. Ce n’est que vers 1920 qu’on la voit reve­nir sur son ancien chemin. Mais il y quel­que ironie à cons­ta­ter que ce sont les éco­nom­istes bour­geois qui, que ce fusse ou non de façon invo­lon­taire, sont res­pon­sa­bles de ce pro­grès. Car c’est au moment même où tout lais­sait croire que la fin du capi­ta­lisme était proche, que le com­mu­nisme allait conquérir le monde au pas de course, que Max Weber et Ludwig von Mises se mirent à cri­ti­quer ce com­mu­nisme. [Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft (Grundrisse der Sozialökonomik, Tübingen 1922, Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, vol. 47, 1, avril 1920. Article repris dans Gemeinwirtschaft, Jena, 1922.]
Bien entendu, ils ne pou­vaient cri­ti­quer que le " socia­lisme à la Hilferding" ou le "com­mu­nisme" russe, ce qui est essen­tiel­le­ment la même chose. Du même coup, ils admi­nis­traient à Neurath, cet Hilferding poussé à l’extrême, une volée de bois vert. Leur cri­ti­que atteint son point culmi­nant dans la démo­nst­ration qu’une éco­nomie dépo­urvue de comp­ta­bi­lité, sans déno­mi­nateur commun pour expri­mer la valeur des pro­duits, n’est pas viable.
Et ils avaient touché juste. Grande confu­sion dans le camp "marxiste" ! L’impos­si­bi­lité du com­mu­nisme se trou­vait dém­ontrée sur le plan éco­no­mique, aucune pro­duc­tion pla­ni­fiée ne pou­vant s’y dér­ouler. Pauvre com­mu­nisme qui hier volon­tiers jus­ti­fiait son droit à l’exis­tence par l’anar­chie de la pro­duc­tion capi­ta­liste, voilà qu’on prou­vait qu’il était encore bien moins capa­ble de fonc­tion­ner de manière pla­ni­fiée ! Block en vint à déc­larer qu’on ne pour­rait plus parler de com­mu­nisme tout pen­dant qu’on n’aurait pas indi­qué par quoi rem­pla­cer le " mécan­isme du marché ". Kautsky, tout bou­le­versé, se met à proférer les pires bêtises, parle de fixa­tion des prix sur une longue durée, etc. Mais les cabrio­les de Kautsky ont au moins un rés­ultat posi­tif, celui de faire reconnaître la néc­essité de la comp­ta­bi­lité. Même si Kautsky veut réa­liser celle-ci sur la base de l’actuel système monét­aire. En effet, il ne croit pas pou­voir se passer de l’argent ni comme "étalon de valeur pour la comp­ta­bi­lité et la tenue des livres dans les rela­tions d’éch­ange dan. une société socia­liste" ni comme "moyen de cir­cu­la­tion". (Kautsky, Die Proletarische Revolution und ihre Programm (La révo­lution prolé­tari­enne et son pro­gramme), p. 318.)
La cri­ti­que des­truc­trice des Weber et des Mises a, de fait, aidé l’étude de l’éco­nomie com­mu­niste à sortir de son cul-de-sac et l’a replacée sur le ter­rain de la réalité. Elle a réveillé des "génies qui ne se lais­se­ront pas enchaîner", car, aujourd’hui, il devient pos­si­ble de suivre et pous­ser plus loin les idées de Marx sur le temps de tra­vail social moyen.
On a vu appa­raître une sorte de pôle négatif opposé au com­mu­nisme d’État en l’espèce de cou­rants syn­di­ca­lis­tes qui veu­lent faire pour­sui­vre la pro­duc­tion capi­ta­liste par des "unions indus­triel­les", des "Guildes", des "syn­di­cats" [Le mot alle­mand est Syndikate qui, dans le lan­gage ordi­naire, ne désigne pas les syn­di­cats de déf­ense des tra­vailleurs (Gewerkschaften), mais les grou­pe­ments patro­naux dans une bran­che indus­trielle donnée. Il s’agit donc ici d’orga­nis­mes pro­fes­sion­nels.] !
Ces orga­nis­mes auront à rép­artir les gains obte­nus parmi les ouvriers, ou à les verser à une caisse col­lec­tive. Cette concep­tion du com­mu­nisme n’a jamais pu arri­ver à se doter d’un fon­de­ment théo­rique solide, à moins qu’on ne recher­che celui-ci dans l’étude d’Otto Leichter : Die Wirtschaftsrechnung in der sozia­lis­ti­schen Gesellschaft [(le calcul éco­no­mique dans la société socia­liste), Vienne, 1923]. Cette étude s’appuie sur la comp­ta­bi­lité en termes de temps de tra­vail, et elle est, sans doute, la meilleure chose écrite dans ce domaine. La théorie de l’auto-admi­nis­tra­tion éco­no­mique des pro­duc­teurs-consom­ma­teurs fait, grâce à cet ouvrage, un net pas en avant. Les pro­blèmes y sont posés avec assez de clarté, bien que, selon nous, Leichter ne leur apporte pas de solu­tion satis­fai­sante. Il signale aussi, qu’avant lui, Maurice Bourguin avait cher­ché à fonder la société com­mu­niste sur la base de la comp­ta­bi­lité en termes de temps de tra­vail, et que les idées de Bourguin [Les Systèmes socia­lis­tes, Paris, 1904] coïn­cident pres­que avec les sien­nes.
A part Leichter et Bourguin, nous ne voyons guère que quel­ques éco­nom­istes marxis­tes pour avoir reconnu l’impor­tance de la comp­ta­bi­lité en termes de temps de tra­vail, mais aucun ne fait entrer les moyens de pro­duc­tion dans ce calcul.
Varga, par exem­ple, dans Kommunismus (Vienne, n° 9/10, 1920), écrit un arti­cle sur ce thème, mais comme il ne tient pas compte des moyens de pro­duc­tion, cette inconséqu­ence rend, évid­emment, ses rés­ultats nuls. Ce n’est pas seu­le­ment dans le domaine éco­no­mique que l’énoncé des pro­blèmes s’est amélioré, mais aussi dans le domaine poli­ti­que. En général les spéc­ial­istes de l’éco­nomie ne considèrent le com­mu­nisme que du point de vue de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion. Mais ce qui pousse le prolé­tariat révo­luti­onn­aire à l’action est tout autre. Il est lui bien indifférent que le com­mu­nisme d’État soit éco­no­miq­uement viable ou pas. ll le rejette, parce que la pra­ti­que a montré que l’appa­reil de pro­duc­tion ne peut être pro­priété sociale, tout en conti­nuant de fonc­tion­ner comme appa­reil d’exploi­ta­tion. Voilà com­ment la révo­lution russe a trans­posé ces pro­blèmes sur le ter­rain poli­ti­que.
Si nous nous deman­dons quel­les sont les idées posi­ti­ves que peut se faire le prolé­tariat révo­luti­onn­aire d’aujourd’hui au sujet de la nou­velle éco­nomie, nous arri­vons à la conclu­sion sui­vante : l’idée d’une auto-direc­tion et d’une auto-admi­nis­tra­tion de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition semble bien ancrée, mais ce qui manque ce sont des concep­tions plus pré­cises sur les che­mins menant à la réa­li­sation de cette idée. Chacun sent, tou­te­fois qu’il fau­drait tirer ces pro­blèmes au clair.
Le com­mu­nisme liber­taire
Ce désir de clarté appa­raît net­te­ment dans la bro­chure hol­lan­daise de Müller-Lehning, l’Anarcho-syn­di­ca­lisme [Arthur Müller Lehning, Anarcho syn­di­ca­lisme. Rede uit­ges­pro­ken op 17 November 1926 op de stich­ting­sver­ga­de­ring der “Gemengde Syndicalistische Vereniging” [Discours lu le 17 novem­bre 1926 à l’assem­blée fon­da­trice de l’Union syn­di­ca­liste mixte], édité sous forme de bro­chure par l’Union en 1927. Texte assez sou­vent repro­duit et cité dans les débats sur l’orga­ni­sa­tion.]. Il com­mence par déf­endre la concep­tion selon laquelle il faut com­men­cer par tout détr­uire afin de voir com­ment, plus tard, les choses pour­ront se réord­onner (p. 4). Puis il affirme la néc­essité d’avoir un pro­gramme indi­quant "com­ment se réa­li­sera l’anar­cho-syn­di­ca­lisme après la révo­lution" (p. 5). Il ne suffit donc pas de faire de la pro­pa­gande en faveur de la révo­lution éco­no­mique "il faut encore exa­mi­ner com­ment réa­liser celle-ci" (p. 6). En Russie, les anar­chis­tes mirent sans doute en avant l’auto-ini­tia­tive des masses, "mais en quoi pou­vait bien consis­ter cette ini­tia­tive, qu’est-ce que les masses avaient à faire, aujourd’hui comme demain, autant de ques­tions qui res­taient dans le flou et ne rece­vaient aucune rép­onse posi­tive." (p. 7…)
" De nom­breux mani­fes­tes ont sans doute été publiés, mais fort peu d’entre eux purent donner une rép­onse claire et nette aux pro­blèmes posés par la praxis quo­ti­dienne. " (p. 8).
" Nous pou­vons dire que la révo­lution russe a posé une fois pour toutes la ques­tion : Quelles sont les bases pra­ti­ques et éco­no­miques d’une société sans sala­riat ? Que faut-il faire après la révo­lution ? L’anar­chisme doit rép­ondre à cette ques­tion ; il doit tirer les conclu­sions des évé­nements de ces der­nières années, sinon la faillite totale se chan­gera en ban­que­route irré­méd­iable. Les vieilles solu­tions anar­chis­tes, quelle que soit la part de vérité qu’elles contien­nent, et quel que soit aussi le nombre de fois qu’on a pu les repro­po­ser, ne rés­olvent aucun des pro­blèmes que pose la vie réelle. Elles ne rés­olvent, en par­ti­cu­lier, aucun des pro­blèmes que pose la révo­lution sociale de la classe ouvrière. " (p. 10)...
" Si l’on fait abs­trac­tion de ces réalités pra­ti­ques, toute pro­pa­gande reste pure­ment néga­tive et tous les idéaux uto­pi­ques. Telle est la leçon que l’anar­chisme doit tirer de l’his­toire et qui - on ne le répé­tera jamais assez - se trouve de nou­veau posée à l’évid­ence par la révo­lution russe. " (p. 11)...
" Les orga­ni­sa­tions éco­no­miques ont pour but d’expro­prier l’État et les capi­ta­lis­tes. Les orga­nes de l’État et du capi­ta­lisme doi­vent être rem­placés par les asso­cia­tions pro­duc­ti­ves des tra­vailleurs, comme fac­teurs de toute la vie éco­no­mique. La base de celle-ci devra être l’entre­prise. L’orga­ni­sa­tion d’entre­prise devra cons­ti­tuer la cel­lule élém­ent­aire de la nou­velle orga­ni­sa­tion sociale. Tout le système de pro­duc­tion devra être cons­truit en une fédé­ration de l’indus­trie et de l’agri­culture. " (p.18)...
" Ceux qui ne veu­lent ni du capi­ta­lisme ni du capi­ta­lisme d’État, devront oppo­ser à ces réalités d’autres réalités et d’autres orga­ni­sa­tions éco­no­miques. Cela seuls les pro­duc­teurs eux-mêmes peu­vent le faire et seu­le­ment sur une base com­mu­nau­taire des diver­ses orga­ni­sa­tions : base com­mu­nau­taire pour les entre­pri­ses, l’indus­trie, etc. Les pro­duc­teurs devront s’orga­ni­ser pour gérer les moyens de pro­duc­tion à l’aide de leurs orga­ni­sa­tions indus­triel­les fédé­ral­istes, et ainsi orga­ni­ser toute la vie éco­no­mique sur une base indus­trielle et fédé­ral­iste. " (p. 19).
Cette bro­chure, parue en 1927, cons­ti­tue un pro­grès mani­feste par rap­port à tout ce qui l’a précédée. Non qu’elle frappe par la rigueur de la pensée, mais parce que Müller-Lehning tente de forger de nou­vel­les armes pour la pro­chaine lutte de clas­ses ouverte, en s’appuyant sur l’expéri­ence de la révo­lution russe. Ainsi emprunte-t-il son image d’une struc­ture fédé­ral­iste de la vie éco­no­mique à la pre­mière pér­iode de cette révo­lution. Mais, ce fai­sant, Müller-Lehning ne fait que poser les pro­blèmes au cours des pages, il ne nous pro­pose aucune solu­tion.
Un anar­chiste français,Sébastien Faure, avait pour­tant essayé de donner une solu­tion. En 1921, il fit paraître un ouvrage, Le Bonheur uni­ver­sel, qui est une des­crip­tion de ce qu’il entend par "com­mu­nisme liber­taire". Cet ouvrage est impor­tant dans la mesure où il montre que les représ­en­tations anar­chis­tes de la société com­mu­niste n’excluent pas, elles non plus, que se crée un pou­voir cen­tral qui dis­pose de la pro­duc­tion sociale. Car si on exa­mine de plus près ce que Faure nous prés­ente comme "com­mu­nisme liber­taire", on s’aperçoit que ce n’est rien d’autre que du vul­gaire com­mu­nisme d’État. Il est vrai que le livre de Faure n’a rien d’une ana­lyse scien­ti­fi­que ; c’est plutôt une sorte de roman uto­pi­que, où la libre ima­gi­na­tion fait naître une "libre société com­mu­niste". Mais le fait que, en dépit de termes comme "égalité pour tous", "libre asso­cia­tion", "prin­cipe de rév­olte contre l’État et l’auto­rité", etc., on nous dép­eigne en fait un système de pro­duc­tion où le droit de dis­po­si­tion de l’appa­reil de pro­duc­tion n’appar­tient pas aux pro­duc­teurs, montre clai­re­ment que ces déf­enseurs du "com­mu­nisme liber­taire" n’ont pas la moin­dre idée des lois du mou­ve­ment d’un tel système.
Faure est contre la vio­lence. C’est la raison pour laquelle il nous entre­tient des mille et un maillons qui for­ment la chaîne de l’appa­reil de pro­duc­tion moderne pour affir­mer : "Toute cette orga­ni­sa­tion repose sur le prin­cipe exal­tant de la libre asso­cia­tion." (p. 213.)
Mais nous ne pen­sons jus­te­ment pas qu’il puisse s’agir là d’une base pour le pro­ces­sus de pro­duc­tion et de repro­duc­tion. Car, si les pro­duc­teurs veu­lent assu­rer leurs droits, avec ou sans prin­cipe exal­tant, il leur faut faire repo­ser l’orga­ni­sa­tion sur une base un tant soit peu plus matéri­elle. Les pro­duc­teurs doi­vent eux-mêmes, dans leurs entre­pri­ses, fixer le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit social. Il devront cal­cu­ler le tra­vail contenu dans chacun de leurs pro­duits, puis­que leur temps de tra­vail est la mesure indi­quant la part de pro­duit social qui leur revient. C’est seu­le­ment alors que toute l’orga­ni­sa­tion, au lieu de dép­endre de quel­que nébuleux "prin­cipe exal­tant", s’ancre soli­de­ment dans les réalités éco­no­miques.
En ce qui concerne les rap­ports entre pro­duc­teurs, nous errons sur le même ter­rain mou­vant et maré­cageux de la "libre asso­cia­tion". Ici non plus pas de base exacte, pas de calcul de temps pour évaluer le flot de pro­duits pas­sant d’une entre­prise à l’autre. Et pour­tant... sans cette base matéri­elle, la "libre asso­cia­tion" est une fois encore un terme creux. "On cher­che ", dit Faure, "on essaie, on fait des syn­thèses, on confronte les rés­ultats de différ­entes mét­hodes. Ce qui concorde cris­tal­lise s’érige en exem­ple, s’impose grâce à ses rés­ultats, puis triom­phe" (p. 334 de la ver­sion hol­lan­daise).
D’ailleurs Faure trouve que ce fon­de­ment de la liberté de chacun par la concor­dance de tous est tout à fait "natu­rel". "Cela ne se passe-t-il pas ainsi dans la nature ?", pour­suit-il. " L’exem­ple de la nature est là : clair et net. Tout y est lié par asso­cia­tion libre et spon­tanée... Des éléments infi­ni­ment petits, des sortes de peti­tes pous­sières, se cher­chent, s’atti­rent, s’agglu­ti­nent, et for­ment un noyau " (id., p. 334).
Nous devons faire remar­quer, ici, qu’uti­li­ser des exem­ples empruntés à la nature est tou­jours très dan­ge­reux. Et jus­te­ment, dans ce cas précis, le recours à un tel exem­ple dém­ontre mal­heu­reu­se­ment, de façon "claire et nette", la totale fai­blesse de la mét­hode de Faure. Tout, dans la nature, est lié par asso­cia­tion libre et spon­tanée ! Quelle mer­veille de voir com­ment la notion humaine de liberté se trouve pro­jetée, de manière irréfléchie, sur la nature. Mais la métap­hore nous entraîne plus loin. Faure, en effet, ne voit abso­lu­ment pas où se trouve le point décisif de ces asso­cia­tions libres de la nature. Ces asso­cia­tions libres sont dét­erminées par les forces récip­roques des par­te­nai­res. Lorsque le Soleil et la Terre s’asso­cient libre­ment, la Terre tour­nant en trois cent soixante-cinq jours autour du Soleil, cette asso­cia­tion est dét­erminée, entre autres, par la masse du Soleil et celle de la Terre. C’est sur cette base que s’est conclue cette "libre asso­cia­tion".
Et c’est ainsi que les choses se pas­sent tou­jours dans la nature. Ses atomes, ou telle ou telle force, sont en rela­tion récip­roque. Le type de cette rela­tion est dét­erminé par les forces dont dis­po­sent les par­te­nai­res de cette rela­tion. C’est pour­quoi nous sommes dis­posés à repren­dre cet exem­ple emprunté à la nature, mais pour mon­trer qu’un rap­port exact entre les pro­duc­teurs et le pro­duit social doit exis­ter pour que se conclue, dans la société, cette "libre asso­cia­tion". Ainsi, l’asso­cia­tion qui était jusque-là une phrase creuse devient réalité. Donc, bien que Faure, en appa­rence, ne se soit jamais pré­occupé de pro­blèmes éco­no­miques, on voit tout de suite qu’il est à ranger dans l’école de Neurath, qu’il est un de ces éco­nom­istes qui prônent le "calcul en nature". Comme nous l’avons déjà vu, cette "école" estime qu’une unité de mesure est super­flue, et elle veut faire tour­ner la pro­duc­tion selon un plan établi à partir de sta­tis­ti­ques.
" Il faut donc avant tout établir l’ensem­ble des besoins et leur niveau. " (p. 215)… " Les com­mu­nes doi­vent alors com­mu­ni­quer au bureau d’admi­nis­tra­tion cen­tral de la nation, leurs besoins d’après le nombre de leurs habi­tants. Cela permet aux fonc­tion­nai­res de se faire une idée de l’ensem­ble des besoins de la “nation”. Puis, chaque com­mune établit une seconde liste où elle indi­que com­bien elle peut pro­duire. Grâce à ces listes, l’“admi­nis­tra­tion cen­trale” arrive à connaître les forces pro­duc­ti­ves de la “nation”. La solu­tion du pro­blème est alors très simple. Les hauts fonc­tion­nai­res n’ont qu’à établir la part de pro­duc­tion qui revient à chaque com­mune et la part qu’ils peu­vent conser­ver pour eux-mêmes" (p. 216).
Ce dével­op­pement des choses est exac­te­ment celui que se représ­entent les com­mu­nis­tes d’État. En bas les masses, en haut, les fonc­tion­nai­res qui ont en mains la direc­tion et l’admi­nis­tra­tion de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion. Il en rés­ulte que la société ne se fonde pas sur les réalités éco­no­miques, mais qu’elle dépend de la bonne ou de la mau­vaise volonté, voire des capa­cités d’un cer­tain nombre de per­son­nes. D’ailleurs Faure l’admet sans amba­ges. Si on pou­vait avoir un doute sur ce droit de décision cen­tra­lisé, il le dis­sipe imméd­ia­tement lorsqu’il s’empresse d’ajou­ter :
"L’admi­nis­tra­tion cen­trale connaît l’étendue de la pro­duc­tion glo­bale et l’ensem­ble des besoins ; aussi doit-elle infor­mer chaque comité de quar­tier de la quan­tité de pro­duit dont il peut dis­po­ser et com­bien de moyens de pro­duc­tion il aura à four­nir" (p. 218).
Pour nous rendre compte que tout cela n’est pas une par­ti­cu­la­rité de ce com­mu­nisme liber­taire, com­pa­rons ce der­nier au com­mu­nisme social- démoc­rate de Hilferding. Nous voyons qu’il y a une cor­res­pon­dance quasi litté­rale :
" Comment, où, com­bien, avec quels moyens seront fabri­qués de nou­veaux pro­duits ; à partir des condi­tions de pro­duc­tion dis­po­ni­bles, natu­rel­les ou arti­fi­ciel­les ?... (Tout cela) sera dét­erminé par les com­mis­sai­res rég­ionaux ou natio­naux de la société socia­liste qui, cal­cu­lant les besoins de la société à l’aide de tous les moyens four­nis par une sta­tis­ti­que orga­nisée de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion prévoient cons­ciem­ment l’amé­na­gement de la vie éco­no­mique d’après les besoins des col­lec­ti­vités cons­ciem­ment représentées et dirigées par eux. "
(R. Hilferding, op. cit.)
Nous cons­ta­tons donc que pour ce "com­mu­nisme liber­taire", comme pour le com­mu­nisme d’État, le droit de dis­po­ser de l’appa­reil de pro­duc­tion appar­tient à ceux qui sont fami­lia­risés avec les sub­ter­fu­ges de la sta­tis­ti­que. Pourtant les anar­chis­tes devraient avoir une expéri­ence assez vaste de l’éco­nomie poli­ti­que pour savoir que celui qui dis­pose de l’appa­reil de pro­duc­tion dis­pose en réalité du pou­voir. Cette " admi­nis­tra­tion cen­trale " dont rêve Faure doit se donner les moyens qui lui per­met­tent de s’impo­ser ; autre­ment dit, elle doit créer un "État". C’est là une des lois du mou­ve­ment du système de Faure, que celui-ci le veuille ou non, il importe peu que le plat soit assai­sonné à la sauce des "libres asso­cia­tions" ou à celle du "prin­cipe exal­tant ". Cela ne per­turbe guère les ins­ti­tu­tions poli­ti­ques et éco­no­miques.
On ne peut repro­cher au système de Faure de réunir toute la vie éco­no­mique en une seule unité orga­ni­que. Cette fusion est l’abou­tis­se­ment d’un pro­ces­sus que les pro­duc­teurs-consom­ma­teurs doi­vent effec­tuer eux-mêmes. Mais pour cela, il faut que soient jetées les bases qui leur en don­nent la pos­si­bi­lité. Pour attein­dre ce but, ils doi­vent tenir une comp­ta­bi­lité exacte du nombre d’heures de tra­vail qu’ils ont effec­tuées, sous toutes les formes, de façon à pou­voir dét­er­miner le nombre d’heures de tra­vail que contient chaque pro­duit. Aucune "admi­nis­tra­tion cen­trale" n’a plus alors à rép­artir le pro­duit social ; ce sont les pro­duc­teurs eux-mêmes, qui, à l’aide de leur comp­ta­bi­lité en termes de temps de tra­vail, décident de cette rép­ar­tition.
Le Bonheur uni­ver­sel de Sébastien Faure ne contri­bue en rien à l’appro­fon­dis­se­ment de nos connais­san­ces sur la pro­duc­tion com­mu­nis­tes. Si nous nous y sommes arrêtés aussi lon­gue­ment, c’est parce que la cri­ti­que de ces chimères anar­chis­tes qui nous par­lent de "société com­mu­niste liber­taire", permet de mon­trer clai­re­ment les pro­grès qui, au cours de la der­nière déc­ennie, ont été accom­plis dans ce domaine. Avant 1917, il était impos­si­ble de mon­trer que tout ce gali­ma­tias phraséo­lo­gique entoure un noyau com­mu­niste d’État. C’est à l’école de la pra­ti­que de la révo­lution russe que nous sommes rede­va­bles de pou­voir le faire, car elle nous a permis de cons­ta­ter ce que signi­fiait le droit de dis­po­ser de l’appa­reil de pro­duc­tion, lorsqu’il est entre les mains d’une direc­tion cen­trale.

Chapitre 3 LE PROCÈS DE PRODUCTION EN GÉNÉRAL

La repro­duc­tion capi­ta­liste est une fonc­tion indi­vi­duelle.
Pour satis­faire ses mul­ti­ples besoins, l’huma­nité créa l’appa­reil de pro­duc­tion. L’appa­reil de pro­duc­tion — c’est-à-dire les moyens de pro­duc­tion — est l’outil qui permet à la société d’arra­cher à la nature, ce dont elle a besoin pour assu­rer son exis­tence et son dével­op­pement. Au cours du procès de pro­duc­tion, nous usons et notre force de tra­vail et l’appa­reil de pro­duc­tion. Vu sous cet angle, le procès de pro­duc­tion est un pro­ces­sus d’ané­ant­is­sement, de des­truc­tion. Mais c’est en même temps un pro­ces­sus créateur. Ce qui a été ané­anti par le pro­ces­sus, le pro­ces­sus le fait renaître. Les machi­nes, les outils, notre force de tra­vail s’usent dans le même mou­ve­ment qu’ils se renou­vel­lent : ils sont pro­duits à nou­veau, ils sont repro­duits. Le pro­ces­sus social de pro­duc­tion se dér­oule comme le pro­ces­sus de vie du corps humain. L’auto­des­truc­tion se trans­forme en recons­truc­tion de soi-même dans une forme de plus en plus com­plexe :
" Quelle que soit la forme sociale que le pro­ces­sus de pro­duc­tion revêt, il doit être continu ou, ce qui revient au même, repas­ser pér­io­diq­uement par les mêmes phases... ; considéré non sous son aspect isolé, mais dans le cours de sa réno­vation inces­sante, tout procès de pro­duc­tion social est donc en même temps procès de repro­duc­tion. "
(K. Marx, Le Capital, ibid., p. 1066.)
Pour le com­mu­nisme, cette phrase de Marx revêt une impor­tance par­ti­cu­lière. C’est que la pro­duc­tion et la repro­duc­tion y sont dét­erminées cons­ciem­ment à partir de ce prin­cipe fon­da­men­tal. En régime capi­ta­liste, au contraire, le procès de pro­duc­tion/repro­duc­tion s’effec­tue de façon élém­ent­aire, par le jeu du mécan­isme de marché. La repro­duc­tion effec­tue concrè­tement la sub­sti­tu­tion d’un pro­duit nou­veau à chaque pro­duit usé. Pour la société com­mu­niste, cela signi­fie qu’il faut tenir une comp­ta­bi­lité exacte de tout ce qui est entré dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion. Quelque com­pli­quée que paraisse à pre­mière vue cette opé­ration, elle est en fait assez simple, parce que tout ce qui a été détruit peut être classé en deux caté­gories : les moyens de pro­duc­tion et la force de tra­vail.
En régime capi­ta­liste, la repro­duc­tion est une fonc­tion indi­vi­duelle. Chaque capi­ta­liste assure la repro­duc­tion, en même temps qu’il assure la pro­duc­tion. Il cal­cule ainsi l’usure des moyens de pro­duc­tion fixes (machi­nes, bâtiments, ins­tal­la­tions, etc.), la consom­ma­tion de moyens de pro­duc­tion cir­cu­lants (matières pre­mières, matières auxi­liai­res), et la force de tra­vail direc­te­ment dépensée. Puis il ajoute ses pro­pres frais, et porte fina­le­ment son pro­duit sur le marché. Si ses trac­ta­tions se pas­sent bien, il aura achevé avec succès un cycle de pro­duc­tion. Il achè­tera alors de nou­veaux moyens de pro­duc­tion, une nou­velle force de tra­vail, et la pro­duc­tion pourra recom­men­cer de nou­veau. Comme tous les capi­ta­lis­tes agis­sent ainsi, il en rés­ulte une repro­duc­tion de tout l’appa­reil de pro­duc­tion et de la force de tra­vail. Le dével­op­pement tech­ni­que qui entraîne une crois­sance de la pro­duc­ti­vité de l’appa­reil de pro­duc­tion contraint chaque capi­ta­liste, menacé par la concur­rence, de réinv­estir une partie de la plus-value, trans­formée en capi­tal addi­tion­nel, en nou­veaux moyens de pro­duc­tion : il agran­dit son appa­reil de pro­duc­tion. ll s’ensuit un dével­op­pement de plus en plus gigan­tes­que des lieux de pro­duc­tion, des par­ties "iner­tes" comme des par­ties "acti­ves" de l’appa­reil de pro­duc­tion. On ne repro­duit donc pas seu­le­ment ce qui a été usé pen­dant la pér­iode de pro­duc­tion écoulée, mais, pour uti­li­ser la ter­mi­no­lo­gie capi­ta­liste, on accu­mule. En régime com­mu­niste, une telle crois­sance de l’appa­reil de pro­duc­tion sera dénommée : repro­duc­tion sur une base élargie. La décision fixant l’étendue de ces réinv­est­is­sements, dét­er­minant quel­les entre­pri­ses doi­vent être agran­dies, etc., est une fonc­tion indi­vi­duelle de chaque capi­ta­liste, dont les mobi­les sont liés à la course au profit.
Le com­mu­nisme sup­prime le marché, c’est-à-dire la trans­for­ma­tion de la mar­chan­dise (pro­duit) en argent. Mais les pro­duits conti­nuent d’y cir­cu­ler :
" Dans la société coopé­ra­tive fondée sur la pro­priété col­lec­tive des moyens de pro­duc­tion, les pro­duc­teurs n’éch­angent pas du tout leurs pro­duits ; de même le tra­vail incor­poré à ces pro­duits n’appa­raît pas ici comme valeur de ces pro­duits, comme une qua­lité qu’ils possèdent ; en effet contrai­re­ment à ce qui se pas­sait dans la société capi­ta­liste, où les tra­vaux indi­vi­duels ne pre­naient d’exis­tence qu’après un détour, ils exis­tent dés­ormais de façon imméd­iate, en tant que partie intégr­ante du tra­vail total. "
(Karl Marx, Gloses mar­gi­na­les, op. cit., p. 1418.)
" Evidemment, il règne ici le même prin­cipe que celui qui règle l’éch­ange des mar­chan­di­ses, pour autant qu’il est éch­ange d’équi­valents. Le fond et la forme sont changés parce que, les condi­tions ayant changé, per­sonne ne pourra four­nir autre chose que son tra­vail ; et, par ailleurs, rien ne peut deve­nir pro­priété des indi­vi­dus, excepté les moyens de consom­ma­tion per­son­nels. Mais, en ce qui concerne la dis­tri­bu­tion de ceux-ci entre les pro­duc­teurs pris indi­vi­duel­le­ment, il règne le même prin­cipe que pour l’éch­ange de mar­chan­di­ses équi­val­entes une même quan­tité de tra­vail sous une forme s’éch­ange centre une même quan­tité de tra­vail, sous une autre forme. "
(ibid., p. 1419).
Les entre­pri­ses met­tent donc leurs pro­duits à la dis­po­si­tion de la société. Celle-ci cepen­dant, de son côté, doit four­nir aux entre­pri­ses de nou­veaux moyens de pro­duc­tion, de nou­vel­les matières pre­mières, de nou­vel­les forces de tra­vail, dans une pro­por­tion égale à ceux et celles usés pen­dant le procès de pro­duc­tion. S’il est néc­ess­aire d’élargir la base de la pro­duc­tion, il faudra four­nir aux entre­pri­ses davan­tage de moyens de pro­duc­tion, etc. qu’elles n’en ont usés. Mais ce ne sera plus aux pro­priét­aires privés des moyens de pro­duc­tion d’en décider ; c’est au contraire la société qui déci­dera d’une exten­sion de la pro­duc­tion, lors­que la satis­fac­tion des besoins l’exi­gera. S’il s’agit seu­le­ment de pour­voir chaque entre­prise d’une quan­tité de moyens de pro­duc­tion égale à celle qu’elle a usée, il faudra et il suf­fira, pour assu­rer la repro­duc­tion, que chaque entre­prise cal­cule com­bien de pro­duit social elle a usé sous les diver­ses formes (aussi sous forme d’argent-tra­vail). Ces moyens de pro­duc­tion seront alors rem­placés en quan­tité égale à celle usée lors de la pro­duc­tion, et le cycle pro­duc­tif pourra recom­men­cer de nou­veau.
On peut se deman­der si chaque entre­prise peut effec­tuer le calcul du nombre d’heures de tra­vail qu’elle a usées. Les mét­hodes moder­nes de calcul de prix de revient nous four­nis­sent une rép­onse posi­tive à cette ques­tion. Pour des rai­sons qu’il est impos­si­ble d’expo­ser ici, la direc­tion capi­ta­liste des entre­pri­ses fut obligée, vers 1921, de ratio­na­li­ser la pro­duc­tion. C’est ainsi que se cons­ti­tua une litté­ra­ture entiè­rement nou­velle, concer­nant les mét­hodes per­met­tant à chaque entre­prise de dét­er­miner avec la plus grande exac­ti­tude le prix de revient de chaque procédé de tra­vail, de chaque tra­vail par­cel­laire par­ti­cu­lier. Ce prix de revient se com­pose de nom­breux fac­teurs : usure des moyens de pro­duc­tion, consom­ma­tion en matières pre­mières et auxi­liai­res, coût de la force de tra­vail, frais occa­sionnés par la ges­tion de chaque procédé, de chaque tra­vail par­cel­laire, coût des trans­ports, des assu­ran­ces socia­les, etc.
Tous ces fac­teurs entrent ensuite dans des for­mu­les géné­rales. Bien entendu, ils sont tous exprimés en termes d’un déno­mi­nateur commun : l’argent. Les direc­teurs d’entre­pri­ses tien­nent d’ailleurs cette obli­ga­tion de passer par l’argent pour un obs­ta­cle qui empêche d’abou­tir à un calcul exact ; en effet, rien ne les oblige à ne pas uti­li­ser une autre unité de compte. Ces for­mu­les géné­rales, sous leur forme actuelle, sont le plus sou­vent inap­pli­ca­bles à la pro­duc­tion com­mu­niste, parce que bien des fac­teurs pris en compte dans ces cal­culs de prix de revient (comme par exem­ple les intérêts du capi­tal emprunté) n’exis­te­ront plus dans ce cas. Mais, en tant que mét­hode de calcul, il s’agit là d’un pro­grès. A cet égard, on peut dire que la nou­velle société prend forme dans l’ancienne. Leichter écrit, à propos de cette manière moderne de cal­cu­ler les prix de revient :
" La comp­ta­bi­lité capi­ta­liste peut, si elle est appli­quée entiè­rement et sans fric­tions dans une fabri­que, établir exac­te­ment et à chaque ins­tant la valeur d’un pro­duit semi-manu­fac­turé, les frais de fabri­ca­tion liés à telle partie du tra­vail, le coût de toute opé­ration de tra­vail par­cel­laire. Elle peut dét­er­miner dans quel ate­lier, avec quel­les machi­nes parmi tout un choix, avec quel­les forces de tra­vail de pré­fér­ence à telles autres, une opé­ration donnée coûtera le moins cher. Elle peut donc à chaque ins­tant maxi­ma­li­ser la ratio­na­lité du procès de fabri­ca­tion. Mais cette mét­hode de calcul du système capi­ta­liste peut faire encore plus. Dans chaque grande fabri­que, en effet, il y a toute une série d’acti­vités, de dép­enses qui n’entrent pas direc­te­ment dans le pro­duit des­tiné à l’éch­ange [par exem­ple, les salai­res et les acti­vités des employés de bureau, le chauf­fage des bâtiments, etc. (NdA.)]... Une des plus remar­qua­bles réa­li­sations de la mét­hode de calcul capi­ta­liste est d’avoir permis la prise en compte du moin­dre de ces détails. "
(Leichter, op. cit., p. 22-23.)
La for­mule (f + c ) + t = PRD (pro­duit global)
Sans plus tarder, il nous est pos­si­ble d’esti­mer le nombre d’heures de tra­vail qu’a néc­essité la fabri­ca­tion d’un pro­duit donné. Sans doute existe-t-il aussi des entre­pri­ses qui, à pro­pre­ment parler, ne fabri­quent pas de pro­duits, comme les conseils éco­no­miques, les hôpitaux, les établ­is­sements d’ensei­gne­ment, etc. Mais même ces entre­pri­ses peu­vent dét­er­miner exac­te­ment le nombre d’heures de tra­vail qu’elles uti­li­sent sous la forme de moyens de pro­duc­tion et de force de tra­vail. Autrement dit, on connaît, dans ce cas aussi, exac­te­ment le coût de la repro­duc­tion.
Récapitulons rapi­de­ment ce que nous avons déjà dit à propos de la pro­duc­tion :
- Les moyens de pro­duc­tion et la force de tra­vail sont les fac­teurs direc­te­ment à l’œuvre dans la pro­duc­tion. De leur tra­vail commun au sein de la nature, naît la masse des pro­duits sous la forme uti­li­taire de machi­nes, d’édi­fices, de denrées ali­men­tai­res, de matières pre­mières, etc. Cette masse de pro­duits cir­cule, soit de façon inin­ter­rom­pue d’entre­prise à entre­prise, soit absorbée par la consom­ma­tion indi­vi­duelle.
- Chaque entre­prise assure donc sa repro­duc­tion en cal­cu­lant exac­te­ment ce qu’elle use en moyens de pro­duc­tion, désigné par la lettre m, et en force de tra­vail, désigné par la lettre t, le tout cal­culé en heures de tra­vail. La for­mule de pro­duc­tion de chaque entre­prise s’écrira donc :
m + t = pro­duit
- Comme on le sait, la caté­gorie marxienne des "moyens de pro­duc­tion" com­prend les machi­nes, les bâtiments (les moyens de pro­duc­tion fixes) et les matières pre­mières et auxi­liai­res (les moyens de pro­duc­tion cir­cu­lants). Si nous désignons les moyens de pro­duc­tion fixes par f et les cir­cu­lants par c, nous pou­vons réc­rire la for­mule de pro­duc­tion sous la forme :
( f + c) + t = pro­duit
Pour plus de clarté, nous pou­vons rem­pla­cer ces let­tres par des nom­bres fic­tifs représ­entant la comp­ta­bi­lité de la pro­duc­tion d’une fabri­que de chaus­sure. On obtient le schéma sui­vant :
( f + c ) + t = pro­duit
machi­nes, etc. + matières pre­mières + force de tra­vail = 40.000 paires de chaus­su­res.
1.250 h+ 61.250 h + 62.500 h = 125.000 heures de tra­vail.
On abou­tit ainsi à une moyenne de 3,125 heures par paire de chaus­su­res pour cette entre­prise (fic­tive).
Grâce à cette for­mule de pro­duc­tion, l’entre­prise connaît imméd­ia­tement sa for­mule de repro­duc­tion, c’est à dire la quan­tité de pro­duit social exprimé en heures de tra­vail dont l’entre­prise a besoin pour renou­ve­ler ce qu’elle a consommé.
- Ce qui vaut pour une entre­prise par­ti­cu­lière peut être imméd­ia­tement étendu à l’ensem­ble de l’éco­nomie com­mu­niste. Car celle-ci, de ce point de vue n’est que la somme de toutes les entre­pri­ses. Il en va de même pour le pro­duit social total qui n’est rien d’autre que la somme des pro­duits (f + c) + t de toutes les entre­pri­ses. Pour le dis­tin­guer du pro­duit d’une entre­prise par­ti­cu­lière, nous uti­li­se­rons pour ce pro­duit global des majus­cu­les et nous écrirons la for­mule de la pro­duc­tion sociale :
( F + C) + T = PRD (pro­duit global)
Si la somme de tous les moyens de pro­duc­tion fixes usés dans l’ensem­ble de toutes les entre­pri­ses équivaut à 100 mil­lions d’heures de tra­vail, celle de tous les moyens de pro­duc­tion cir­cu­lants à 600 mil­lions et si la force de tra­vail uti­lisée cor­res­pond à 600 mil­lions d’heures de tra­vail, nous aurons pour le pro­duit global le schéma sui­vant :
(F + C) + T = PRD
Soit : 100 mil­lions + 600 mil­lions + 600 mil­lions = 1.300 mil­lions.
Le pro­duit global se monte donc à 1.300 mil­lions d’heures de tra­vail.
Pour assu­rer la repro­duc­tion de la partie matéri­elle de l’appa­reil de pro­duc­tion, les entre­pri­ses devront reti­rer, sous forme de pro­duit, un total de 700 mil­lions d’heures de tra­vail de l ‘ensem­ble de la pro­duc­tion.
Les tra­vailleurs, quant à eux, dis­po­se­ront d’un total de 600 mil­lions d’heures de tra­vail pour leur consom­ma­tion. Ainsi sera assurée la repro­duc­tion de tous les éléments de la pro­duc­tion.
Examinons plus par­ti­cu­liè­rement le cas de la repro­duc­tion de la force de tra­vail. Dans notre exem­ple, elle retire 600 mil­lions d’heures de tra­vail du PRD pour la consom­ma­tion indi­vi­duelle. On ne peut ni ne doit consom­mer plus, car les entre­pri­ses ne peu­vent dis­po­ser de plus de 600 mil­lions sous forme d’argent-tra­vail. Soit, mais cela ne nous dit rien sur la manière dont le pro­duit est rép­arti entre les tra­vailleurs. Il serait tout à fait pos­si­ble qu’un tra­vailleur non qua­li­fié touche l’équi­valent de 3/4 d’heure en PRD pour une heure de tra­vail effec­ti­ve­ment effec­tuée, tandis que le qua­li­fié rece­vrait juste une heure, le fonc­tion­naire une heure et demie et le direc­teur d’entre­prise trois heures.
Les éco­nom­istes socia­lis­tes et leur concept de valeur
C’est bien ce genre de point de vue qu’adop­tent ces mes­sieurs les éco­nom­istes. Il ne leur vient pas à l’idée de considérer que tous les tra­vaux ont la même valeur, autre­ment dit de donner à chaque tra­vailleur la même quan­tité de pro­duit social. Voilà ce que signi­fient les "niveaux de vie" chers à Neurath. Les "phy­sio­lo­gues de la nutri­tion" seront chargés de dét­er­miner un mini­mum vital, cor­res­pon­dant au "revenu" de l’ouvrier non qua­li­fié, non ins­truit. Les autres tra­vailleurs seront rémunérés davan­tage selon leur zèle, leurs capa­cités ou l’impor­tance de leur tra­vail. Pures ratio­ci­na­tions de capi­ta­lis­tes !
Cette différ­ence de niveau dans l’éch­elle des salai­res, Kautsky aussi la tient pour néc­ess­aire, mais parce qu’il estime qu’il faut rémunérer davan­tage les tra­vaux pénibles et désag­réables. Soit, dit-il, s’agit en fait, pour lui, d’un prét­exte qui lui sert à dém­ontrer qu’on ne peut cal­cu­ler en pra­ti­que le temps de tra­vail ; il se trouve d’accord avec Leichter pour vou­loir prés­erver les différ­ences de salaire au sein d’une même pro­fes­sion, parce que le salaire indi­vi­duel devrait monter au-dessus du salaire de base, au fur et à mesure que le tra­vailleur spéc­ialisé concerné acquiert davan­tage de pra­ti­que. Aussi se pro­non­cent-ils, tous les deux, pour le main­tien, dans l’éco­nomie, du tra­vail à la tâche. A l’opposé de Kautsky, cepen­dant, Leichter fait remar­quer fort jus­te­ment que cela n’empêche nul­le­ment le calcul du temps de tra­vail, ce qui res­sor­tait aussi de notre exem­ple.
" Il sub­siste sim­ple­ment la dif­fi­culté pure­ment tech­ni­que — qui existe d’ailleurs aussi dans l’éco­nomie capi­ta­liste — de fixer les salai­res pour cer­tai­nes opé­rations de tra­vail isolées. Mais cela n’entrait pas de dif­fi­culté spéc­iale par rap­port à la mét­hode capi­ta­liste. "
(C. Leichter, op. cit., p. 76.)
Nous cons­ta­tons donc que l’on tient ici pour juste, en prin­cipe, de rét­ribuer différ­emment les divers tra­vaux, voire même les différ­ences entre indi­vi­dus effec­tuant un tra­vail de même nature. Mais cela veut tout sim­ple­ment dire que, dans une telle société, la lutte pour de meilleu­res condi­tions de tra­vail ne cesse pas, que la rép­ar­tition du pro­duit social reste une rép­ar­tition anta­go­niste et que, enfin, la lutte pour la rép­ar­tition des pro­duits conti­nue. Cette lutte est une lutte pour le pou­voir et devra être menée en tant que telle. Pourrait-il dém­ontrer plus clai­re­ment que ces socia­lis­tes ne peu­vent envi­sa­ger une société où les masses tra­vailleu­ses ces­se­raient d’être dominées ? C’est que pour eux les hommes sont trans­formés en objets des objets qui ne sont rien de plus que des roua­ges de l’appa­reil de pro­duc­tion. Il appar­tient aux phy­sio­lo­gis­tes de la nutri­tion de cal­cu­ler la quan­tité de moyens d’exis­tence (le mini­mum vital) qu’il faut four­nir à ce matériel humain, pour avoir à dis­po­si­tion une force de tra­vail renou­velée. La classe ouvrière doit donc lutter avec la plus grande énergie contre une telle concep­tion et reven­di­quer pour tous la même part de la richesse sociale.
Peut-être sera-t-il néc­ess­aire, au début, pen­dant un cer­tain temps, de rémunérer davan­tage cer­tai­nes pro­fes­sions intel­lec­tuel­les, 40 heures de tra­vail don­nant droit à 80, voire à 120 heures de pro­duit social. Nous avons vu que cela ne fait aucu­ne­ment obs­ta­cle à la comp­ta­bi­lité en termes de temps de tra­vail. Il est même pos­si­ble qu’au début de l’ins­tau­ra­tion de la société com­mu­niste, il s’agisse là d’une mesure équi­table, parce que tout le monde ne dis­pose pas encore gra­tui­te­ment du matériel d’étude, la société n’ayant pas encore orga­nisé tous ses sec­teurs. Mais une fois cette orga­ni­sa­tion menée à bien, il ne sau­rait évid­emment être ques­tion de donner aux tra­vailleurs intel­lec­tuels une plus grande part de pro­duit social.
Les rai­sons pour les­quel­les nos éco­nom­istes veu­lent rét­ribuer différ­emment la force de tra­vail, sont, selon nous, à relier à la posi­tion qu’ils ont choi­sie de tenir dans la lutte de clas­ses. Une rép­ar­tition éga­lit­aire du pro­duit social est en contra­dic­tion com­plète avec leurs intérêts de classe et c’est pour cela qu’ils la tien­nent pour impos­si­ble. Ce n’est que lorsqu’il n’y a aucun prin­cipe ancien, fût-il cor­rect, que la manière de penser est pour l’essen­tiel dét­erminée par le monde sen­si­ble, et que la com­préh­ension ne contient rien d’autre que ce qui cor­res­pond à ce monde des sens.
Ceci permet de com­pren­dre pour­quoi Leichter, par exem­ple, est prêt à aban­don­ner le concept de valeur en ce qui concerne la pro­duc­tion matéri­elle, mais qu’il ne peut s’en déf­aire dans le cas de la force de tra­vail. Dans la société capi­ta­liste la force de tra­vail se prés­ente comme mar­chan­dise. Le salaire moyen payé par le patron cor­res­pond aux frais de repro­duc­tion, qui, pour l’ouvrier "non ins­truit" avoi­sine le plus strict mini­mum vital. Les enfants des ouvriers "non ins­truits" ne peu­vent en général appren­dre une pro­fes­sion, parce qu’ils doi­vent gagner tout de suite le plus d’argent pos­si­ble. Les ouvriers non qua­li­fiés repro­dui­sent eux-mêmes la force de tra­vail non qua­li­fiée. La repro­duc­tion de la force de tra­vail qua­li­fiée exige davan­tage. Ses enfants appren­nent une pro­fes­sion et par conséquent ce sont les tra­vailleurs qua­li­fiés qui repro­dui­sent eux-mêmes la force de tra­vail qua­li­fiée. Il en va de même pour le tra­vail intel­lec­tuel. Et ce caractère de mar­chan­dise de la force de tra­vail, Leichter le conserve dans son éco­nomie socia­liste :
" Il y a des tra­vaux de qua­lité différ­ente des tra­vaux d’inten­sité différ­ente. La propre repro­duc­tion de la force de tra­vail diver­se­ment qua­li­fiée exige des dép­enses plus ou moins gran­des. Les ouvriers qua­li­fiés ont besoin d’être davan­tage rémunérés pour repro­duire leur force de tra­vail, au jour le jour ou d’une année sur l’autre. Leurs dép­enses cou­ran­tes sont plus élevées. La repro­duc­tion, sous toutes ses formes, d’une force de tra­vail qua­li­fiée néc­es­site en général des dép­enses supéri­eures à celle d’une force de tra­vail simple. Elle demande, en effet, la for­ma­tion com­plète d’un homme dont le degré d’ins­truc­tion et les connais­san­ces doi­vent être équi­valents à ceux de l’ouvrier qu’il est des­tiné à rem­pla­cer. "
(Leichter, op. cit., p. 61.)
Si nous met­tons cela en rap­port avec l’ana­lyse marxienne du prix de la force de tra­vail en régime capi­ta­liste, il res­sort très clai­re­ment que ces prét­endus éco­nom­istes "socia­lis­tes" ne peu­vent se déf­aire du concept de valeur.
" Quels sont donc les frais de pro­duc­tion du tra­vail lui-même ? Ce sont les frais à enga­ger pour que le tra­vailleur sub­siste en tant que tra­vailleur, et pour le former au tra­vail.
" Un tra­vail exige-t-il moins de temps de for­ma­tion ? Les frais de pro­duc­tion de l’ouvrier sont donc moin­dres, et le prix de son tra­vail, son salaire, va être plus bas. Certaines indus­tries ne deman­dent guère d’appren­tis­sage ; il suffit que le tra­vailleur existe phy­si­que­ment. Là, les frais de fabri­ca­tion d’un ouvrier se réd­uisent pra­ti­que­ment aux mar­chan­di­ses néc­ess­aires à le main­te­nir en vie. Le prix de son tra­vail est donc dét­erminé par celui des moyens de sub­sis­tance indis­pen­sa­bles...
" De même, il faut inclure dans les frais de pro­duc­tion du tra­vail simple les frais néc­ess­aires à la repro­duc­tion et à la mul­ti­pli­ca­tion de l’espèce labo­rieuse, afin de rem­pla­cer les tra­vailleurs usés par de tout neufs. L’usure des tra­vailleurs entre dans le compte, au même titre que celle de la machine.
" Les frais de pro­duc­tion du tra­vail simple com­pren­nent ainsi des frais d’exis­tence et de repro­duc­tion du tra­vailleur. C’est le prix de ces frais qui cons­ti­tue le salaire ; et le salaire ainsi dét­erminé s’appelle le mini­mum de salaire. "
(K. Marx, Travail sala­rié et capi­tal, ibid., p. 210-211.)
Tout comme la repro­duc­tion de la partie matéri­elle de l’appa­reil de pro­duc­tion est une fonc­tion indi­vi­duelle des capi­ta­lis­tes, la repro­duc­tion de la force de tra­vail est une fonc­tion indi­vi­duelle de chaque tra­vailleur. En régime com­mu­niste, au contraire, la repro­duc­tion de la partie matéri­elle de l’appa­reil de pro­duc­tion est une fonc­tion sociale, et il en ira de même pour celle de la force de tra­vail. La repro­duc­tion n’est plus un far­deau que chaque indi­vidu doit sup­por­ter, elle est prise en charge par la société dans son ensem­ble.
L’ins­truc­tion ne dépend plus de la bourse du papa, mais uni­que­ment des apti­tu­des et de la cons­ti­tu­tion de l’enfant. Il ne sau­rait être ques­tion, dans la société com­mu­niste, de donner de sur­croît à ces indi­vi­dus qui ont reçu de la nature, par le jeu de l’hérédité, cer­tains dons ou capa­cités qui leur per­met­tent de s’assi­mi­ler plei­ne­ment les conquêtes de l’huma­nité dans les domai­nes de la culture de l’art ou de la science, une part plus impor­tante du pro­duit social. La société leur offre la pos­si­bi­lité de s’assi­mi­ler ces conquêtes, mais dans la mesure où, par la qua­lité et l’inten­sité de leur par­ti­ci­pa­tion à la pro­duc­tion cultu­relle, il lui res­ti­tue sous une forme tou­jours renou­velée ce qu’ils ont reçu d’elle. La dis­tri­bu­tion du pro­duit social n’est pas, en régime com­mu­niste, une simple repro­duc­tion de la force de tra­vail. Elle est bien plus une dis­tri­bu­tion de toutes les riches­ses matéri­elles et spi­ri­tuel­les créées par la société et son dével­op­pement tech­ni­que. Ce que veu­lent les "socia­lis­tes" à la Kautsky, Leichter, Neurath, avec leurs "niveaux de vie", ce n’est rien d’autre que d’assu­rer au simple tra­vailleur un mini­mum vital, cal­culé par les phy­sio­lo­gis­tes de la nutri­tion, tandis que ceux qui sont plus haut placés consom­me­ront le sur­plus de richesse. En réalité ces gens ne cher­chent pas à sup­pri­mer l’exploi­ta­tion. Ils comp­tent en fait la pour­sui­vre sur la base de la pro­priété com­mune des moyens de pro­duc­tion.
En ce qui nous concerne, repro­duc­tion ne peut signi­fier qu’une seule chose : rép­ar­tition éga­lit­aire du pro­duit social. Le calcul du temps de pro­duc­tion permet de faire le compte exact des heures de tra­vail dépensées, chaque tra­vailleur pré­levant, en retour, sur le pro­duit social, la quan­tité de pro­duit cor­res­pon­dant au nombre réel de ses heures de tra­vail.
Dans le "socia­lisme de cir­cons­tan­ces", on a des pro­duc­teurs qui don­nent leur force de tra­vail à un on-ne-sait-quoi impo­sant et indé­fin­is­sable que, par euphém­isme, on appelle "société". Mais là où ce on-ne-sait-quoi se mani­feste, c’est en tant qu’élément étr­anger aux pro­duc­teurs, s’érigeant au-dessus d’eux, les exploi­tant et les domi­nant. Ce on-ne-sait-quoi domine effec­ti­ve­ment l’appa­reil de pro­duc­tion et celui-ci n’intègre les pro­duc­teurs que comme éléments réifiés, matériels, de la pro­duc­tion.

Chapitre 4 LE TEMPS DE PRODUCTION SOCIAL MOYEN
COMME FONDEMENT DE LA PRODUCTION

La défi­nition de Kautsky
L’ouvrage de Leichter nous a par­ti­cu­liè­rement rendu ser­vice en ce qu’il montre que l’heure de tra­vail social moyenne peut servir d’unité comp­ta­ble de la pro­duc­tion com­mu­niste, même si l’heure de tra­vail véri­tab­lement effec­tuée ne peut-être prise comme base de la dis­tri­bu­tion. En ce qui concerne l’unité de compte, Leichter est bien loin de ses collègues, spéc­ial­istes marxis­tes de l’éco­nomie, Neurath et Kautsky. Un autre éco­nom­iste, bour­geois celui-ci, Block, exa­mine, dans son ouvrage inti­tulé : La Théorie marxiste de l’argent, la volonté d’essayer de sup­pri­mer l’argent dans le com­mu­nisme. Il estime que c’est là une naïveté et trouve oiseuse l’idée de vou­loir, en plus, pren­dre comme fon­de­ment de la comp­ta­bi­lité, le temps de tra­vail (p. 215).
Kautsky, lui, pense qu’établir ce type de comp­ta­bi­lité est théo­riq­uement pos­si­ble mais irréa­li­sable en pra­ti­que. Il s’ensuit que "l’uti­li­sa­tion de l’argent comme étalon de valeur dans la comp­ta­bi­lité et le calcul des éch­anges (ne pourra être évitée) dans la société socia­liste", et ceci d’autant plus que l’argent doit en outre "fonc­tion­ner comme moyen de cir­cu­la­tion". (Kautsky, La Révolution prolé­tari­enne et son pro­gramme, p. 318.) Jusque-là Kautsky avait considéré que le concept. de valeur était une "caté­gorie his­to­ri­que", devant dis­pa­raître avec le capi­ta­lisme (cf. son ouvrage L’Enseignement éco­no­mique de Marx), mais aujourd’hui, mani­fes­te­ment ébranlé par les argu­ments bour­geois de Weber et achevé par la pra­ti­que de la révo­lution russe, il en vient à vou­loir éter­niser ce concept.
Voilà donc Kautsky contraint de sortir de son trou de théo­ricien par les cri­ti­ques qui affir­ment que le com­mu­nisme ne sau­rait se passer d’unité comp­ta­ble. Ne pou­vant plus répéter ses bonnes vieilles for­mu­les géné­rales, comme : la "valeur" doit dis­pa­raître avec le capi­ta­lisme, il est bien forcé d’expri­mer le fond de sa pensée. Et de rai­son­ner ainsi :
" Donc, il faut une unité de compte. Or, d’une part, Marx nous a dit que dans l’éco­nomie com­mu­niste “le capi­tal argent dis­pa­raît” et, d’autre part, dans Le Capital et les Gloses mar­gi­na­les (Critique du pro­gramme de Gotha), d’accord avec Engels (Anti-Dühring), il men­tionne l’heure de tra­vail social moyenne comme unité de compte. Il convient donc de voir cela de plus près. "
Nous savons déjà où cet examen mène Kautsky : à conclure à l’impra­ti­ca­bi­lité d’une comp­ta­bi­lité en termes de temps de tra­vail. Il est tou­te­fois ins­truc­tif de déc­ouvrir à quoi il attri­bue cette impos­si­bi­lité.
Nous avons fait remar­quer plus haut que la concep­tion du "pas­sage au com­mu­nisme" qui est la plus com­mune, c’est celle qui en fait un rés­ultat de la concen­tra­tion du capi­tal, celui-ci creu­sant ainsi sa propre tombe. Hilferding étudie les conséqu­ences d’une concen­tra­tion totale des entre­pri­ses de sorte que l’éco­nomie tout entière soit orga­nisée en un trust géant : le cartel général. Dans ce cartel, il n’y a aucun marché, aucun argent, aucun prix à pro­pre­ment parler. Selon l’hypo­thèse de Hilferding, se trouve donc réalisée, ici, la société sans argent.
Au sein de ce trust, la pro­duc­tion forme un système fermé. Les pro­duits pas­sent d’une entre­prise à l’autre au cours des opé­rations de fabri­ca­tion qui vient de leur état natu­rel à celui de pro­duit fini. Ainsi en va-t-il par exem­ple du char­bon et du mine­rai qui, pas­sant dans les hauts four­neaux, en sor­tent sous forme de fer et d’acier uti­lisés dans la fabri­ca­tion de machi­nes qui, elles-mêmes, ser­vent à fabri­quer les machi­nes des fila­tu­res, d’où sort le pro­duit fini : le tex­tile. Au cours des pas­sa­ges dans les diver­ses fabri­ques, des mil­liers et de mil­liers d’ouvriers de toutes sortes ont contri­bué à la réa­li­sation de ce qui est au bout, le pro­duit fini. Combien d’heures de tra­vail celui-ci contient-il au total ? Telle est la devi­nette que se pose Kautsky. Et, déc­ouragé devant cet énorme calcul qui lui semble une tâche inhu­maine, il secoue la tête en sou­pi­rant : " Oui, théo­riq­uement, sans doute, c’est fai­sa­ble. Mais, pra­ti­que­ment ? Décidément, non, c’est impos­si­ble. Impossible de dét­er­miner pour chaque pro­duit quelle quan­tité de tra­vail il a exigé depuis le tout début jusqu’à son achè­vement, y com­pris le trans­port et tous les tra­vaux annexes. " (cf. La Révolution prolé­tari­enne et son pro­gramme, p. 318) : " Estimer une mar­chan­dise par le tra­vail qu’elle contient est com­plè­tement impos­si­ble à faire, même avec l’appa­reil sta­tis­ti­que le plus com­plet, le plus for­mi­da­ble. " (id., p. 321).
Et, en effet, Kautsky a par­fai­te­ment raison : impos­si­ble de mener un tel calcul d’une telle manière.
La défi­nition de Leichter
Or, la manière de pro­duire que nous décrit Kautsky n’existe que dans son ima­gi­na­tion et dans celle des par­ti­sans de l’éco­nomie natu­relle" qui prét­endent régler la marche de l’éco­nomie à partir d’un centre de décision. Et en plus, il se permet une énormité sup­plém­ent­aire, celle de sup­po­ser que chaque entre­prise, partie du grand tout, ne serait pas capa­ble de mener sa propre comp­ta­bi­lité, enre­gis­trant exac­te­ment la marche de la pro­duc­tion chez elle. Chaque partie d’un trust, en réalité, pro­duit comme si elle était, en un cer­tain sens, seule, tout sim­ple­ment parce que si elle ne le fai­sait pas toute pro­duc­tion "mét­ho­dique" ces­se­rait. Du point de vue de la ratio­na­lité de l’entre­prise, ce fonc­tion­ne­ment "indép­endant" est déjà plus que néc­ess­aire. C’est pour­quoi il faut une unité de compte aussi pré­cise que pos­si­ble pour assu­rer la cir­cu­la­tion sans argent à l’intérieur d’un trust :
" Des rela­tions entre les différents lieux de pro­duc­tion conti­nue­ront d’exis­ter, et ceci durera tant qu’il y aura une divi­sion du tra­vail. Et la divi­sion du tra­vail, au plus haut sens de ce terme, s’accen­tuera encore avec les pro­grès de la tech­ni­que. " (Leichter, op. cit., p. 54). " Tout ce qui sera matéri­el­lement néc­ess­aire à la pro­duc­tion, tous les matériaux semi-finis, toutes les matières pre­mières ou auxi­liai­res qui seront livrés à partir de cer­tains lieux de pro­duc­tion à ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre leur seront comptés, fac­turés. " (ibid., p. 68) " Les magnats des car­tels ou — dans une société socia­liste — les diri­geants de l’éco­nomie natio­nale ne deman­de­ront pas de rem­plir le même pro­gramme à des usines différ­entes dont les mét­hodes et les coûts sont différents. Ceci est déjà sou­vent le cas en régime capi­ta­liste, où maint petit entre­pre­neur se laisse volon­tiers avaler, nolens volens, par un trust géant avec l’espoir que son entre­prise, reconnue comme vala­ble au sein du cartel, se verra attri­buer les meilleu­res mét­hodes de ges­tion et déléguer les employés les plus capa­bles afin d’élever la pro­duc­ti­vité. Mais pour abou­tir à un tel rés­ultat, il faut pou­voir recen­ser les rés­ultats de chaque entre­prise et faire comme si — que ce soit en éco­nomie capi­ta­liste qu’en éco­nomie socia­liste — chaque entre­prise avait son propre entre­pre­neur sou­cieux de connaître cor­rec­te­ment les rés­ultats éco­no­miques de la pro­duc­tion. C’est pour­quoi, à l’intérieur du cartel, on dresse la plus stricte des comp­ta­bi­lités. C’est une concep­tion naïve du capi­ta­lisme comme du socia­lisme que de croire que les mar­chan­di­ses pour­raient tran­si­ter à l’intérieur d’un cartel sans qu’elles soient comp­ta­bi­lisées, bref, penser qu’une entre­prise, membre du Konzern, ne saura pas très bien séparer le “mien du tien”. "
(ibid., p. 52-53).
Vue sous cet angle, l’impos­si­bi­lité de cal­cu­ler le tra­vail contenu dans un pro­duit donné appa­raît sous un jour nou­veau. Ce que Kautsky ne pou­vait extraire de sa cen­trale éco­no­mique, l’éval­uation du temps de tra­vail qu’a néc­essité un pro­duit au cours de ses pérég­ri­nations dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion, les pro­duc­teurs peu­vent très bien l’obte­nir par eux-mêmes. Leur secret, c’est que chaque entre­prise, conduite et admi­nis­trée par son "orga­ni­sa­tion d’entre­prise", se com­porte comme une unité indép­end­ante, tout comme dans le capi­ta­lisme. A pre­mière vue, on est tenté de penser que chaque lieu de pro­duc­tion est indép­endant des autres. Mais, à y regar­der de plus près, on dis­tin­guera net­te­ment le cordon ombi­li­cal qui lie chaque entre­prise indi­vi­duelle au reste de l’éco­nomie et à la direc­tion de celle-ci (p. 100). En effec­tuant sa part du tra­vail dans la chaîne du pro­ces­sus de pro­duc­tion, chaque entre­prise four­nit un pro­duit final qui, éventu­el­lement, sert de moyen de pro­duc­tion à une autre. Et chaque entre­prise indi­vi­duelle cal­cule sans peine le temps moyen uti­lisé pour obte­nir son pro­duit grâce à sa for­mule de pro­duc­tion (f + c) + t.
Ainsi, dans l’exem­ple de la fabri­que de chaus­su­res que nous avons donné ci-dessus, on trou­ve­rait comme "coût", 3,125 heures de tra­vail par paire. Ce genre de comp­ta­bi­lité d’entre­prise four­nit une moyenne d’entre­prise qui fait appa­raître com­bien d’heures de tra­vail se trou­vent incor­porées dans une paire de chaus­su­res, une tonne de char­bon, un mètre cube de gaz, etc.
Objections
Les fac­teurs de pro­duc­tion sont dét­erminés exac­te­ment (compte non tenu de faus­ses esti­ma­tions éventu­elles dans la pér­iode inau­gu­rale). Le pro­duit final d’une entre­prise, quand il n’est pas arti­cle de consom­ma­tion indi­vi­duelle, sert de moyen de pro­duc­tion pour une autre entre­prise, qui l’incor­pore dans sa for­mule de pro­duc­tion comme f ou c (selon le cas). Ainsi chaque entre­prise tient une comp­ta­bi­lité exacte de ses pro­duits finals. Que ceci ne soit pas seu­le­ment vala­ble pour les entre­pri­ses qui pro­dui­sent en grande pro­duc­tion quel qu’il soit, peut être considéré comme pos­si­ble dès que la bran­che cor­res­pon­dante de la science des coûts pro­pres a été suf­fi­sam­ment bien développée. Le temps de tra­vail de l’ultime pro­duit final n’est en réalité rien d’autre que la moyenne de l’entre­prise finale. Celle-ci, en effet, par la simple appli­ca­tion de sa for­mule cou­tu­mière (f + c)+ t a obtenu la somme totale du temps de tra­vail néc­essité par ce pro­duit "depuis le tout début jusqu’à son achè­vement ". Comme ce calcul s’est effec­tué à partir des diver­ses étapes par­tiel­les de la pro­duc­tion, il reste entiè­rement entre les mains des pro­duc­teurs.
Kautsky, tout en reconnais­sant la néc­essité de cal­cu­ler le temps de tra­vail social moyen contenu dans un pro­duit donné, ne voit aucune pos­si­bi­lité de faire passer ce concept dans le domaine du concret. Il n’y a donc pas à s’étonner s’il est tout autant inca­pa­ble de com­pren­dre quoi que ce soit aux pro­blèmes qui sont reliés à cette caté­gorie. Ainsi il s’enlise dans la ques­tion des différ­ences de pro­duc­ti­vité entre entre­pri­ses, dans celle du pro­grès tech­ni­que ou du "prix" des pro­duits. Bien qu’il puisse paraître super­flu, après avoir déc­ouvert ses erreurs de prin­cipe, d’envi­sa­ger plus à fond les diver­ses dif­fi­cultés qu’il ren­contre, nous vou­lons conti­nuer de suivre ses considé­rations, car leur cri­ti­que va nous per­met­tre de pré­ciser concrè­tement la concep­tion du temps de tra­vail social moyen.
Commençons donc par les "prix" des pro­duits. On peut déjà remar­quer que Kautsky parle de "prix" avec une cer­taine insou­ciance, comme si les pro­duits, en régime com­mu­niste, avaient tou­jours une valeur. Naturellement, il est en droit de tenir fer­me­ment à sa ter­mi­no­lo­gie puis­que, à la vérité, les prix dans le "com­mu­nisme de Kautsky" se por­tent bien. Ainsi ce "marxiste", après avoir éternisé la caté­gorie "valeur", affirme que dans "son" com­mu­nisme l’argent doit conti­nuer de fonc­tion­ner, en vient à attri­buer aux prix la vie étern­elle. Voilà un mer­veilleux com­mu­nisme où les caté­gories mêmes du capi­ta­lisme res­tent vala­bles ! Marx et Engels n’ont rien à voir avec une éco­nomie com­mu­niste de cette sorte. Nous avons montré plus haut com­ment, selon eux, valeur et prix se dis­sol­vent dans la caté­gorie du temps de pro­duc­tion social moyen. C’est pour­quoi, comme le dit Engels dans l’Anti-Dühring, les pro­duc­teurs cal­cu­lent " com­bien de temps de tra­vail chaque objet de consom­ma­tion exige pour sa réa­li­sation ". Kautsky, lui, nous expli­que que ce calcul est impos­si­ble. Et fai­sant remar­quer que les entre­pri­ses n’ont pas la même pro­duc­ti­vité et que ceci ne peut que se tra­duire par un dés­ordre des prix, il conti­nue d’argu­men­ter :
" Et quel tra­vail doit-on cal­cu­ler ? Certainement pas celui que chaque pro­duit a exigé en réalité. Car, alors différents exem­plai­res d’un même type d’objet devraient avoir des prix différents, qui dans le cas le plus défa­vo­rables se trou­ve­raient plus élevés. Ceci serait tout à fait absurde. Tous les exem­plai­res doi­vent avoir le même prix et celui-ci doit être cal­culé non d’après le véri­table temps dépensé pour le pro­duire, mais d’après le temps socia­le­ment néc­ess­aire. Mais est-on assuré de pou­voir obte­nir ce temps pour chaque pro­duit ? "
(Kautsky, La Révolution prolé­tari­enne et son pro­gramme, op. cit., p. 319).
Kautsky exige ici, avec raison, que le "prix" d’un pro­duit s’accorde avec le temps socia­le­ment néc­ess­aire, ce qui n’est pas le temps de tra­vail effec­ti­ve­ment dépensé dans la fabri­que pour le pro­duire. Les entre­pri­ses, en effet, ne sont pas toutes éga­lement pro­duc­ti­ves, le temps dépensé est tantôt au-dessus tantôt au-des­sous de la moyenne. Il y a là, semble-t-il, un pro­blème, dont la solu­tion se trouve dans le fait que les pro­duc­teurs eux-mêmes cal­cu­lent la moyenne sociale, et non Kautsky. Ici encore, ce que ses cen­tra­les éco­no­miques sont inca­pa­bles de faire, les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses y arri­vent très bien, et, simul­tanément, la caté­gorie du temps de tra­vail social moyen prend sa forme concrète.
L’appli­ca­tion de la for­mule (f + c) + t et sa fonc­tion
Lorsque chaque entre­prise indi­vi­duelle a cal­culé pour son pro­duit le temps moyen et sa "moyenne d’entre­prise", on n’a pas encore établi la moyenne sociale dont parle Marx. Pour l’obte­nir, il faut que les entre­pri­ses de même nature entrent en rela­tion les unes avec les autres. Ainsi, dans notre exem­ple, il faut que toutes les fabri­ques de chaus­su­res cal­cu­lent la moyenne géné­rale à partir de leur moyenne d’entre­prise. Si, pour une entre­prise, la moyenne est de 3 heures par paire, de 3 ¼ pour l’une et de 3 ½ une autre, le temps de tra­vail social moyen par paire peut être cal­culé et donner envi­ron 3 ¼. (Ce n’est pas la valeur exacte. Pour le calcul précis, voir le cha­pi­tre 10.)
Nous voyons que l’exi­gence de cal­cu­ler le temps de tra­vail social moyen conduit direc­te­ment à une union hori­zon­tale des entre­pri­ses et cette jonc­tion n’est pas le fait d’un appa­reil de fonc­tion­nai­res mais naît des entre­pri­ses elles-mêmes, pousse du "bas vers le haut". Le COMMENT et le POURQUOI des acti­vités appa­rais­sent tout à fait clairs aux yeux de chaque pro­duc­teur, tout devient trans­pa­rent et ainsi se trouve satis­faite l’exi­gence d’une comp­ta­bi­lité "ouverte", contrôlée par tous.
Le fait que chaque entre­prise indi­vi­duelle ait une moyenne différ­ente de celle des autres ne fait que tra­duire les différ­ences de pro­duc­ti­vité. Celles-ci peu­vent pro­ve­nir de la plus ou moins bonne effi­ca­cité de la partie active ou de la partie inerte de l’appa­reil de pro­duc­tion, voire des deux. Avant d’aller plus loin, fai­sons une remar­que inci­dente. Supposons que le "cartel de la chaus­sure" ait cal­culé une moyenne "sociale" de 3 ¼ heures par paire de chaus­sure livrée à la consom­ma­tion indi­vi­duelle. Soit main­te­nant une entre­prise sous-pro­duc­tive, c’est-à-dire qui tra­vaille au-des­sous de la pro­duc­ti­vité moyenne, avec la meilleure volonté du monde ne peut faire ses chaus­su­res en moins de, disons, 3 ½ heures. Cette entre­prise fonc­tionne néc­ess­ai­rement avec un déficit, car elle ne peut repro­duire, pour la pér­iode de pro­duc­tion sui­vante, son (f + c) + t. En revan­che, il y a des entre­pri­ses qui sont sur­pro­duc­ti­ves, dont la pro­duc­ti­vité est supéri­eure à la moyenne.
Supposons, par exem­ple, qu’une telle entre­prise pro­duise une paire de chaus­su­res en trois heures. En livrant son pro­duit elle se trou­vera dans la situa­tion de repro­duire com­plè­tement (f + c) + t, et il y aura un excédent. Dans le calcul de la moyenne sociale, toutes les entre­pri­ses seront prises en compte, pertes et excédents se com­pen­se­ront dans le "cartel".
Il s’agit donc ici d’une règle qui s’appli­que au sein d’un groupe de pro­duc­tion mais qui sera établie et mise en œuvre par les entre­pri­ses elles-mêmes. Il ne s’agit pas d’une "aide récip­roque" mais d’un calcul exact. La pro­duc­ti­vité d’une entre­prise donnée peut être évaluée exac­te­ment et cette éval­uation donne, du même coup, les fron­tières entre les­quel­les évoluent pertes et excédent. La pro­duc­ti­vité devient donc un fac­teur exact représ­entant par un nombre le fac­teur de pro­duc­ti­vité. La connais­sance de ce fac­teur permet de prévoir, à l’avance, le "déficit" ou l"’excédent" d’une entre­prise.
Bien que nous ne puis­sions donner une for­mu­la­tion géné­rale de la manière dont seront menés les cal­culs à l’intérieur d’un "cartel", car celle-ci variera selon le type d’entre­prise, la capa­cité de pro­duc­tion, etc., ce qui est impor­tant c’est que, dans tous les cas, ces cal­culs abou­tis­sent a un nombre exact. On dét­er­mi­nera ainsi, à partir de la quan­tité de pro­duits four­nis, non seu­le­ment la pro­duc­ti­vité mais aussi le rap­port entre la consom­ma­tion de (f + c) + t et le pro­duit. Si, par exem­ple, une entre­prise est sous-pro­duc­tive alors son (f + c) + t est trop fort par rap­port à la quan­tité de pro­duit. En d’autres termes, (f + c) + t est de "qua­lité inféri­eure" et son "taux d’infér­iorité" sera dét­erminé par l’écart par rap­port à la moyenne sociale. Pour en reve­nir à nos entre­pri­ses de chaus­su­res, si l’une a comme moyenne d’entre­prise 3 ½ heures par paires alors que la moyenne sociale est de 3 ¼, la pro­duc­ti­vité étant inver­se­ment pro­por­tion­nelle au temps de pro­duc­tion, le taux de pro­duc­ti­vité pourra être défini comme le rap­port du temps de pro­duc­tion social moyen au temps de pro­duc­tion moyen de l’entre­prise considérée, soit ici 3,25/3,5 = 13/14.
Pour s’accor­der au taux social moyen, l’entre­prise doit "cor­ri­ger" sa for­mule de pro­duc­tion par un fac­teur 13/14, c’est-à-dire esti­mer son temps de pro­duc­tion à 13/14 [(f + c) + t]. Le "cartel" doit, par conséquent, res­ti­tuer 1/14 [(f + c) + t].
Il ne s’agit là, bien entendu, que d’un exem­ple. Lorsque tous les cal­culs de pro­duc­tion pren­nent racine dans le sol solide de la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail, bien de mét­hodes per­met­tent d’arri­ver au but recher­ché. Ce qui est essen­tiel c’est qu’ainsi menées, la conduite et l’admi­nis­tra­tion de la pro­duc­tion sont le fait des pro­duc­teurs eux-mêmes et que chaque entre­prise peut se repro­duire.
L’oppo­si­tion entre temps de tra­vail social moyen et moyenne d’entre­prise est bien une réalité, mais elle trouve imméd­ia­tement son cor­rec­tif dans le "cartel de pro­duc­tion", dans la "guilde", quel que soit le nom que l’on voudra donner à ces regrou­pe­ments d’entre­pri­ses. L’éli­mi­nation de cette oppo­si­tion réduit à néant un autre argu­ment de Kautsky contre la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail. Poursuivant son exposé déjà cité, il écrit :
" Est-on assuré de pou­voir obte­nir ce temps (le temps de tra­vail socia­le­ment néc­ess­aire) pour chaque pro­duit ? De plus c’est un double calcul qu’il faut mener. Car la rét­ri­bution du tra­vailleur devrait se faire d’après le temps de tra­vail qu’il a réel­lement effec­tué, alors que le calcul du prix du pro­duit se ferait à partir du temps de tra­vail social moyen néc­ess­aire à son obten­tion. La somme des heures de tra­vail socia­le­ment dépensées devrait être la même dans les deux cas. Ce n’est visi­ble­ment pas le cas. "
Est-on assuré, etc., demande Kautsky ? La rép­onse ne se fait pas atten­dre : c’est oui, parce que chaque entre­prise, chaque bran­che de la pro­duc­tion peut réel­lement établir sa for­mule de pro­duc­tion (f + c) + t. Kautsky, lui, ne sait com­ment s’y pren­dre, parce qu’il n’a aucune idée de la manière dont peut concrè­tement s’expri­mer le temps de tra­vail socia­le­ment néc­ess­aire, et cette inca­pa­cité pro­vient de ce qu’il voit tous les pro­blèmes sous l’angle d’une direc­tion et d’une admi­nis­tra­tion cen­tra­lisées. Or le temps de tra­vail social moyen sera cal­culé à partir de la pro­duc­ti­vité totale de toutes les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses concernées. On pourra, de là, déd­uire de com­bien s’écarte chaque entre­prise de la pro­duc­ti­vité sociale. Son fac­teur de pro­duc­ti­vité est cal­culé. Chaque entre­prise indi­vi­duelle peut bien s’écarter de la moyenne sociale ; ceci appa­raît dans la comp­ta­bi­lité d’entre­prise les écarts sont par­fai­te­ment connus et leur somme totale, étendue à toutes les entre­pri­ses, est nulle. Quant au groupe de pro­duc­tion dans son ensem­ble, sa pro­duc­tion totale suit exac­te­ment la for­mule (F+C) +T en accord avec le temps de tra­vail socia­le­ment néc­ess­aire.
De même, selon Kautsky, le pro­grès tech­ni­que soulève de nou­vel­les dif­fi­cultés. Après avoir expli­qué qu’il serait impos­si­ble de cal­cu­ler, pour chaque pro­duit, le temps de tra­vail qu’il a exigé "depuis le tout début jusqu’à son achè­vement", il pour­suit : " Et si même on y arri­vait, il fau­drait tout repren­dre de zéro parce que, entre-temps, les données tech­ni­ques auront évolué dans bien des bran­ches. "
Oui, c’est bien triste. Jugé dans son donjon, assis devant le tableau où abou­tis­sent les fils télég­rap­hiques qui don­nent l’état de la pro­duc­tion, exa­mi­nant l’un après l’autre tous les pro­ces­sus par­tiels, Kautsky finit quand même par cal­cu­ler la quan­tité de tra­vail qui se trouve dans un pro­duit social final donné. Grâce à Dieu, il a pu en venir à bout. Mais à peine se permet-il de souf­fler que la dia­bo­li­que tech­ni­que se pré­ci­pite pour tout mettre sens dessus des­sous.
Quelle représ­en­tation absurde on peut arri­ver à se faire de la pro­duc­tion ! Pourtant, dans la réalité, la pro­duc­tion s’effec­tue de sorte que chaque entre­prise livre un pro­duit final qui contient en lui la masse de temps de tra­vail qu’il a fallu dép­enser pour l’amener à cet état. Si la tech­ni­que évolue, ou si la pro­duc­ti­vité aug­mente pour telle ou telle raison, le temps de tra­vail social moyen va dimi­nuer pour tel ou tel pro­ces­sus par­tiel de tra­vail. Si le pro­duit d’une entre­prise donnée est un pro­duit final des­tiné à la consom­ma­tion indi­vi­duelle, il entre dans le cir­cuit de consom­ma­tion avec une moyenne plus basse voilà tout ! S’il sert de moyen de pro­duc­tion pour d’autres entre­pri­ses, alors ces entre­pri­ses voient leurs coûts de pro­duc­tion dimi­nuer, c’est-à-dire que dans leur for­mule de pro­duc­tion la partie (f + c) est plus faible, et il en va de même de son temps de tra­vail social moyen. Les varia­tions qui font ainsi leur appa­ri­tion dans le groupe de pro­duc­tion sont prises en compte dans le fac­teur de pro­duc­ti­vité.
Toutes les dif­fi­cultés que Kautsky a ren­contrées en ce qui concerne le calcul du temps de tra­vail, se ramènent au fait qu’il est inca­pa­ble de conce­voir com­ment le temps de tra­vail social moyen peut pren­dre une forme concrète. Or cette forme concrète s’acquiert par la conduite et l’admi­nis­tra­tion de la pro­duc­tion par les pro­duc­teurs eux-mêmes, groupés dans l’ASSOClATlON DES PRODUCTEURS LIBRES ET ÉGAUX.
Par la pra­ti­que du combat de classe qui cons­truit le système des conseils, le temps de tra­vail socia­le­ment néc­ess­aire prend une forme concrète.

Chapitre 5

LE TEMPS DE PRODUCTION SOCIAL MOYEN COMME FONDEMENT DE LA RÉPARTITION (DISTRIBUTION)

La rép­ar­tition des pro­duits selon Leichter
Si Leichter a le mérite d’avoir atta­qué de manière séri­euse la ques­tion du calcul du temps de tra­vail, il n’abou­tit pas à une conclu­sion satis­fai­sante par ce qu’il reste sous le charme des modes de représ­en­tation capi­ta­lis­tes en ce qui concerne la rép­ar­tition du pro­duit social une rép­ar­tition anta­go­ni­que de celui-ci a pour raison évid­ente de domi­ner les pro­duc­teurs. Ceci vaut à coup sûr pour la conduite et l’admi­nis­tra­tion cen­tra­lisées que pré­co­nise Leichter pour l’éco­nomie. On peut caracté­riser ses concep­tions de la manière sui­vante : le com­mu­nisme réa­lise une pro­duc­tion fondée sur le temps de tra­vail social moyen, mais dirigée d’en haut. Nous avons déjà signalé qu’il croit ne pas pou­voir éviter l’exploi­ta­tion ; nous ver­rons plus loin com­ment il en rés­ulte néc­ess­ai­rement que les pro­duc­teurs per­dent toute dis­po­si­tion de l’appa­reil de pro­duc­tion. Et tout cela pro­vient de ce que Leichter se refuse à uti­li­ser l’heure de tra­vail sociale moyenne comme fon­de­ment de la rép­ar­tition.
Dans une société caractérisée par la spéc­ia­li­sation du tra­vail, les pro­duc­teurs doi­vent rece­voir des bons leur per­met­tant de pré­lever sur les biens sociaux de consom­ma­tion ce qui leur est indi­vi­duel­le­ment néc­ess­aire.
De ce point de vue, les bons rem­plis­sent le même rôle que l’argent dans la société capi­ta­liste. Mais, en eux-mêmes, ces bons sont une matière dénuée de valeur. Ils peu­vent être en papier, en alu­mi­nium, etc., etc. Le tra­vailleur reçoit un nombre de bons en rap­port avec la quan­tité d’heures de tra­vail qu’il a réel­lement effec­tuées. Selon un usage établi, on peut appe­ler si on veut, ces bons "argent-tra­vail", mais il ne s’agit pas d’ "argent" au sens capi­ta­liste du terme. Sans nous perdre dans les méandres des considé­rations théo­riques, mon­trons seu­le­ment que cet "argent-tra­vail" a bien des bases marxis­tes.
" Remarquons encore ici que le bon de tra­vail d’Owen, par exem­ple, est aussi peu de l’argent qu’une contre­mar­que de théâtre. Chez lui le cer­ti­fi­cat de tra­vail cons­tate sim­ple­ment la part indi­vi­duelle du pro­duc­teur au tra­vail commun et son droit indi­vi­duel à la frac­tion du pro­duit commun des­tinée à la pro­duc­tion."
(K. Marx, Le Capital, livre I, "la Pléiade," note a, p. 631.)
Leichter n’intro­duit cet "argent-tra­vail" dans ses considé­rations que lorsqu’il traite de la rép­ar­tition. Ainsi écrit-il :
" En réalité l’idée d’une rép­ar­tition natu­relle des biens pro­por­tion­nel­le­ment au tra­vail fourni par chaque indi­vidu est à la base du schéma de société de Bourguin comme de celui que nous prés­entons ici. L’argent-tra­vail n’est qu’une forme, choi­sie sur des bases socia­les-tech­ni­ques, de bons à valoir sur la par­ti­ci­pa­tion au pro­duit natio­nal. "
(Leichter, op. cit., p. 75).
Ces considé­rations de Leichter peu­vent paraître bien inno­cen­tes, mais pour­tant il y a une per­fide vipère qui se cache sous l’herbe quand il parle d’une "rép­ar­tition natu­relle des biens pro­por­tion­nel­le­ment au tra­vail fourni par chaque indi­vidu". Car, alors que dans la réalité la pro­duc­tion se règle sur la base de l’heure de tra­vail social moyenne, la rép­ar­tition obéit à des prin­ci­pes tout différents. Les pro­duc­teurs devraient rece­voir pour leur force de tra­vail des pro­duits selon une norme qui n’a rien à voir avec le calcul du temps de tra­vail. Selon lui, " les phy­sio­lo­gis­tes de la nutri­tion dét­er­mi­neront, de quels moyens de vivre et en quelle quan­tité l’homme a besoin pour sub­sis­ter", et ils en déd­uiront "un nombre d’heures dét­erminé qui, en quel­que sorte, représ­en­tera le mini­mum vital (p. 64). Ainsi sera fixée la ration vitale, nor­male, scien­ti­fi­que­ment cal­culée et équi­librée" (ibid.). Cette ration cal­culée par les phy­sio­lo­gis­tes de la nutri­tion n’est en fait uti­lisée que pour servir de base à la rému­nération. Mais qu’est-ce que cela peut bien avoir à faire avec le calcul du temps de tra­vail dans la pro­duc­tion ?
Ce mini­mum vital sera attri­bué au tra­vailleur "non éduqué", tandis que le "salaire" des tra­vailleurs "éduqués" des "savants" sera fixé un peu plus haut par des "conven­tions col­lec­ti­ves". Les conven­tions col­lec­ti­ves fixent le salaire de base tandis que " les chefs d’entre­prise socia­lis­tes... fixe­ront les émo­luments de chaque tra­vailleur par­ti­cu­lier ", selon ses compét­ences (ibid.).
Il est clair que les pro­duc­teurs ne pour­ront guère avoir le sen­ti­ment que l’entre­prise est une partie d’eux-mêmes s’il doit y avoir de telles différ­ences entre eux. Dans ces condi­tions ils ne peu­vent avoir la res­pon­sa­bi­lité de la marche de la pro­duc­tion. Leichter le sait très bien et, d’ailleurs, dans son schéma, les pro­duc­teurs ne sont pas eux-mêmes res­pon­sa­bles de celle-ci ; pas plus que l’entre­prise en tant qu’orga­ni­sa­tion ; seul le DIRECTEUR détient celle-ci. Leichter nous pré­cise que "le direc­teur de l’entre­prise, quelle que soit la manière dont il a été choisi, est res­pon­sa­ble. Il peut sans plus, être démis de ses fonc­tions, tout comme un diri­geant d’usine capi­ta­liste, s’il ne satis­fait pas aux exi­gen­ces qui lui ont été signi­fiées. S’il devient alors “chômeur”, il ne reçoit plus que le revenu mini­mal garanti par la société, s’il est affecté à un autre poste, néc­ess­ai­rement intérieur et, par conséquent, plus mal rémunéré. De cette manière, on arrive à prés­erver la prét­endue “ini­tia­tive privée” de l’entre­pre­neur et du direc­teur d’usine et à transférer à l’éco­nomie socia­liste le sen­ti­ment de res­pon­sa­bi­lité qui, paraît-il, serait fondé sur l’intérêt per­son­nel. (p. 101).
Tout cela est par­lant. La concep­tion de Leichter est tout à fait mer­veilleuse, car elle revient à uti­li­ser le mini­mum vital, cal­culé par les phy­sio­lo­gis­tes de la nutri­tion, comme une épée de Damoclès sus­pen­due au-dessus de la tête des pro­duc­teurs.
On voit ici com­ment la cons­truc­tion orga­ni­sa­tion­nelle de la pro­duc­tion est dét­erminée par la base même de la rép­ar­tition. Les tra­vailleurs en vien­dront iné­vi­tab­lement à s’oppo­ser à la direc­tion de l’entre­prise et tout cela parce que le pro­duc­teur ne dét­er­mine pas simul­tanément par son tra­vail son rap­port au pro­duit social.
Venons-en main­te­nant au prix des pro­duits. On pour­rait s’atten­dre à ce qu’ici ce soit le temps de pro­duc­tion social moyen qui le fixe. Mais ce n’est pas le cas. Leichter est sur ce point assez obscur, mais il indi­que clai­re­ment que le prix des pro­duits livrés à la consom­ma­tion sociale sera plus. Il parle ainsi de béné­fices qui, tou­te­fois, ne vont pas aux entre­pri­ses mais à la classe en général. Cette der­nière pren­dra sur ces béné­fices pour dégager les moyens néc­ess­aires pour dével­opper les entre­pri­ses. Autrement dit, les béné­fices cons­ti­tue­ront le fonds d’accu­mu­la­tion. Nous revien­drons ultéri­eu­rement sur la ques­tion de l’accu­mu­la­tion, pour l’ins­tant il nous suffit de sou­li­gner que, pour Leichter, le " prix " des pro­duits ne s’exprime pas en temps de pro­duc­tion. Car, ici encore, il appa­raît que c’est la "direc­tion et admi­nis­tra­tion cen­trale" qui fixe les prix. Elle mène une "poli­ti­que des prix ", dans le but, entre autres, de ras­sem­bler les moyens de l’accu­mu­la­tion. Cette direc­tion-admi­nis­tra­tion cen­trale dis­pose donc des pro­duits et ce droit équivaut au droit d’exploi­ter les pro­duc­teurs selon son bon plai­sir. L’absence d’un rap­port exact entre les pro­duc­teurs et les pro­duits, l’exis­tence d’une poli­ti­que des prix font que per­sis­tent les rap­ports capi­ta­lis­tes du sala­riat.
On sait que la théorie marxienne de l’éco­nomie dis­tin­gue trois caté­gories de salaire dans la pro­duc­tion capi­ta­liste : le salaire nomi­nal, le salaire réel, le salaire rela­tif.
Le salaire nomi­nal est le prix en argent de la force de tra­vail. Dans le com­mu­nisme de la phy­sio­lo­gie de la nutri­tion, il faut com­pren­dre que cela cor­res­pond au nombre d’heures payées au tra­vailleur, pour, disons, 40 heures de tra­vail effec­ti­ve­ment exécutées.
Le salaire réel cor­res­pond à la frac­tion du pro­duit social qui peut être obte­nue à l’aide du salaire nomi­nal. Même si ce der­nier reste cons­tant, le salaire réel peut monter ou des­cen­dre selon le mou­ve­ment des prix. La direc­tion-admi­nis­tra­tion cen­trale de Leichter mène, il va de soi (?), une "poli­ti­que des prix" dans l’intérêt des pro­duc­teurs. Mais cela ne change rien au fait que c’est elle qui en réalité dét­er­mine le salaire réel, en dépit de toutes les " conven­tions col­lec­ti­ves " qui ne peu­vent modi­fier que le salaire nomi­nal. Les pro­duc­teurs n’ont fina­le­ment rien à dire, puis­que la dét­er­mi­nation de la " poli­ti­que des prix " est l’apa­nage de ces mes­sieurs de la sta­tis­ti­que.
Le salaire rela­tif tra­duit la rela­tion entre le salaire réel et le " béné­fice de l’entre­pre­neur ". Il se peut donc que le salaire réel reste cons­tant alors que le salaire rela­tif dimi­nue, le profit aug­men­tant. Leichter se borne à insis­ter sur la "ratio­na­li­sa­tion" de l’entre­prise. Ce qui compte, c’est d’obte­nir une plus forte pro­duc­ti­vité, de créer davan­tage de pro­duits avec une même force de tra­vail, en d’autres termes, il s’agit de faire dimi­nuer pro­gres­si­ve­ment le temps de pro­duc­tion social moyen néc­ess­aire à la fabri­ca­tion d’un pro­duit donné. Leichter ne situe pas la rela­tion matéri­elle des pro­duc­teurs aux pro­duits dans la pro­duc­tion elle-même : il ne connaît que des tra­vailleurs-machi­nes, ali­mentées selon la phy­sio­lo­gie de la nutri­tion, étant entendu que celles-ci ne doi­vent pas néc­ess­ai­rement rece­voir des calo­ries sup­plém­ent­aires si elles fabri­quent des masses de pro­duit plus impor­tan­tes. Peut-être que ces machi­nes rece­vront une partie de cette nou­velle richesse, mais ce n’est pas sûr. L’impor­tant dans tout cela, c’est que les pos­ses­seurs de l’appa­reil de pro­duc­tion - qui appli­quent dans la pro­duc­tion une comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail - dis­po­sent en fait de ce qui est pro­duit en excès.
On voit ainsi que la caté­gorie du temps de tra­vail social moyen perd tout sens si elle n’est pas simul­tanément rete­nue comme base de la rép­ar­tition. Si, en revan­che, la rela­tion du pro­duc­teur au pro­duit est établie direc­te­ment par les pro­duc­teurs eux-mêmes, il n’y a aucune place pour une poli­ti­que des prix et le rés­ultat de toute amél­io­ration de l’appa­reil de pro­duc­tion pro­fite imméd­ia­tement à tous les consom­ma­teurs sans que per­sonne ait à inter­ve­nir pour rép­artir quoi que ce soit, sans qu’on ait à prés­enter de reven­di­ca­tions. Le fait que l’on puisse déc­ouvrir chez Leichter, les trois caté­gories capi­ta­lis­tes du salaire, montre à l’évid­ence que son schéma de pro­duc­tion repose sur l’exploi­ta­tion.
Le com­mu­nisme d’État de Varga et le fac­teur de rép­ar­tition
Leichter est loin d’être le seul qui cher­che le salut dans une poli­ti­que des prix. Varga en fait aussi le centre de gra­vité de la rép­ar­tition com­mu­niste. Mais il n’est pas tota­le­ment en accord avec ses collègues Neurath et Leichter car il est, en prin­cipe, pour une dis­tri­bu­tion égale du pro­duit social. Toutefois, dans la pér­iode de tran­si­tion, l’exploi­ta­tion ne peut être sup­primée imméd­ia­tement parce qu’il faut comp­ter avec le fait qu’il y aura alors une géné­ration ouvrière cor­rom­pue par le capi­ta­lisme, élevée dans une idéo­logie de cupi­dité égoïste" (Varga, Problèmes éco­no­miques de la révo­lution prolé­tari­enne, p. 42)* et ceci s’oppose à une rép­ar­tition éga­lit­aire du pro­duit social. On sait que le tra­vailleur "éduqué" considère avec un cer­tain dédain le tra­vailleur "non éduqué", que les mem­bres des pro­fes­sions intel­lec­tuel­les, comme les médecins, les ingénieurs, etc., pen­sent qu’ils ont le droit de réc­lamer une part plus impor­tante du pro­duit social que les tra­vailleurs "ordi­nai­res". Sans doute estime-t-on géné­ra­lement aujourd’hui que la différ­ence est trop grande, mais... un ingénieur n’est pas un simple ouvrier d’usine. Savoir jusqu’à quel point la classe ouvrière se déb­arr­as­sera de cette idéo­logie, c’est ce que la révo­lution nous appren­dra. Mais il est cer­tain que ce ren­ver­se­ment idéo­lo­gique devra s’accom­plir rapi­de­ment après la révo­lution, sinon il y aura une dis­tri­bu­tion anta­go­ni­que des pro­duits qui, fata­le­ment, pro­duira dis­corde sur dis­corde, conflit sur conflit au sein de la classe ouvrière.
Varga a fondé ses considé­rations théo­riques et pra­ti­ques, exposées dans l’ouvrage que nous avons cité, sur l’exem­ple de la République hon­groise des Conseils. Du point de vue de l’étude de la société com­mu­niste, l’his­toire de la Hongrie est de toute pre­mière impor­tance parce que c’est ici que le com­mu­nisme d’État a vu à la fois sa théorie passer dans la pra­ti­que et sa pra­ti­que s’ériger en théorie. En Hongrie, donc, le com­mu­nisme est établi d’après les règles du com­mu­nisme d’État, et c’est bien grâce à ces condi­tions favo­ra­bles que le " ren­ver­se­ment (de l’ancienne société) et la recons­truc­tion orga­ni­sa­tion­nelle sont allés le plus vite et le plus loin, plus qu’en Russie. " (id., p. 78). Cette cons­truc­tion s’est faite conformément aux vues de Hilferding, avec son "cartel général". (ibid. p. 122). L’État y conduit et admi­nis­tre la pro­duc­tion et la rép­ar­tition, et détient le droit de dis­po­si­tion de tous les pro­duits, car ce qui est éventu­el­lement fabri­qué par le sec­teur capi­ta­liste "libre" est acheté direc­te­ment par l’État, si bien que celui-ci gère l’ensem­ble du pro­duit social.
La pre­mière tâche de la rép­ar­tition est d’assu­rer l’ali­men­ta­tion des entre­pri­ses en matières pre­mières et moyens de pro­duc­tion. Le Conseil supérieur de l’éco­nomie créa différents cen­tres de matières pre­mières qui avaient pour fonc­tion de ravi­tailler les entre­pri­ses selon les besoins de celles-ci. Mais ces cen­tres n’étaient pas de sim­ples cen­tres de dis­tri­bu­tion, ils jouaient en même temps un rôle poli­ti­que et éco­no­mique, en vou­lant dét­er­miner et conduire la concen­tra­tion de la pro­duc­tion, et uti­li­sant dans ce but la four­ni­ture des moyens de pro­duc­tion. Si, "en haut", on vou­lait voir une entre­prise, il suf­fi­sait de lui couper tout appro­vi­sion­ne­ment matériel. Bien entendu, le per­son­nel se trou­vait jeté sur le pavé, et il est qui avait pour eux les mêmes conséqu­ences dés­astr­euses qu’en régime capi­ta­liste. C’est par la pra­ti­que qu’on leur fai­sait com­pren­dre que les pro­duc­teurs n’avaient pas le droit dis­po­ser de l’appa­reil de pro­duc­tion. Ce droit reve­nait aux fonc­tion­nai­res d’État du Conseil supérieur de l’éco­nomie et celui-ci en vint à s’oppo­ser de manière inex­tri­ca­ble aux pro­duc­teurs. (cf. Varga, op. cit., p. 71)
Nous pou­vons remar­quer à ce sujet que la réa­li­sation de la concen­tra­tion en par­tant du "haut vers le bas" est vrai­sem­bla­ble­ment plus rapide qu’en procédant du "bas vers le haut", mais que ce que coût cette accé­lé­ration, c’est le droit des pro­duc­teurs de dis­po­ser de l’appa­reil de pro­duc­tion... autre­ment dit, le com­mu­nisme lui-même.
Nous savons déjà que, dans le ‘com­mu­nisme’ de Varga, on n’effec­tue aucune mesure éco­no­mique pour rép­artir les matières pre­mières et les moyens de pro­duc­tion. L’attri­bu­tion des matières pre­mières, néc­ess­aires aux entre­pri­ses pour pour­sui­vre la pro­duc­tion, est seu­le­ment le rés­ultat d’un "règ­lement entre per­son­nes" et n’est fixé par le dér­ou­lement matériel du pro­ces­sus de pro­duc­tion. Ainsi la pro­duc­tion abou­tit à un fiasco tant sur le plan social et poli­ti­que que sur le plan éco­no­mique. Échec socio-poli­ti­que, puis­que les tra­vailleurs se trou­vent dans une rela­tion de dép­end­ance par rap­port à ceux qui attri­buent les pro­duits ; échec éco­no­mique, car avec une rép­ar­tition "per­son­nelle" la repro­duc­tion n’est pas assurée. Varga est un éco­nom­iste des biens de consom­ma­tion" qui finit par se ral­lier au projet de Neurath, un système de pro­duc­teurs-dis­tri­bu­teurs cen­tra­lisé qui pro­dui­sent et dis­tri­buent sans recou­rir à une unité de calcul. A ce sujet, Varga nous affirme qu’il existe encore des "prix cou­rants exprimés en argent et des salai­res payés en argent" mais que cet état de fait ces­sera à cause de l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion de biens de consom­ma­tion. Mais il n’y a plus d’étalon pour mesu­rer le degré de ratio­na­lité de l’appa­reil de pro­duc­tion, si bien qu’il n’y a plus non plus, de pro­duc­tion pla­ni­fiée. Il devient impos­si­ble de mettre de côté la quan­tité de pro­duits néc­ess­aire à la pér­iode de pro­duc­tion à venir, sur la base de ce qui avait été consommé dans la pér­iode qui vient de s’écouler.
Pour sortir du chaos où la plonge le com­mu­nisme à la Varga, la pro­duc­tion doit donc s’établir sur une base solide : celle four­nie par une unité de calcul éco­no­mique qui ne peut-être rien d’autre que l’heure de tra­vail social moyenne. Mais si on recourt à cette unité de compte, toute attri­bu­tion per­son­nelle arbi­traire due pro­duit social cesse. Si les entre­pri­ses cal­cu­lent leur consom­ma­tion en heures de tra­vail d’après la for­mule (f + c) + t, alors, du même coup, via la pro­duc­tion matéri­elle, se trouve dét­erminée la quan­tité de pro­duit qu’il faudra four­nir à l’entre­prise sous la forme de moyens de pro­duc­tion et de matières pre­mières, pour la pér­iode de tra­vail qui suit. L’élément per­son­nel est éliminé, comme on le voit imméd­ia­tement, si on remar­que qu’il n’y a plus de droit de dis­po­si­tion de l’appa­reil attri­bué à une quel­conque "cen­trale", dès que la conduite et l’admi­nis­tra­tion de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion sont entre les mains des pro­duc­teurs.
Selon Varga, au contraire, la rép­ar­tition des pro­duits de consom­ma­tion indi­vi­duelle se fait tou­jours par "allo­ca­tion per­son­nelle". Du reste, que pou­vait-on espérer d’autre puis­que pro­duc­tion et rép­ar­tition sont liées de manière fonc­tion­nelle ? Aux yeux de Varga, l’idéal serait une allo­ca­tion natu­relle, sans étalon éco­no­mique, comme il le pré­co­nise pour le pro­ces­sus matériel de pro­duc­tion. C’est pour­quoi il faut fixer pour chaque consom­ma­teur les rations des divers pro­duits qui seront ensuite attri­bués aux asso­cia­tions de consom­ma­tion." Mais comme, pro­vi­soi­re­ment, salaire-argent et prix conti­nue­ront d’exis­ter", il faut main­te­nant se poser le pro­blème de la "fixa­tion éta­tique des prix". (ibid., p. 147)
" A quel niveau doit être fixé le prix de la pro­duc­tion éta­tique ? Si les biens pro­duits par l’État devaient être vendus au prix de pro­duc­tion il ne res­te­rait rien pour l’entre­tien des cou­ches de popu­la­tion impro­duc­ti­ves que nous avons men­tionnées plus haut. (C’est-à-dire les sol­dats, fonc­tion­nai­res, ensei­gnants, chômeurs, mala­des, inva­li­des, etc.) De plus, il n’y aurait aucune pos­si­bi­lité réelle d’accu­mu­ler des moyens de pro­duc­tion ; accu­mu­la­tion qui, dans l’État prolé­tarien, est une néc­essité encore plus pres­sante que dans le capi­ta­lisme, puisqu’il s’agit d’élever le niveau de vie des habi­tants. En prin­cipe tous les biens pro­duits par l’État devraient être vendus au prix de revient social. Par prix de revient social nous enten­dons le prix de revient majoré d’un sup­plément des­tiné à cou­vrir le coût d’entre­tien de ceux qui ne tra­vaillent pas et d’un autre pour assu­rer une accu­mu­la­tion véri­table. (Souligné par Varga). Autrement dit, le prix de vente des pro­duits doit être fixé de sorte que l’État n’ait aucun déficit, mais au contraire recueille un sur­plus qui lui per­mette de créer de nou­vel­les entre­pri­ses. Telle est la solu­tion de prin­cipe. " (ibid., p. 147) La domi­na­tion des pro­duc­teurs par l’intermédi­aire de l’appa­reil de pro­duc­tion Dans la pra­ti­que la "fixa­tion des prix" se tra­duit par une "poli­ti­que des prix" menée par l’État. Sans doute Varga veut que cette poli­ti­que soit une poli­ti­que de classe, c’est pour­quoi il veut taxer moins les pro­duits de pre­mière néc­essité pour les tra­vailleurs, comme le pain et le sucre, que les pro­duits de "luxe". Du reste il attri­bue à ces diver­ses mesu­res de taxa­tion une vertu plus de pro­pa­gande qu’éco­no­mique, car il sait par­fai­te­ment qu’en fin de compte, ce que l’État englou­tit, et en quelle quan­tité !, vient des masses, c’est-à-dire du prolé­tariat. Cette "poli­ti­que de classe", si on tient à l’appe­ler ainsi, étale au grand jour tous les défauts de la dis­tri­bu­tion com­mu­niste d’État. Elle montre clai­re­ment que le pro­duc­teur ne dét­er­mine pas par son tra­vail sa part du pro­duit social, mais que cette part est fixée dans les hautes sphères par des décisions de caractère per­son­nel. Il en rés­ulte que la vieille lutte poli­ti­que pour les postes gou­ver­ne­men­taux conti­nue sous d’autres formes. Il va de soi que celui qui dis­pose de la puis­sance poli­ti­que de l’État dis­pose aussi de l’ensem­ble du pro­duit social et est martre de la rép­ar­tition grâce à la "poli­ti­que des prix". C’est tou­jours le même vieux combat pour les posi­tions de puis­sance, mené sur le dos des consom­ma­teurs. Remarquons encore que, en Hongrie (cf. Varga, p. 75), les prix étaient fixés par ce même Conseil supérieur de l’éco­nomie dont nous avons parlé, ce qui met la touche finale au tableau de l’escla­vage des masses dans le com­mu­nisme d’État. La direc­tion cen­trale de l’éco­nomie peut imméd­ia­tement annu­ler toute aug­men­ta­tion de salaire par sa poli­ti­que des prix. Il appa­raît donc qu’avec le com­mu­nisme d’État la classe ouvrière crée un appa­reil de pro­duc­tion qui s’érige au-dessus des pro­duc­teurs, et ainsi se cons­truit un appa­reil d’oppres­sion qui sera encore plus dif­fi­cile à com­bat­tre que le capi­ta­lisme. L’anti­dote à ces rela­tions domi­nants-dominés ce seraient les formes démoc­ra­tiques des orga­ni­sa­tions de dis­tri­bu­tion qui le four­ni­raient. Le 20 mars 1919 parais­sait, en Russie, un décret qui deman­dait à toute la popu­la­tion russe de se regrou­per en coopé­ra­tives de consom­ma­tion : " Toutes les coopé­ra­tives ayant la liberté de mou­ve­ment dans leur cercle d’action, se fon­di­rent en un tout orga­ni­que tandis que les consom­ma­teurs tenaient des assem­blées et des congrès pour dét­er­miner la marche de la rép­ar­tition : ils étaient "maîtres chez eux". Bien que l’État ait été à l’ori­gine de la for­ma­tion de ces coopé­ra­tives et ait poussé à leur fusion, la rép­ar­tition des pro­duits, après la fon­da­tion de l’orga­ni­sa­tion, devait être aban­donnée à la popu­la­tion. " (Russische Korrespondenz n° 2, jan­vier 1920, " Der ein­heit­li­che Konsumverein in Sowjetrussland ", p. 6-8. Cité par Varga, p. 126) Selon la Russische Korrespondenz, ce tra­vail orga­ni­sa­tion­nel de l’État devait en cinq mois créer un énorme appa­reil de dis­tri­bu­tion. Il est bien cer­tain que, dans ce domaine, la dic­ta­ture du parti com­mu­niste russe a effec­tué un tra­vail de géant et nous a montré com­ment, en peu de temps, les consom­ma­teurs peu­vent mettre sur pied un appa­reil de dis­tri­bu­tion. Mais même si les consom­ma­teurs sont "maîtres chez eux", en quoi cela mène-t-il au com­mu­nisme si le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit ne s’y trouve pas dét­erminé ? Les consom­ma­teurs se rép­art­issent peut-être eux-mêmes les pro­duits, mais ils le font dans un cadre dét­erminé par la poli­ti­que des prix.
[* Voir aussi : Eugen Varga, Die Wirtschaftspolitischen Probleme der pro­le­ta­ri­schen Diktatur, Vienne, 1920 ; et Die Wirtschaftsorganisation der unga­ri­schen Räterepublik, Reichenberg, 1921.]

Chapitre 6 LE TRAVAIL SOCIAL GÉNÉRAL

Les entre­pri­ses de tra­vail social général (entre­pri­ses T.S.G.)
Jusqu’ici, nous n’avons pris en considé­ration que des entre­pri­ses four­nis­sant un pro­duit pal­pa­ble et mesu­ra­ble. Nous avons cepen­dant déjà fait remar­quer que, dans diver­ses entre­pri­ses, on ne fabri­que pas de pro­duit à pro­pre­ment parler et que ces entre­pri­ses n’en sont pas moins indis­pen­sa­bles à la vie sociale. Nous avons cité, par exem­ple, les conseils éco­no­miques et poli­ti­ques, ensei­gne­ment, les soins médicaux, etc., en général des orga­ni­sa­tions "cultu­rel­les et socia­les". Elles ne fabri­quent pas de pro­duit pro­pre­ment dit. Leurs ser­vi­ces s’intègrent imméd­ia­tement dans la société, la dis­tri­bu­tion s’effec­tuant ainsi direc­te­ment au cours de la pro­duc­tion. Une autre caractér­is­tique de ces entre­pri­ses est le fait, qu’en société com­mu­niste, leurs ser­vi­ces sont "gra­tuits" – ils sont à la dis­po­si­tion de chacun, dans la mesure de ses besoins. La dis­tri­bu­tion s’effec­tue sans mesure éco­no­mique ; nous appel­le­rons ce type d’entre­prise, des ENTREPRISES DE TRAVAIL SOCIAL GENERAL (entre­pri­ses T.S.G.) ou ENTREPRISES PUBLIQUES – afin de les dis­tin­guer des entre­pri­ses qui ne tra­vaillent pas gra­tui­te­ment, et que nous appel­le­rons ici ENTREPRISES PRODUCTIVES. Il est évident, que cette différ­ence de type com­pli­que le calcul des comp­tes de la société com­mu­niste. Si toutes les entre­pri­ses four­nis­saient un pro­duit pal­pa­ble, il n’y aurait plus que peu de choses ajou­ter à ce que nous avons déjà dit sur la pro­duc­tion com­mu­niste. Il suf­fi­rait de s’arran­ger pour rép­artir exac­te­ment F, C et T entre les diver­ses entre­pri­ses, et la pro­duc­tion pour­rait, sans pro­blèmes, pour­sui­vre son cours, chaque entre­prise rémunérant elle-même ses ouvriers en fonc­tion du "ren­de­ment net de leur force de tra­vail". Le temps de tra­vail de chacun serait alors la mesure directe de la part de pro­duit social des­tinée à la consom­ma­tion per­son­nelle. Mais les choses ne sont pas si sim­ples. Bien que les entre­pri­ses publi­ques usent de moyens de pro­duc­tion et matières pre­mières et consom­ment des denrées ali­men­tai­res pour assu­rer la sub­sis­tance de leurs tra­vailleurs, elles n’ajou­tent aucun nou­veau pro­duit la masse exis­tante des pro­duits. Tout ce qui est usé et consommé par les entre­pri­ses publi­ques doit, par conséquent, être prélevé sur la masse des pro­duits des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves. Mais cela signi­fie que les tra­vailleurs ne seront pas rémunérés dans leurs entre­pri­ses en fonc­tion du "ren­de­ment net" de leur tra­vail, car le temps de tra­vail n’est pas la mesure directe de la part de pro­duit social des­tinée à la consom­ma­tion indi­vi­duelle ; les tra­vailleurs des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves devront céder une partie de leurs pro­duits aux entre­pri­ses publi­ques. À pre­mière vue, il semble qu’il y ait par-là rup­ture du rap­port du pro­duc­teur au pro­duit social. Et de fait, c’est bien ici qu’est la dif­fi­culté sur laquelle tous les éco­nom­istes se cas­sent la tête. Ce qui doit nous impor­ter, c’est bien entendu de trou­ver com­ment sur­mon­ter cette dif­fi­culté. Pour tous les éco­nom­istes com­mu­nis­tes cette ques­tion est un point noir. C’est cette dif­fi­culté qui expli­que, entre autres, le projet de Neurath, pour lequel un pro­duc­teur-dis­tri­bu­teur cen­tral, une cen­trale alloue, on nombre et en qua­lité, la part de pro­duit social dont doit jouir chacun, selon son "niveau de vie". D’autres dével­oppent ce point de vue de façon moins conséqu­ente et veu­lent rés­oudre le pro­blème à l’aide des impôts indi­rects (la Russie) – mais chez tous cepen­dant, ce qui est accordé aux pro­duc­teurs pour leur consom­ma­tion indi­vi­duelle reste d’une impré­cision extrême. Pourtant il est un point sur lequel tous s’accor­dent la réso­lution du pro­blème rend néc­ess­aire une direc­tion et une ges­tion cen­trale de l’éco­nomie, un rap­port exact entre le pro­duc­teur et son pro­duit n’entrant abso­lu­ment pas en ligne de compte. Ce sont d’ailleurs les mêmes rai­sons qui expli­quent pour­quoi le "com­mu­nisme liber­taire" à la Sébastien Faure a recours, lui aussi, à une éco­nomie dirigée "par en haut". Il nous faut donc considérer tout par­ti­cu­liè­rement ce point puis­que c’est là que se trou­vent les raci­nes essen­tiel­les du com­mu­nisme d’État. Effectivement, la solu­tion ne devint pos­si­ble qu’après la pér­iode révo­luti­onn­aire de 1917 à 1923, où les théories de Marx ainsi que celles de Bakounine – ce n’est non pas l’État, mais bien l’union des asso­cia­tions libres de la société socia­liste qui édifie le com­mu­nisme – avaient trouvé leur forme concrète : le système des conseils.
La poli­ti­que des prix de Leichter
Le pre­mier éco­nom­iste qui appro­che la solu­tion de ce pro­blème est Otto Leichter ; il fut en effet le pre­mier à envi­sa­ger l’éco­nomie com­mu­niste sous l’angle précis du "calcul du prix de revient". S’il n’est pas arrivé à trou­ver de solu­tion satis­fai­sante, c’est qu’il est inca­pa­ble, lui aussi, d’appli­quer à la pro­duc­tion et à la dis­tri­bu­tion la caté­gorie du temps social moyen de tra­vail. Pour Leichter toute l’éco­nomie est un cartel gigan­tes­que, le "cartel général" de Hilferding. La ques­tion dès lors est de savoir com­ment il va cou­vrir les frais des entre­pri­ses de T.S.G. Il ne veut pas recou­rir aux impôts et cher­che, de ce fait, d’autres moyens, qu’il trouve d’ailleurs, mais en aban­don­nant la caté­gorie du temps social moyen de tra­vail. Alors que Kautsky, inca­pa­ble de rés­oudre la contra­dic­tion entre le temps moyen de tra­vail usé dans les entre­pri­ses (valeur moyenne) et le temps moyen de tra­vail social, s’empêtrait dans les pires dif­fi­cultés, Leichter, pas plus que lui, ne réuss­issait à sur­mon­ter celles-ci. Cependant il ne se déto­urne pas pour autant du calcul du temps de tra­vail. Il ne cal­cule pas la moyenne sociale de toute la "guilde" mais fixe le "prix" du pro­duit par rap­port à la moyenne de l’entre­prise fonc­tion­nant le moins bien, c’est-à-dire la plus onér­euse. Les autres entre­pri­ses tra­vaillent de ce fait avec un béné­fice, qui revient à la caisse géné­rale de la société. À propos de ces entre­pri­ses rap­por­tant un béné­fice, il écrit : " Celles-ci se retrou­ve­ront alors avec un compte différ­entiel ou, en termes capi­ta­lis­tes, avec un sur­plus de profit, qui bien sûr ne sau­rait reve­nir à ces entre­pri­ses seules, mais qui devra être mis ailleurs à contri­bu­tion. " (p. 31) Bien que Leichter considère le calcul du temps de tra­vail socia­le­ment néc­ess­aire, tout au long du procès de pro­duc­tion, comme la mét­hode de calcul la plus appro­priée, il ne s’appli­que pas, comme nous l’avons déjà dit. Il ignore le temps social moyen de tra­vail. Nous ver­rons qu’il essaiera ultéri­eu­rement de com­pen­ser une telle inconséqu­ence, sans réussir cepen­dant à la sur­mon­ter. Il s’avère vite que cette " source de reve­nus" n’est pas suf­fi­sante. En allant plus loin dans l’ana­lyse du pro­blème, Leichter essaye de cerner celui-ci exac­te­ment. Aussi envi­sage-t-il, en pre­mier lieu, d’addi­tion­ner toutes les dép­enses publi­ques, puis de dét­er­miner le nombre d’heures de tra­vail four­nies par l’ensem­ble de tous les tra­vailleurs durant l’année. (Il est évident qu’il faut, à cet effet, une comp­ta­bi­lité sociale géné­rale.) Il obtient ainsi deux chif­fres, qui, mis en rap­port l’un avec l’autre, don­nent un nombre pro­por­tion­nel. Étant donné que tous ses cal­culs sont basés sur le temps de tra­vail, il a ainsi obtenu un nombre qui indi­que la quan­tité d’heures de tra­vail par per­sonne qu’il faut four­nir aux entre­pri­ses publi­ques. Il a donc trouvé, de cette manière, de quelle quan­tité de force de tra­vail dépensée dans les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves il faut majo­rer le prix des divers pro­duits, afin de cou­vrir les frais sociaux généraux. " Chaque lieu de pro­duc­tion devra donc comp­ter avec un cer­tain fonds de pro­duc­tion, reve­nant à la régie géné­rale de toutes les fabri­ques du même type ; ce fonds sera fixé annuel­le­ment, lors de l’établ­is­sement du bilan d’ensem­ble de la pro­duc­tion ou – en lan­gage capi­ta­liste – du plan éco­no­mique. La somme totale de ce qui revient ainsi aux régies, qui repose de ce fait sur la tota­lité de la pro­duc­tion, sera mise en rap­port avec une mesure, de pré­fér­ence, sans doute, avec la somme totale des heures de tra­vail four­nies au cours de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition ; lors du calcul du prix de revient des pro­duits, on ajou­tera à celui-ci le chif­fre pro­por­tion­nel ainsi obtenu, de sorte que, dans le prix de revient de la mar­chan­dise, se trou­vent inclus éga­lement les frais généraux de la société. Vouloir aug­men­ter des mêmes faux frais généraux le prix de tous les pro­duits, des plus pri­mi­tifs et des plus luxueux, des plus sim­ples et des plus com­pli­qués, des plus indis­pen­sa­bles et des plus super­flus, serait assurément une injus­tice et aurait pres­que l’effet d’une contri­bu­tion indi­recte. Une destâches les plus impor­tan­tes du par­le­ment éco­no­mique ou de la direc­tion éco­no­mique suprême sera de fixer, pour chaque bran­che de l’indus­trie, ou pour chaque pro­duit, les fonds reve­nant à la régie géné­rale, mais tou­jours de telle sorte que les faux frais généraux revien­nent à la société. Ainsi aura-t-on éga­lement la pos­si­bi­lité d’influen­cer la poli­ti­que des prix d’un point de vue cen­tral... " (p. 65-66).
Cette concep­tion de Leichter est très curieuse. Pour éch­apper au repro­che de la levée d’impôts indi­rects, il ne veut pas lais­ser tous les mem­bres de la société porter éga­lement les frais de l’ensei­gne­ment, des soins médicaux, de la dis­tri­bu­tion, etc. Manifestement, il faut que les reve­nus élevés soient sujets à une pres­sion plus grande que ceux des tra­vailleurs com­blés par les phy­sio­lo­gues de la nutri­tion. Cependant il nous faut avouer que pour nous une telle mesure prend, jus­te­ment de ce fait, caractère d’impôt indi­rect. N’avons nous pas ici affaire aux frais occa­sionnés par les établ­is­sements sociaux généraux ? Pourquoi les "riches" sont-ils mis, ici, plus à contri­bu­tion que ceux qui n’ont droit qu’à la nutri­tion scien­ti­fi­que et phy­sio­lo­gi­que ? La cons­cience embar­rassée de Leichter aurait-elle des remords et essaye­rait-elle d’adou­cir sa rép­ar­tition anta­go­niste du pro­duit social ?
Si cepen­dant nous lais­sons de côté, tout ce qui, dans ses ana­ly­ses, est super­flu, et si, concrè­tement, nous nous deman­dons com­ment Leichter obtient les frais sociaux généraux, nous voyons que c’est, d’une part, grâce au béné­fice des entre­pri­ses, d’autre part, grâce aux impôts indi­rects. S’il a l’air de vou­loir fixer cer­tai­nes normes au prix des pro­duits, dans la pra­ti­que, il pré­lève sur chaque bran­che de l’indus­trie et sur chaque pro­duit un cer­tain mon­tant. Quels sont ces pro­duits ? C’est là une chose qui sera dét­erminée par les rap­ports de force de la société de classe de Leichter par les forces que les tra­vailleurs pour­ront dével­opper face à "leur direc­tion suprême". Nous cons­ta­tons pour cela, que Leichter est inca­pa­ble de rés­oudre le pro­blème. Confronté à la pra­ti­que, son " rap­port exact " tourne à la simple déc­on­fi­ture.
La rép­ar­tition du pro­duit
Il n’aurait cepen­dant pas été néc­ess­aire à Leichter, même en appli­quant sa rép­ar­tition anta­go­niste du pro­duit, de recou­rir aux impôts indi­rects et à la poli­ti­que des prix. Le pro­blème a été pour l’essen­tiel cor­rec­te­ment posé. Les frais généraux de la société ne peu­vent incom­ber qu’à la force de tra­vail direc­te­ment dépensée. C’est là un fait qui appa­raît imméd­ia­tement, dès lors que l’on considère, d’un point de vue d’ensem­ble, le pro­ces­sus éco­no­mique dans toute sa sim­pli­cité. Grâce à sa pro­duc­tion, la société crée des pro­duits sous des formes mul­ti­ples. Dans ces pro­duits est exprimée le nombre d’heures socia­les moyen­nes de tra­vail qu’elle a absorbé lors de la fabri­ca­tion. Cette masse de pro­duits permet tout d’abord aux entre­pri­ses pro­duc­ti­ves de renou­ve­ler leurs moyens de pro­duc­tion et leurs matières pre­mières. Puis les entre­pri­ses de TSG font la même chose ; le reste des pro­duits étant consommé par tous les tra­vailleurs. Tout le pro­duit social est ainsi absorbé par la société. Ce sont donc tout d’abord les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves qui pré­lèvent sur la masse des pro­duits leur usure en f et c. Et cela signi­fie sim­ple­ment que toutes les entre­pri­ses ont, cha­cune pour soi, cal­culé leur usure en F et en C, qu’ils ont fait entrer celle-ci dans le prix de revient de leur pro­duit, et qu’ils renou­vel­lent main­te­nant tous les matériaux, selon une mesure dét­erminée par ce calcul. Reprenons une nou­velle fois le schéma de la pro­duc­tion, étendu à la tota­lité des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves :
F + C + T = masse des pro­duits.
100 mil­lions + 600 mil­lions + 600 mil­lions 1300 mil­lions d’heures de tra­vail
100 mil­lions + 600 mil­lions + 600 mil­lions = 1.300 mil­lions d’heures de tra­vail.
Toutes les entre­pri­ses réunies use­raient donc, ici, 700 mil­lions d’heures de tra­vail (pour F et C). Celles-ci sont prélevées sur le pro­duit social total, de sorte qu’il res­tera encore une masse de pro­duits représ­entant 600 mil­lions d’heures de tra­vail. Les entre­pri­ses publi­ques pré­lèvent, à présent, sur cette masse de pro­duits leurs moyens de pro­duc­tion et leurs matières pre­mières, le reste étant à la dis­po­si­tion de la consom­ma­tion indi­vi­duelle.
Afin de pou­voir saisir concrè­tement cette rép­ar­tition, il est néc­ess­aire de connaître la consom­ma­tion totale des entre­pri­ses publi­ques. Appelons les moyens de pro­duc­tion néc­ess­aires à ces entre­pri­ses publi­ques Fp ; les matières pre­mières Cp, et la force de tra­vail Tp (la lettre "p" en indice signi­fie "public"), et nous pour­rons établir le budget total des entre­pri­ses publi­ques, par exem­ple comme suit :
(Fp + Cp) + Tp = ser­vi­ces publics.
8 mil­lions + 50 mil­lions + 50 mil­lions = 108 mil­lions d’heures de tra­vail.
De là, il nous est pos­si­ble de faire un nou­veau pas en avant. On pré­lève donc tout d’abord 58 mil­lions d’heures de tra­vail sur le pro­duit ayant coûté 600 mil­lions d’heures de tra­vail aux entre­pri­ses pro­duc­ti­ves, afin d’assu­rer la repro­duc­tion (Fp + Cp) des entre­pri­ses de T.S.G. Il ne nous reste ainsi plus que 542 mil­lions d’heures de tra­vail pour la consom­ma­tion de tous les tra­vailleurs. La ques­tion est à présent de savoir ce que cela représ­ente pour chaque tra­vailleur. Pour rép­ondre à cette ques­tion, il nous faut dét­er­miner, quelle part du pro­duit de la force de tra­vail des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves est absorbée par les entre­pri­ses publi­ques. Et tous auront résolu le pro­blème. Dans les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves, les tra­vailleurs ont tra­vaillé 600 mil­lions d’heures de tra­vail et dans les entre­pri­ses de T.S.G., 50 mil­lions. Cela représ­ente, pour tous les tra­vailleurs réunis, une somme de 650 mil­lions. Il n’y a cepen­dant que 542 mil­lions d’heures de tra­vail à la dis­po­si­tion de la consom­ma­tion indi­vi­duelle. Du pro­duit total de la force de tra­vail, il n’y a qu’une partie équi­val­ente à 542/650 = 0,83 à la dis­po­si­tion de la consom­ma­tion indi­vi­duelle. L’entre­prise ne peut donc pas payer le pro­duit intégral de la force de tra­vail, mais seu­le­ment 83 %.
Le chif­fre ainsi obtenu, qui indi­que quelle est la part de force de tra­vail qu’il reste à rép­artir, en guise de salaire, dans les entre­pri­ses, nous l’appel­le­rons le FACTEUR DE PAIEMENT ("fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle" ou F.C.I.). Dans notre exem­ple il se monte à 0,83, ce qui signi­fie qu’un tra­vailleur qui a tra­vaillé 40 heures, ne tou­chera qu’un salaire équi­valent à 0,83 x 40 = 33,2 heures de tra­vail, sous forme de bons lui per­met­tant d’acquérir les pro­duits sociaux de son choix.
Pour donner une forme géné­rale à ce qui vient d’être dit, essayons d’établir une for­mule pour le fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle. Il s’agit de dét­er­miner T. On retran­che (Fp + Cp) ; il reste donc à sa dis­po­si­tion :
[T – (Fp + Cp)]/(T + Tp)
Pour plus de clarté, met­tons à la place des let­tres les chif­fres de notre exem­ple et nous obte­nons :
F.C.I. = (600 M – 58 M)/(600 M + 50 M) = 542/650 = 0,83
Ce calcul est pos­si­ble, parce que toutes les entre­pri­ses tien­nent un compte exact de leur usure en f, c et t. La comp­ta­bi­lité sociale géné­rale qui enre­gis­tre, grâce à un simple vire­ment, le flux des pro­duits dis­pose de manière simple de toutes les données néc­ess­aires à l’établ­is­sement du fac­teur de paye­ment. Ce sont T, Fp, Cp et Tp, et ils rés­ultent d’une simple addi­tion effec­tuée dans le "compte de vire­ment" de l’entre­prise.
Grâce à un tel procès de pro­duc­tion et de rép­ar­tition, il n’y a per­sonne pour la part de pro­duit social qui revient à chaque consom­ma­teur indi­vi­duel. On n’a pas affaire ici, à une rép­ar­tition qui déc­oule de la pro­duc­tion matéri­elle elle-même. Le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit réside dans les choses elles-mêmes, et c’est jus­te­ment à cause de cela qu’il n’incombe à per­sonne d’allouer quoi que ce soit. C’est d’ailleurs là aussi ce qui expli­que qu’une telle éco­nomie peut se passer tota­le­ment d’un appa­reil d’état. Toute la pro­duc­tion et toute la dis­tri­bu­tion se situent sur un ter­rain réel, parce que les pro­duc­teurs et les consom­ma­teurs peu­vent, précisément grâce à l’exis­tence de ce rap­port, diri­ger et gérer eux-mêmes tout le procès éco­no­mique.
Au cours de diver­ses confér­ences que nous avons tenues sur ce sujet, quel­ques audi­teurs exprimèrent leur crainte de voir la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale s’ins­tau­rer en un nouvel organe d’exploi­ta­tion, parce que c’est à elle qu’incombe la fixa­tion du F.C.I. Elle pour­rait, par exem­ple, cal­cu­ler ce fac­teur trop fai­ble­ment.
Mais le fait est qu’il n’existe aucune base pour asseoir une quel­conque exploi­ta­tion. L’éco­nomie com­mu­niste ne connaît que des orga­ni­sa­tions d’entre­prise. Quelles que soient les fonc­tions de celle-ci, toutes se meu­vent à l’intérieur des limi­tes que leur impose le budget. La comp­ta­bi­lité sociale géné­rale n’est elle-même qu’une orga­ni­sa­tion d’entre­prise (de tra­vail social général) et elle aussi ne peut se mou­voir qu’à l’intérieur des limi­tes dét­erminées par la pro­duc­tion. Elle n’a aucun pou­voir sur l’appa­reil éco­no­mique, parce que la base du procès de pro­duc­tion et dis­tri­bu­tion est une base matéri­elle à partir de laquelle toute la société peut contrôler entiè­rement l’ensem­ble de l’éco­nomie. Il est cer­tain, à l’inverse, que toute l’éco­nomie dont la base n’est pas le rap­port exact du pro­duc­teur à son pro­duit, dans laquelle ce rap­port est dét­erminé par des per­son­nes, se trans­for­mera fata­le­ment en appa­reil d’oppres­sion – même si l’on y abolit la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion.
La socia­li­sa­tion de la rép­ar­tition
Nos considé­rations sur le fac­teur de paie­ment nous obli­gent à abor­der encore un autre pro­blème, direc­te­ment lié à celui-ci : il s’agit du procès de dével­op­pement de la société en direc­tion du com­mu­nisme intégral. Une caractér­is­tique essen­tielle des entre­pri­ses de T.S.G. est le fait qu’elles per­met­tent à chacun de "pren­dre selon ses besoins". L’heure de tra­vail n’est donc plus ici la mesure de la rép­ar­tition. Le dével­op­pement de la société com­mu­niste entraî­nera un accrois­se­ment de ce type d’entre­prise, si bien que l’ali­men­ta­tion, les trans­ports, l’habi­tat, et en bref la satis­fac­tion des besoins généraux devien­dront eux aussi "gra­tuite ". Cette évo­lution est un qui, en ce qui concerne le côté tech­ni­que de l’opé­ration, peut s’effec­tuer rapi­de­ment. Le tra­vail indi­vi­duel sera d’autant moins la mesure de consom­ma­tion indi­vi­duel­les que la société évol­uera dans une telle direc­tion, qu’il y aura de plus en plus de pro­duits dis­tri­bués selon ce prin­cipe. Bien que le temps de tra­vail indi­vi­duel soit la mesure de la rép­ar­tition indi­vi­duelle, le dével­op­pement de la société entraî­nera la sup­pres­sion pro­gres­sive de cette mesure. À ce propos, rap­pe­lons ce que Marx disait de la rép­ar­tition : le mode de rép­ar­tition variera sui­vant l’orga­nisme pro­duc­teur de la société et le dével­op­pement his­to­ri­que des pro­duc­teurs. Ce n’est que pour faire un parallèle avec la pro­duc­tion mar­chande que nous sup­po­sons que la part de chaque pro­duc­teur est dét­erminée de façon claire et nette. Tandis que la rép­ar­tition ne cesse d’être socia­liste de plus en plus lar­ge­ment, le temps de tra­vail conti­nue, quant à lui, à ôter tout sim­ple­ment la mesure de la part de pro­duit qu’il reste à rép­artir indi­vi­duel­le­ment.
Le procès de "socia­li­sa­tion" de la rép­ar­tition ne s’effec­tue pas auto­ma­ti­que­ment ; il dépend de l’ini­tia­tive des tra­vailleurs. Mais c’est que celle-ci aura alors aussi tout l’espace qu’il lui faut. Si la pro­duc­tion a atteint un niveau d’orga­ni­sa­tion tel que celui-ci permet à une cer­taine bran­che pro­duc­tive, fabri­quant un pro­duit manu­fac­turé des­tiné à la. satis­fac­tion des besoins indi­vi­duels, de me sa pro­duc­tion sans accroc, rien ne s’oppose à ce que l’on classe cette entre­prise dans la caté­gorie des entre­pri­ses publi­ques (T.S.G.).
Tous les comp­tes de ces entre­pri­ses res­tent de toute façon iden­ti­ques. Les tra­vailleurs n’ont nul­le­ment besoin, ici, d’atten­dre le bon vou­loir des fonc­tion­nai­res d’État, d’atten­dre jusqu’à ce que ces mes­sieurs contrôlent suf­fi­sam­ment la bran­che pro­duc­tive en ques­tion. Chaque entre­prise ou chaque com­plexe d’entre­pri­ses étant, en ce qui concerne leur comp­ta­bi­lité, une unité fermée, la "socia­li­sa­tion" peut être effec­tuée par les pro­duc­teurs eux-mêmes. Grâce à la ges­tion auto­nome des entre­pri­ses, la pro­duc­tion est d’une très grande mobi­lité, ce qui accé­lère le dével­op­pement sans entra­ves du procès éco­no­mique. C’est ainsi qu’il sera par exem­ple éga­lement tout à fait natu­rel que la "socia­li­sa­tion" suive un rythme différent melon les endroits, parcs que dans telle entre­prise se fera sentir un plus grand besoin d’ins­tal­la­tions cultu­rel­les que dans telle autre. C’est d’ailleurs grâce à la mobi­lité de la pro­duc­tion qu’une telle différ­ence dans le dével­op­pement est pos­si­ble. Si les tra­vailleurs d’un dis­trict de pro­duc­tion désirent, par exem­ple, ouvrir encore quel­ques salles de lec­ture publi­ques, cela. leur est pos­si­ble sans plus de pro­blèmes. Aux entre­pri­ses de T.S.G. s’ajou­te­ront alors de nou­vel­les ins­ti­tu­tions, d’une impor­tance plus locale, de sorte que les frais qu’elles occa­sion­ne­ront devront être portés par le dis­trict de pro­duc­tion concerné. On modi­fiera le F.C.I. pour ce dis­trict, sans qu’il y ait pour autant rup­ture de rap­port du pro­duc­teur à son pro­duit. Les pro­duc­teurs peu­vent ainsi cons­truire eux-mêmes la vie dans ses mille et une nuan­ces.
Le procès de dével­op­pement de la libre satis­fac­tion des besoins se meut dans des limi­tes fixes ; il est une action cons­ciente de la société, le rythme du dével­op­pement étant dét­erminé, pour l’essen­tiel, par le niveau d’évo­lution des consom­ma­teurs. La rapi­dité avec laquelle pourra être "socia­lisée" la rép­ar­tition dépend de la rapi­dité avec laquelle ceux-ci appren­dront à gérer avec éco­nomie le pro­duit social, c’est-à-dire à ne pas dép­enser inu­ti­le­ment. Il importe peu, pour les comp­tes effec­tués au niveau de la pro­duc­tion global, qu’il y ait beau­coup ou peu d’entre­pri­ses de T.S.G. La trans­for­ma­tion en entre­prise de T.S.G. d’une entre­prise qui met­tait aupa­ra­vant son pro­duit à la dis­po­si­tion de la consom­ma­tion indi­vi­duelle moyen­nant un salaire, entraîne d’une part un accrois­se­ment du budget total des entre­pri­ses de T.S.G., d’autre part une dimi­nu­tion de la somme des biens de consom­ma­tion tou­chés à l’aide d’un salaire. Le fac­teur de paie­ment dimi­nue donc de plus en plus, au fur et à mesure que la société com­mu­niste se dével­oppe. Sans doute, ne pour­rait-il jamais dis­pa­raître com­plè­tement, parce que seules peu­vent se trans­for­mer en entre­pri­ses de T.S.G. les entre­pri­ses qui assu­rent la satis­fac­tion des besoins généraux. Les divers besoins nais­sant des par­ti­cu­la­rités pro­pres à chaque indi­vidu ne pour­ront sans doute guère être inclus dans la rép­ar­tition sociale. Mais l’impor­tant n’est pas là ; ce qui importe c’est que la voie vers la socia­li­sa­tion soit tracée avec net­teté.
Pour les marxis­tes offi­ciels, les considé­rations qui pré­cèdent relèvent de l’"utopie pure" et n’ont rien à voir avec Marx. Dans notre conclu­sion, nous ana­ly­se­rons de plus près ce pro­blème de l"utopie". Quant aux concep­tions de Marx, nous pou­vons dire qu’elles concor­dent en tous points avec les nôtres. Voici ce qu’il écrit au sujet de la " phase supéri­eure " du com­mu­nisme, que nous appe­lons " dis­tri­bu­tion socia­lisée " :
" Dans une phase supéri­eure de la société com­mu­niste, quand auront dis­pa­rues l’asser­vis­sante subor­di­na­tion des indi­vi­dus à la divi­sion du tra­vail et, par suite, l’oppo­si­tion entre le tra­vail intel­lec­tuel et le tra­vail phy­si­que ; quand le tra­vail sera devenu non seu­le­ment le moyen de vivre, mais encore le pre­mier besoin de la vie ; quand avec l’épanou­is­sement uni­ver­sel des indi­vi­dus, les forces pro­duc­ti­ves se seront accrues et que toutes les sour­ces de la richesse coopé­ra­tive jailli­ront avec abon­dance – alors seu­le­ment on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit hori­zon du droit bour­geois, et la société pourra écrire sur ses ban­nières : "De chacun selon ses capa­cités, à chacun selon, ses besoins. " (Gloses mar­gi­na­les, p. 142). Cependant, Marx pense éga­lement que cela est d’abord le rés­ultat d’un pro­ces­sus de dével­op­pement : " La société que nous avons ici à l’esprit, ce n’est pas celle qui s’est développée sur ses bases pro­pres, mais au contraire, celle qui vient de sortir de la société capi­ta­liste ; c’est donc une société qui à tous égards, éco­no­mique, moral, intel­lec­tuel, porte encore les stig­ma­tes de l’ancien ordre où elle a été engen­drée. Le pro­duc­teur indi­vi­duel reçoit donc – toutes sous­trac­tions opérées – exac­te­ment ce qu’il lui a donné. Ce qu’il lui a donné c’est son quan­tum indi­vi­duel de tra­vail. Par exem­ple, la journée sociale du tra­vail se com­pose de la somme des heures de tra­vail indi­vi­duel ; le temps de tra­vail indi­vi­duel de chaque pro­duc­teur est la por­tion de la. journée de tra­vail qu’il a four­nie, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon cer­ti­fiant qu’il a fourni telle somme de tra­vail (après déd­uction du tra­vail effec­tué pour les fonds col­lec­tifs) et, avec ce bon, il retire des rés­erves socia­les exac­te­ment autant d’objets de consom­ma­tion que lui a coûté son tra­vail. Le même quan­tum de tra­vail qu’il a donné à la société sous une forme il la reçoit en retour sous une autre. "
(Gloses mar­gi­na­les, p. 1418-1419).
Les entre­pri­ses mixtes
Nos considé­rations rela­ti­ves au fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle par­tent du fait que les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves de repro­dui­sent d’abord elles-mêmes, com­plè­tement ; la force de tra­vail de ces entre­pri­ses a ensuite la charge de l’usure en moyens de pro­duc­tion des entre­pri­ses publi­ques. C’est ainsi qu’il reste T – (Fp + Cp) heures de tra­vail à la dis­po­si­tion de la consom­ma­tion indi­vi­duelle. Mais avec le dével­op­pement plus poussé du com­mu­nisme, l’établ­is­sement de ces comp­tes se trans­for­mera, car il y aura alors beau­coup d’entre­pri­ses qui tra­vaille­ront simul­tanément pour la consom­ma­tion indi­vi­duelle, et pour la pour­suite de la pro­duc­tion – telles, par exem­ple, les cen­tra­les élect­riques. L’écl­ai­rage et le chauf­fage des mai­sons d’habi­ta­tion satis­font les besoins indi­vi­duels, mais le pro­duit de ces cen­tra­les est aussi absorbé par les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves en tant qu’écl­ai­rage et en tant qu’énergie, en tant que matière pre­mière. Lorsque la société est assez mûre du point de vue pro­duc­tif et social pour que l’on puisse passer à la livrai­son indi­vi­duelle et gra­tuite d’élect­ricité, appa­raît un nou­veau type d’entre­pri­ses, qui relève autant de l’entre­prise pro­duc­tive que de l’entre­prise publi­que. Ce sont ces entre­pri­ses que nous appe­lons entre­pri­ses mixtes. Au fur et à mesure de la pro­gres­sion de la "socia­li­sa­tion", ce type gagnera de plus en plus on ampleur. Il est évident que la comp­ta­bi­lité de l’entre­prise ainsi que le F.C.I. s’en res­sen­ti­ront. La comp­ta­bi­lité exige que l’entre­prise mixte soit classée dans l’un des types d’entre­pri­ses prin­ci­paux – soit pro­duc­tif soit public. Peu importe d’ailleurs lequel. Pour l’établ­is­sement des comp­tes on peut soit clas­ser toutes les entre­pri­ses mixtes dans la caté­gorie des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves, soit dans celle des entre­pri­ses publi­ques. On peut cepen­dant ainsi ranger telle entre­prise dans la caté­gorie pro­duc­tive, l’autre dans la caté­gorie publi­que, selon la situa­tion. La comp­ta­bi­lité ne gène donc nul­le­ment la mobi­lité de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition. Considérons tout d’abord le cas d’une entre­prise mixte que l’on aurait classée dans la caté­gorie des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves, et les conséqu­ences qui s’ensui­vent pour le F.C.I.
Auparavant, lors­que notre cen­trale élect­rique était encore une entre­prise entiè­rement pro­duc­tive, on por­tait au crédit du compte de vire­ment tous les kilo­watts qui avaient été four­nis à la consom­ma­tion indi­vi­duelle ou aux autres entre­pri­ses, et la cen­trale pou­vait, en fonc­tion de ses comp­tes, se repro­duire. Mais le pas­sage à la "livrai­son indi­vi­duelle gra­tuite engen­dre un déficit dans le compte de vire­ment, dont le mon­tant est précisément celui de la consom­ma­tion indi­vi­duelle. Les heures de tra­vail néc­ess­aires à la pro­duc­tion de cou­rant alter­na­tif ou continu pour la consom­ma­tion indi­vi­duelle doi­vent de ce fait être res­ti­tuées à la cen­trale élect­rique à partir du F.C.I. Ce déficit est à la charge du budget de T.S.G. et fait bais­ser le F.C.I. Si, dès lors, on addi­tionne tous les déficits des entre­pri­ses mixtes, on obtient le déficit général, que la dimi­nu­tion du F.C.I. devra com­pen­ser. Si nous appe­lons ce déficit général D, alors :
F.C.I. = [T – (Fp + Cp) – D)]/T + Tp
Considérons à présent cette cen­trale élect­rique en tant qu’entre­prise publi­que. La pro­duc­tion des entre­pri­ses de T.S.G. est une pro­duc­tion sans "revenu" ; aussi leur pro­duc­tion est-elle entiè­rement aux frais de la force de tra­vail des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves. L’entre­prise mixte tra­vaille cepen­dant, grâce à la livrai­son de moyens de pro­duc­tion ou de matières pre­mières à d’autres entre­pri­ses, avec un crédit dans son compte de vire­ment – ce qui veut dire qu’elle peut se repro­duire elle-même on partie. Son usure totale en (fp + cp) + tp n’est pas à la charge de la force de tra­vail des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves, parce qu’elle peut sub­ve­nir en partie à la repro­duc­tion de ses moyens de pro­duc­tion et de ses matières pre­mières. Si nous désignons par C (crédit) la part de pro­duc­tion qui permet à ces entre­pri­ses de se repro­duire elles-mêmes, alors la charge de la force de tra­vail des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves sera seu­le­ment de (fp + cp) + tp – c. Si toutes les entre­pri­ses mixtes fonc­tion­nent ainsi, le F.C.I. sera :
F.C.I. = [T – (Fp + Cp) – C]/(T + Tp)
C’est le troi­sième et der­nier cas que nous ana­ly­se­rons, qui cor­res­pond en fait à la manière dont on étab­lira réel­lement la comp­ta­bi­lité de ces entre­pri­ses. Telle entre­prise mixte sera rangée, au niveau de ses comp­tes, dan la caté­gorie des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves, telle autre dans celle les entre­pri­ses publi­ques. Les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves mixtes réc­la­meront au budget de TSG un mon­tant de D (déficit) heures de tra­vail, alors que les entre­pri­ses mixtes publi­ques auront livré en retour aux entre­pri­ses pro­duc­ti­ves un mon­tant de C (crédit) heures de tra­vail. À la charge du F.C.I., il reste donc D – C. Le fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle sera alors :
F.C.I. = [T – (Fp + Cp) – (D – C)]/(T + Tp)
[Nous avons choisi la for­mule ci-dessus pour des rai­sons de clarté. Un appro­fon­dis­se­ment plus poussé de ces pro­blèmes exige que C et D soient exprimés en (F + C), ce qui d’ailleurs ne pose aucune dif­fi­culté.]

Chapitre 7 LA RÉPARTITION (DISTRIBUTION) COMMUNISTE

Le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit
Après tout ce qui vient déjà d’être dit, nous pou­vons être brefs en ce qui concerne la pro­duc­tion. Tout tient dans le rap­port exact du pro­duc­teur au pro­duit. Nous avons vu de quelle manière les éco­nom­istes qui se sont occupés du pro­blème de rép­ar­tition des biens dans la société com­mu­niste se refu­sent à lais­ser la pro­duc­tion elle-même dét­er­miner ce rap­port et com­ment, au contraire, ils en font le point de litige cen­tral de la lutte poli­ti­que et éco­no­mique des consom­ma­teurs. En fait, cela signi­fie tout bon­ne­ment que la lutte pour le pou­voir, la lutte pour la maît­rise du rap­port du pro­duc­teur au pro­duit au sein de la société se déchaîne de plus belle, qu’elle pour­suit ses effets néf­astes. Si, au contraire, le pro­duc­teur dét­er­minait direc­te­ment par son tra­vail même son rap­port au pro­duit social, toute poli­ti­que de prix devien­drait tota­le­ment impos­si­ble. Ce n’est qu’à ce moment que nous sommes en prés­ence des condi­tions requi­ses pour le dépér­is­sement de l’État, ce n’est qu’à ce moment que nous pou­vons dire :
" La société qui réor­ga­nise la pro­duc­tion au moyen de l’asso­cia­tion des pro­duc­teurs libres et égaux" ren­voie toute la machi­ne­rie d’État à la place qui sera alors la sienne dans le monde des anti­quités, à côté du rouet et de la hache en bronze. Le gou­ver­ne­ment des per­son­nes fait place à l’admi­nis­tra­tion des choses et à la direc­tion des procès de pro­duc­tion. L’État n’est pas aboli, il s’éteint. "
(Engels, Anti-Dühring p. 320)
Après la fixa­tion du rap­port dét­er­minant entre pro­duc­teur et pro­duit, il ne reste plus qu’à opérer la jonc­tion hori­zon­tale et ver­ti­cale des entre­pri­ses, pour donner une forme aussi ration­nelle que pos­si­ble au procès de pro­duc­tion. Cette jonc­tion est un pro­ces­sus dont l’ini­tia­tive appar­tient aux pro­duc­teurs. À l’heure actuelle aussi, c’est à partir des lieux de pro­duc­tion que s’opèrent les jonc­tions capi­ta­lis­tes dans la pro­duc­tion – mais ce sont les intérêts du profit qui pous­sent les entre­pri­ses à fusion­ner, à former des trusts, des car­tels et autres orga­ni­sa­tions ana­lo­gues. En régime com­mu­niste, où les intérêts du profit n’exis­tent plus, il s’agit de réunir les entre­pri­ses entre elles, de telle sorte qu’un flux régulier de pro­duits cir­cule d’entre­prise à entre­prise, ou vers les coopé­ra­tives. La comp­ta­bi­lité exacte de ce qui entre dans les entre­pri­ses et de ce qui en sort, exprimée en heures de tra­vail, mesure le bon fonc­tion­ne­ment de ce procès de cir­cu­la­tion. Celui-ci veut alors être réglé par les pro­duc­teurs eux-mêmes sans inter­ven­tion éta­tique. La rép­ar­tition de la plus grande partie du pro­duit social, c’est-à-dire les moyens de pro­duc­tion renou­velés qui entrent dans telle ou telle entre­prise, est, sans plus de for­ma­lité, du domaine des pro­duc­teurs eux-mêmes.
Si nous considérons à présent la rép­ar­tition des pro­duite des­tinés à la consom­ma­tion indi­vi­duelle, il nous faut tout d’abord insis­ter sur la dép­end­ance récip­roque de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition. De même qu’une ges­tion cen­trale de l’éco­nomie entraîne une allo­ca­tion "per­son­nelle" des pro­duits, de même l’asso­cia­tion des pro­duc­teurs libres et égaux rend néc­ess­aire l’asso­cia­tion des consom­ma­teurs libres et égaux. Ainsi la rép­ar­tition se fait, elle aussi, de façon col­lec­tive, grâce à une coopé­ration dans tous les domai­nes. Nous avons déjà montré à quel point ce qui s’est passé en Russie a été, à ce niveau, exem­plaire ; com­ment les consom­ma­teurs s’uni­rent, en un temps record, afin de pou­voir rép­artir eux-mêmes leurs pro­duits, c’est-à-dire indép­end­amment de l’État ; que cette auto­no­mie des consom­ma­teurs russes n’est en fait qu’une farce parce que le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit a été dét­erminé tout d’abord dans les sphères supéri­eures du pou­voir. Quoi qu’il en soit, la forme de la dis­tri­bu­tion reste un acquis qu’on ne sau­rait remet­tre en ques­tion.
Nous n’avons pas l’inten­tion de faire, ici, une des­crip­tion de la " jonc­tion des coopé­ra­tives de consom­ma­tion ". Celle-ci variera seu­le­ment en fonc­tion de cir­cons­tan­ces loca­les et de la nature du pro­duit à dis­tri­buer. Ce qu’en revan­che, il nous faut pré­ciser ce sont les prin­ci­pes de base généraux d’une telle jonc­tion tels qu’ils rés­ultent du caractère de comp­ta­bi­lité sociale. Cette néc­essité s’impose parce qu’il nous faut mon­trer que le procès de dis­tri­bu­tion ne remet pas en cause le rap­port exact du pro­duc­teur au pro­duit.
Lorsque nous avons ana­lysé le tra­vail social général, nous avons vu com­ment ce rap­port s’établit, sans être en rien gêné par l’exis­tence de faux frais généraux dans la société, et com­ment ainsi le "pro­duit total de la force de tra­vail" retourne aux tra­vailleurs. Mais ceci revient à dire. que les faux frais doi­vent être inclus dans le budget général du tra­vail social général (T.S.G.). La rép­ar­tition du pro­duit est une fonc­tion sociale géné­rale.
Les faux frais de la rép­ar­tition ne peu­vent donc incom­ber à chaque coopé­ra­tive de consom­ma­tion en par­ti­cu­lier, sinon le rap­port exact du pro­duc­teur au pro­duit serait rompu. L’admi­nis­tra­tion de l’orga­ni­sa­tion de dis­tri­bu­tion serait obligée de mener une "poli­ti­que des prix" afin de cou­vrir ces faux frais et nous nous trou­ve­rions de nou­veau face à une allo­ca­tion "per­son­nelle" des pro­duits. Si nous remar­quons qu’une orga­ni­sa­tion de dis­tri­bu­tion consomme, elle aussi, f et t, nous en concluons qu’elle a le caractère d’une entre­prise de tra­vail social général. Le pro­duit ou le ser­vice qui est le rés­ultat de son acti­vité est précisément la rép­ar­tition des pro­duits. De cette caracté­ri­sation déc­oule direc­te­ment que ces orga­ni­sa­tions sont sou­mi­ses aux mêmes règles que toutes les entre­pri­ses de T.S.G. Elles établ­issent, elles aussi, un budget, esti­ment la somme f + c + t dont elles auront besoin pour la pér­iode de tra­vail à venir, ainsi que la quan­tité à rép­artir. Leur schéma de pro­duc­tion se for­mule comme n’importe quel autre (f + c) + t est un ser­vice public (X heures de pro­duit à rép­artir). L’orga­ni­sa­tion de dis­tri­bu­tion a une entière liberté d’action dans le cadre de ce schéma : elle est maître chez elle, la dis­tri­bu­tion ne remet­tant pas en cause le rap­port exact du pro­duc­teur au pro­duit.
Le marché
Une fois la base et la forme de la dis­tri­bu­tion précisées, il reste à élu­cider un pro­blème impor­tant. Il s’agit de savoir si la quan­tité de chaque pro­duit est dis­po­ni­ble. En d’autres termes, il faut que la pro­duc­tion soit en accord avec les besoins de la popu­la­tion. Il nous faut donc avant tout connaître les besoins afin de pou­voir, d’après eux régler har­mo­nieu­se­ment la pro­duc­tion des entre­pri­ses. Il s’agit là d’un peint d’autant plus sen­si­ble que c’est précisément là que les adver­sai­res du com­mu­nisme font porter leur cri­ti­que. Ils expli­quent sans amba­ges que le com­mu­nisme qui veut rem­pla­cer l’éco­nomie de profit par une éco­nomie des besoins, ne dis­pose d’aucun moyen pour évaluer ces besoins. Le capi­ta­lisme résout auto­ma­ti­que­ment ce pro­blème. Dès qu’un besoin plus impor­tant de cer­tains pro­duits se mani­feste, cela se tra­duit sur le marché par une aug­men­ta­tion de prix. L’élé­vation des pro­fits qui en rés­ulte appâte les entre­pre­neurs de sorte que les capi­taux affluent vers les lieux de pro­duc­tion de ces arti­cles, rép­ondant ainsi rapi­de­ment à la crois­sance des besoins. Une dimi­nu­tion de ceux-ci a un effet opposé sur la pro­duc­tion. C’est ainsi que le mécan­isme de marché réa­lise une mesure des besoins.
On sait assez que ce mécan­isme n’est pas aussi inno­cent qu’il n’en a l’air. C’est jus­te­ment en lui qu’il faut cher­cher l’ori­gine des gran­des crises de pro­duc­tion qui livrent des mil­liers de gens à la famine, ainsi que celle des ambi­tions impér­ial­istes qui condui­sent des mil­lions de gens à s’entr’égorger sur les champs de bataille. Malgré tout, le marché, en régime capi­ta­liste, est (et était autre­fois encore plus) l’appa­reil de mesure des besoins. Le com­mu­nisme rejette le marché et refuse la fixa­tion des prix par l’offre et la demande. Il devra donc arri­ver à ses fins sans recou­rir à ce mécan­isme dont on a tant vanté les bien­faits. Mises, pour­fen­deur patenté du com­mu­nisme, croule sous les lau­riers et les applau­dis­se­ments lorsqu’il prouve à un public de braves bour­geois l’impos­si­bi­lité éco­no­mique du com­mu­nisme. " Là où la libre cir­cu­la­tion du marché n’existe pas, il n’y a pas fixa­tion des prix et, sans fixa­tion des prix, il n’y a pas de "comp­ta­bi­lité éco­no­mique".
" (Mises, L’éco­nomie col­lec­tive, Jena 1922, p. 210)
Pour Block la chose n’est pas plus claire :
" Une fois que l’éch­ange indi­vi­duel a été sup­primé, la pro­duc­tion devient socia­le­ment néc­ess­aire, et il en va de même pour les pro­duits. Mais Marx ne se creuse guère la tête pour expli­ci­ter les mét­hodes d’après les­quel­les la néc­essité sociale va se créer et s’ins­tal­ler. Tant qu’on ne peut mon­trer par quoi il faut rem­pla­cer le mécan­isme du marché, toute comp­ta­bi­lité éco­no­mique appli­quée à une éco­nomie col­lec­ti­viste, c’est-à-dire tout socia­lisme ration­nel, est impen­sa­ble. "
(Block, La théorie marxienne de l’argent, p. 121-122)
Block ne sait que faire. Les solu­tions pré­conisées par Neurath et consorts, il les tient pour non via­bles, ce en quoi nous ne pou­vons lui donner tort. Toutes, en effet, se ramènent à une seule et unique recette, conçue dans la ligne de Hilferding qui veut liqui­der le pro­blème " à l’aide de tous les moyens four­nis par une sta­tis­ti­que orga­nisée de la consom­ma­tion ", ce qui, une fois encore, réint­roduit un droit de dis­po­si­tion cen­tra­lisé sur le pro­duit social.
Avant d’abor­der cette ques­tion, il nous faut exa­mi­ner les différents caractères de la dis­tri­bu­tion capi­ta­liste et com­mu­niste. Dans ce qui pré­cède nous avons admis qu’en régime capi­ta­liste, le marché était un ins­tru­ment de mesure des besoins. Si, cepen­dant, nous allons au fond des choses, il appa­raît que cela n’est vrai que de manière res­treinte. Qu’en est-il en fait ? La force de tra­vail est une mar­chan­dise dont le prix sur le marché est fixe ou fluc­tuant. Ce prix tourne autour du mini­mum vital du tra­vailleur. Avec ce que lui rap­porte la vente de sa force de tra­vail, le salaire, l’ouvrier recons­ti­tue celle-ci, un point c’est tout. Le pro­duit social peut bien croître à l’infini, le tra­vailleur n’en tire que son mini­mum vital. Sans aucun doute ses besoins crois­sent, sol­li­cité qu’il est par la masse même des pro­duits qui lui sont inac­ces­si­bles. Le capi­ta­liste a beau se référer avec com­plai­sance a son mécan­isme de marché qui évalue si bien les besoins, en fait, il ne les connaît pas réel­lement, éventu­el­lement encore moins bien que ceux qui veu­lent rem­pla­cer le marché par un appa­reil sta­tis­ti­que. D’ailleurs, il n’est nul­le­ment néc­ess­aire, pour le capi­ta­liste, de connaître le marché jus­te­ment parce qu’il ne tra­vaille pas pour satis­faire les besoins mais pour acquérir des pro­fits. En ce qui concerne le prolé­tariat, tout ce fameux mécan­isme du marché ne se meut qu’à l’intérieur de limi­tes étr­oites, pres­cri­tes par le mini­mum vital, et où le pro­blème d’une connais­sance des besoins au sens com­mu­niste de ce terme, ne se pose abso­lu­ment pas. Les éco­nom­istes bour­geois le savent fort bien. Block écrit :
"Le procès de fixa­tion des prix veille à ne satis­faire que les besoins les plus pres­sants, c’est-à-dire les besoins qui exi­gent un maxi­mum de pou­voir d’achat."
(C. Block, La théorie marxienne de l’argent, p. 122)
Le com­mu­nisme ne connaît qu’une rép­ar­tition éga­lit­aire du pro­duit social parmi tous les consom­ma­teurs. C’est ainsi que la force de tra­vail cesse d’être une mar­chan­dise, avec son prix. L’aug­men­ta­tion du pro­duit social entraîne imméd­ia­tement une aug­men­ta­tion de la part indi­vi­duelle du pro­duit consom­ma­ble, lors­que, dans chaque pro­duit, se trouve exprimé le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit, les prix n’ayant plus de raison d’être. L’établ­is­sement de l’heure de tra­vail comme unité de compte ne sert qu’à assu­rer la repro­duc­tion de la partie matéri­elle de l’appa­reil de pro­duc­tion et à ordon­nan­cer la rép­ar­tition des biens de consom­ma­tion.
Ces quel­ques remar­ques sur la rép­ar­tition capi­ta­liste et com­mu­niste des pro­duits faites, il devient évident qu’un marché où l’on établit les prix et où doi­vent s’expri­mer les besoins, n’existe effec­ti­ve­ment pas en régime com­mu­niste. Le com­mu­nisme devra d’abord créer les orga­nes à tra­vers les­quels se mani­fes­te­ront les désirs et les exi­gen­ces des consom­ma­teurs. Ce que le capi­ta­lisme ne connaît pas, les besoins des tra­vailleurs, devient pour le com­mu­nisme la ligne direc­trice de la pro­duc­tion.
Donc, quand Block se demande par quoi sera rem­placé le marché, nous pou­vons lui rép­ondre tout de suite qu’il ne sera abso­lu­ment pas rem­placé. Le com­mu­nisme com­men­cera par mettre en place, dans les orga­ni­sa­tions de dis­tri­bu­tion, les orga­nes qui expri­me­ront col­lec­ti­ve­ment les désirs indi­vi­duels. La réunion et la col­la­bo­ra­tion des orga­ni­sa­tions de dis­tri­bu­tion avec les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves est un pro­blème que seule la vie cou­rante pourra rés­oudre. L’ini­tia­tive des pro­duc­teurs et des consom­ma­teurs trou­vera ici son plein épanou­is­sement. Tout comme la libé­ration des tra­vailleurs ne peut être l’œuvre que des tra­vailleurs eux-mêmes, de même le rat­ta­che­ment orga­ni­sa­tion­nel de la pro­duc­tion aux orga­ni­sa­tions de dis­tri­bu­tion expri­mant les besoins véri­tables de la popu­la­tion, sera l’œuvre des pro­duc­teurs-consom­ma­teurs eux-mêmes.
Les éco­nom­istes qui esti­ment ne pou­voir se passer du mécan­isme de marché ren­voient perpétu­el­lement au fait qu’il est impos­si­ble de connaître les besoins lorsqu’il n’y a plus de marché. De plus les besoins sont un fac­teur capri­cieux qui peut se ren­ver­ser assez sou­dai­ne­ment parce que le caractère fan­tas­que de l’homme se mani­feste dans le caractère fan­tas­que de ses besoins. C’est ainsi qu’assez sou­dai­ne­ment un nou­veau besoin peut faire son appa­ri­tion et un autre dis­pa­raître tout aussi sou­dai­ne­ment. Les cabrio­les de la "mode" nous en don­nent maint exem­ple ins­truc­tif. Cela étant, le marché donne à l’appa­reil de pro­duc­tion la pos­si­bi­lité de suivre fidè­lement tous ces revi­re­ments et de satis­faire, en conséqu­ence, les besoins.
Nos cri­ti­ques ont un argu­ment massue contre le com­mu­nisme lorsqu’ils sou­li­gnent le fait qu’il tue ce que la vie a de plus vivant. Et ils ont raison lorsqu’ils exer­cent leurs talents polé­mique contre le com­mu­nisme d’accep­tion cou­rante qui veut recen­ser tous les besoins "à l’aide de tous les moyens four­nis par une sta­tis­ti­que orga­nisée de la consom­ma­tion" et qui se caracté­rise par un droit de dis­po­si­tion cen­tral sur la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion. En réalité la vie cou­rante ne se laisse pas saisir à coup de sta­tis­ti­ques ; sa richesse est précisément dans sa diver­sité. Prétendre embras­ser l’ensem­ble des besoins avec une sta­tis­ti­que est tota­le­ment dépo­urvu de sens. Les sta­tis­ti­ques ne vont jamais au-delà des géné­ralités et ne peu­vent venir à bout des par­ti­cu­la­rités.
Aussi pou­vons-nous dire qu’une pro­duc­tion établie en fonc­tion de sta­tis­ti­ques de consom­ma­tion n’est pas une pro­duc­tion mise au ser­vice des besoins, mais bien une pro­duc­tion qui suit cer­tai­nes normes que la direc­tion cen­trale pres­crit pour la société conformément aux indi­ca­tions four­nies par les phy­sio­lo­gis­tes de la nutri­tion. Les objec­tions de nos cri­ti­ques s’évanou­issent en fumée dès que la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion sont aux mains des pro­duc­teurs eux-mêmes. La réunion des consom­ma­teurs dans leurs coopé­ra­tives et le rat­ta­che­ment direct de celles-ci aux orga­nis­mes de pro­duc­tion auto­rise une mobi­lité totale. Mobilité dans le recen­se­ment direct des besoins indi­vi­duels modi­fiés et leur trans­mis­sion directe aux orga­nes tech­ni­ques. Ce rat­ta­che­ment direct n’est pos­si­ble que parce qu’aucun appa­reil d’État, forcé de se casser la tête sur sa "poli­ti­que de prix", ne vient s’inter­po­ser entre le pro­duc­teur et le consom­ma­teur. Tous les pro­duits sont accom­pa­gnés, tout au long de leur par­cours à tra­vers la société ; de leur temps de repro­duc­tion ; quant à la forme sous laquelle un pro­duit donné devra être fabri­qué, c’est aux orga­ni­sa­tions de dis­tri­bu­tion de la réc­lamer. C’est là que réside tout le mystère de la manière dont la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion com­mu­nis­tes ren­dent super­flu le mécan­isme de marché.
Si nous essayons main­te­nant de nous représ­enter la dis­tri­bu­tion en tant que tota­lité, nous voyons alors que le pro­duit social total (PST) se rép­artit de lui-même entre les différents grou­pes de consom­ma­teurs. Le cours du procès de pro­duc­tion dét­er­mine lui-même com­ment et dans quelle pro­por­tion il passe dans la société. Du point de vue de la consom­ma­tion – en ne tenant pas compte pour l’ins­tant de l’accu­mu­la­tion – tous les grou­pes de consom­ma­tion pren­nent leur part (F + C) + T du pro­duit social total, et cela dans la mesure même où ils ont contri­bué à la fabri­ca­tion du pro­duit social total. Cela peut se faire sans dif­fi­culté puis­que pour chaque pro­duit le temps de pro­duc­tion qu’il a néc­essité est connu.
Sur les lieux de pro­duc­tion chaque entre­prise cal­cule ce qu’elle uti­lise en moyens de pro­duc­tion à l’aide de la for­mule (f + c) + t. Le procès de pro­duc­tion total s’obtient en fai­sant la somme de toutes les entre­pri­ses, ce que nous expri­mons par la for­mule (F + C) + T = PST. Ce qui vaut pour chaque entre­prise vaut en conséqu­ence aussi pour le procès de pro­duc­tion total. Si, dans chaque entre­prise et pour chaque cas par­ti­cu­lier, on a cal­culé le temps social moyen de pro­duc­tion, il faut que la somme de tous les temps de pro­duc­tion soit représentée dans le pro­duit total PST. La rép­ar­tition du PST se fiait alors de la façon sui­vante : chaque entre­prise, qu’elle four­nisse des pro­duits ou du tra­vail social général, retire d’abord du PST, autant de pro­duit qu’elle en a besoin pour assu­rer la consom­ma­tion en f qu’elle a cal­culé à l’aide de sa for­mule de pro­duc­tion. Une fois que toutes les entre­pri­ses ont effec­tué ce retrait, elles ont com­pensé leur uti­li­sa­tion en f, de sorte que F se trouve reparti de façon équi­table.
Après quoi chaque entre­prise retire du PST autant de c qu’elle en a besoin pour son uti­li­sa­tion en c, ainsi qu’elle l’a cal­culé. Une fois que toutes les entre­pri­ses ont effec­tué ce retrait, C a été à son tour équi­tab­lement rép­arti et réinv­esti dans le procès de pro­duc­tion. Chaque entre­prise par­ti­cu­lière pourra alors dis­tri­buer aux tra­vailleurs des bons à valoir sur le pro­duit social, dans la mesure cor­res­pon­dant à ce qu’elle a elle-même cal­culé comme t dans sa for­mule. La somme de tous ces bons vaut T. Les consom­ma­teurs peu­vent en conséqu­ence reti­rer du PST une somme de pro­duits équi­val­ente aux heures de tra­vail four­nies.
Le pro­duit social total se trouve ainsi absorbé entiè­rement par la société, le rap­port des grou­pes de consom­ma­teurs entre eux, de même que l’étendue de la dis­tri­bu­tion, étant entiè­rement dét­erminés par le procès de pro­duc­tion lui-même. Point n’est besoin de grou­pes de per­son­nes spéc­ialisées, d’ins­tance toute une troupe qui détient le droit de dis­po­ser cen­tra­le­ment de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition.

Chapitre 8 LA PRODUCTION SUR UNE ÉCHE­LLE ÉLA­RGIE
OU ACCUMULATION

L’accu­mu­la­tion, une fonc­tion sociale
Jusqu’à présent, nous n’avons envi­sagé la pro­duc­tion sociale que sous l’angle de la repro­duc­tion simple. Dans ce cas, la rép­ar­tition du pro­duit social total se fait de sorte que tous les moyens de pro­duc­tion et les matières pre­mières soient renou­velés, tandis que la consom­ma­tion indi­vi­duelle absorbe ce qui reste. Avec une telle rép­ar­tition du pro­duit la pro­duc­tion sociale de biens reste iden­ti­que à elle-même : la société n’en devient pas plus riche. Mais le but visé par le com­mu­nisme est " à chacun selon ses besoins ", et la popu­la­tion peut aussi aug­men­ter, si bien que la pro­duc­tion de biens doit s’accroître. Il en rés­ulte qui la pro­por­tion de pro­duit qui est la dis­po­si­tion de la consom­ma­tion indi­vi­duelle ne peut être aussi impor­tante que ce que nous avons admis pré­céd­emment. Une partie, en effet, doit être mise de côté pour per­met­tre l’élarg­is­sement de l’appa­reil de pro­duc­tion, ce qui revient à dire que le pro­duc­teur ne touche pas exac­te­ment la tota­lité de ce qu’a fourni son tra­vail. En régime capi­ta­liste, l’élarg­is­sement de la pro­duc­tion, l’accu­mu­la­tion, est la fonc­tion indi­vi­duelle du capi­ta­liste. C’est lui qui décide s’il faut renou­ve­ler l’appa­reil de pro­duc­tion, et de l’étendue de ce renou­vel­le­ment. Après la sup­pres­sion de la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion, l’élarg­is­sement de la pro­duc­tion de vient une fonc­tion sociale. C’est la société qui décide de la quan­tité de pro­duits et du nombre d’heures de tra­vail qu’il faut pré­lever sur ce que le tra­vail four­nira au cours de la pro­chaine pér­iode de pro­duc­tion pour élargir l’appa­reil de pro­duc­tion.
Nous nous trou­vons donc face au pro­blème sui­vant : com­ment effec­tuer ce pré­lè­vement ? La solu­tion géné­rale que l’on pré­co­nise, ou que l’on a pré­conisée, que ce soit dans la pra­ti­que en Russie ou dans la Hongrie des conseils, ou théo­riq­uement comme dans la litté­ra­ture consa­crée à ce pro­blème, c’est celle d’une poli­ti­que des prix, impo­sant des taxes sur les pro­duits afin d’ali­men­ter l’accu­mu­la­tion. Nous avons montré plus haut que la poli­ti­que des prix détruit, tout comme en régime capi­ta­liste, le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit, qu’elle masque les condi­tions socia­les réelles. Il va main­te­nant appa­raître qu’elle brouille le calcul de l’accu­mu­la­tion tout autant que celui de la pro­duc­tion. Car si l’on veut dét­er­miner la quan­tité de tra­vail sup­plém­ent­aire qu’il faut mettre à dis­po­si­tion de l’appa­reil de pro­duc­tion pour assu­rer un élarg­is­sement, encore faut-il, pour le moins déjà connaître la quan­tité de tra­vail absorbé par la repro­duc­tion simple.
Leichter s’est appro­ché de la solu­tion de ce pro­blème dans la mesure où il établit la pro­duc­tion sur la base d’une comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail et pro­pose de cal­cu­ler exac­te­ment le temps de pro­duc­tion néc­ess­aire pour chaque pro­ces­sus par­cel­laire. Mais il gâche tout avec sa poli­ti­que des prix qui vient réd­uire à néant tous les cal­culs. Les entre­pri­ses peu­vent bien avoir tenu une comp­ta­bi­lité aussi exacte que pos­si­ble de tous les pro­ces­sus par­cel­lai­res, et avoir comp­ta­bi­lisé toutes leurs uti­li­sa­tions de moyens de pro­duc­tion et de matières pre­mières, etc., la direc­tion suprême se vautre avec délices dans les orgies de la "science des prix", et la société se trouve de nou­veau main­te­nue dans l’igno­rance du nombre d’heures de tra­vail qui entrent réel­lement dans chaque pro­ces­sus par­te­naire. On ne sait donc pas com­bien d’heures de tra­vail sont absorbées dans la repro­duc­tion simple. Cela étant, il devient évid­emment impos­si­ble de dét­er­miner le nombre d’heures de tra­vail néc­ess­aires pour élargir l’appa­reil de pro­duc­tion. Si l’on veut que l’accu­mu­la­tion soit une action cons­ciente, il faut avant toute chose savoir quel est le temps de tra­vail néc­ess­aire pour la repro­duc­tion simple. Conformément à ce que nous avons dit, ce temps est exac­te­ment connu grâce à la comp­ta­bi­li­sa­tion géné­rale de (f + c) + t, ce qui pour le procès de pro­duc­tion total se tra­duit par la for­mule :
(Ft + Ct) + T
(l’indice t signi­fiant ici total).
La ques­tion de l’élarg­is­sement de l’appa­reil de pro­duc­tion sera, dans l’avenir, une des plus impor­tan­tes pour la société, car elle représ­ente un fac­teur dont dépend la fixa­tion de la durée de la journée de tra­vail. Si donc les congrès éco­no­miques des conseils d’entre­prise décide d’élargir l’appa­reil de pro­duc­tion de 10 % par exem­ple, il s’ensuit qu’il faudra reti­rer une masse de pro­duit égale à 0,1 (Ft + Ct) de la consom­ma­tion indi­vi­duelle.
L’accu­mu­la­tion effec­tuée, la pro­duc­tion pour­sui­vra son cours sui­vant la for­mule :
0,1 (Ft + Ct) + Tt.
Il s’agit main­te­nant de savoir com­ment sera réalisée concrè­tement cette accu­mu­la­tion de 10 %, en d’autres termes com­ment s’opé­rera le pré­lè­vement sur la consom­ma­tion indi­vi­duelle. Lors de notre ana­lyse de la repro­duc­tion simple, nous avons vu que le pro­duit social reve­nait tota­le­ment à la société, quand la consom­ma­tion indi­vi­duelle est effec­tuée selon la for­mule :
FCI = [T – (Fp + Cp)]/(T + Tp)
(Pour éviter des com­pli­ca­tions inu­ti­les, nous n’avons pas tenu compte dans notre for­mule des entre­pri­ses mixtes. Les rete­nir, n’entraî­nerait aucune différ­ence de prin­cipe.) Mais, pour assu­rer l’accu­mu­la­tion, il faut réd­uire la consom­ma­tion de 0,1 (Fp + Cp), à la suite de quoi il ne reste plus que :
T – 0,1 (Ft + Ct) – (Fp + Cp)
à la dis­po­si­tion de celle-ci. Pour procéder à un élarg­is­sement de 10 % de l’appa­reil de pro­duc­tion, le fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duel sera alors :
FCI = [T – 0,1 (Ft + Ct) – (Fp + Cp)]/(T + Tp) L’accu­mu­la­tion est ainsi incluse dans le fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle et il se forme ainsi un fonds social général qui s’élève exac­te­ment à 0,1 (Ft + Ct) heures de tra­vail. La décision du congrès des conseils a ainsi été menée à bonne fin.
L’uti­li­sa­tion du fonds d’accu­mu­la­tion
Les considé­rations qui pré­cèdent ne prét­endent avoir une portée théo­rique que dans la mesure où l’accu­mu­la­tion peut être réglée cons­ciem­ment et être incluse dans le fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle. Si l’accu­mu­la­tion n’y est pas incluse, il en rés­ul­tera iné­vi­tab­lement une aug­men­ta­tion des prix, c’est-à-dire que les temps de tra­vail réels seront mas­qués. De sur­croît, on aura lors d’une année de forte accu­mu­la­tion (10 % par exem­ple), à four­nir un temps de pro­duc­tion plus élevé, disons par exem­ple de 5 %, que par la suite, alors que les condi­tions de pro­duc­tion peu­vent rester inchangées. Donc, il en rés­ulte un temps de pro­duc­tion incer­tain, auquel s’ajou­tent des com­pli­ca­tions impré­vi­sibles dans le calcul de la pro­duc­tion et la rép­ar­tition du pro­duit. Par conséquent, la manière dont s’effec­tue le pré­lè­vement pour l’accu­mu­la­tion est liée à la marche de l’éco­nomie ; en la subor­don­nant aux lois qui rég­issent la cir­cu­la­tion du flot des pro­duits, on est maître de son évo­lution.
La dét­er­mi­nation de l’étendue de l’accu­mu­la­tion ne rés­ulte pas direc­te­ment du cours matériel de la pro­duc­tion elle-même ; elle rés­ulte de causes diver­ses. Dans nos considé­rations, nous avons sup­posé une exten­sion de 10 % de l’appa­reil de pro­duc­tion. Le fonds d’accu­mu­la­tion général met donc à la dis­po­si­tion de chaque entre­prise 10 % (F + C) pour leur exten­sion. Point n’est besoin de faire appel à une allo­ca­tion spéc­iale accordée par une quel­conque auto­rité. La pro­duc­tion matéri­elle montre de façon uni­vo­que quel est le mon­tant de ce qui, prélevé sur le fonds d’accu­mu­la­tion, revient à chaque entre­prise.
Un élarg­is­sement général de l’appa­reil de pro­duc­tion est cepen­dant une hypo­thèse irréal­iste. Sans aucun doute, il y aura des bran­ches pro­duc­ti­ves qui ne deman­de­ront aucune exten­sion, alors que d’autres seront obligées d’accu­mu­ler au-delà du pour­cen­tage indi­qué. De ce fait, plus tard, la ratio­na­lité exi­gera que seules les entre­pri­ses qui ont besoin d’une exten­sion de leur pro­duc­tion fas­sent porter au compte du TSG leur budget d’accu­mu­la­tion. Malgré cela, les cir­cons­tan­ces poli­ti­ques et éco­no­miques de la pér­iode inau­gu­rale du régime com­mu­niste feront que le prolé­tariat devra s’en tenir à une fixa­tion et une rép­ar­tition irra­tion­nelle de l’accu­mu­la­tion. Ce qui est tou­te­fois décisif c’est qu’à l’absence de tout droit cen­tra­lisé de dis­po­si­tion de l’appa­reil, rép­onde l’absence d’un droit de dis­po­si­tion cen­tra­lisé sur l’accu­mu­la­tion : dans ce domaine aussi, la ges­tion doit être entre les mains des pro­duc­teurs.
Au cours d’une rép­ar­tition irra­tion­nelle de l’accu­mu­la­tion, chaque entre­prise reçoit, par exem­ple, 0,1 (F + C) sans qu’on sache com­bien elle en a besoin pour le moment. Mais si une telle entre­prise appar­tient à un groupe de pro­duc­tion à une "guilde", l’uti­li­sa­tion pra­ti­que de cette allo­ca­tion pour­rait bien se faire de telle sorte que les entre­pri­ses asso­ciées cons­ti­tuent un fonds d’accu­mu­la­tion commun pour la " guilde". Les orga­ni­sa­tions d’entre­prise par­ti­ci­pan­tes déci­deront alors sous quelle forme et dans quelle entre­prise l’allo­ca­tion sera employée. Elles pour­ront ainsi, soit par­faire l’équi­pement d’entre­pri­ses sous-pro­duc­ti­ves afin que celles-ci se met­tent au niveau de la pro­duc­ti­vité moyenne, soit, si cela se montre plus ration­nel, n’en rien faire ; voire même pren­dre des dis­po­si­tions pour les sup­pri­mer com­plè­tement. Il faut cepen­dant que toutes ces décisions soient prises par les pro­duc­teurs, si on ne veut pas que cette exten­sion de la pro­duc­ti­vité ne se retourne, comme en Hongrie, contre eux. Dans tous les cas, l’élarg­is­sement de la pro­duc­tion et l’accrois­se­ment de la pro­duc­ti­vité qui en déc­oule doi­vent être l’œuvre cons­ciente des pro­duc­teurs eux-mêmes.
Il est tou­te­fois éga­lement pos­si­ble que tout le groupe de la pro­duc­tion n’ait pas besoin d’élargir sa pro­duc­tion, parce qu’il peut satis­faire toutes les deman­des de la société. Dans ce cas, les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses pour­raient pren­dre la décision de mettre la tota­lité de leur fonds d’accu­mu­la­tion à la dis­po­si­tion de ces entre­pri­ses qui ont besoin d’un élarg­is­sement excep­tion­nel.
Dans la pér­iode inau­gu­rale de l’éco­nomie com­mu­niste, il est vrai­sem­bla­ble que sou­vent on renon­cera à une accu­mu­la­tion par­ti­cu­lière. Pourtant, le com­mu­nisme exige un regrou­pe­ment des entre­pri­ses autre que celui que nous connais­sons aujourd’hui. Bien des entre­pri­ses devien­dront super­flues alors que d’autres seront insuf­fi­san­tes, en nombre et en pro­duc­tion. Dès sa mise en œuvre, l’éco­nomie com­mu­niste met imméd­ia­tement au pre­mier plan l’ajus­te­ment de la pro­duc­tion aux besoins des consom­ma­teurs ; il s’agit là d’un tra­vail orga­ni­sa­tion­nel et tech­ni­que colos­sal qui ne se fera sûrement pas sans heurts et sans conflits. Mais le prolé­tariat, en pre­nant le pou­voir, grâce au "mécan­isme de marché ", trois fois béni et encensé, parce qu’il adap­te­rait la pro­duc­tion aux besoins d’un appa­reil de pro­duc­tion qui, en réalité, dila­pide pour le moins la moitié de la force de tra­vail de façon impro­duc­tive, puis­que celle-ci n’est pas orga­nisée en vue de la satis­fac­tion des besoins de la majo­rité des gens, mais en fonc­tion de leur pou­voir d’achat.
" La plus grande frac­tion des tra­vailleurs qui s’occu­pent de façon géné­rale de la pro­duc­tion d’arti­cles de consom­ma­tion des­tinés à la dép­ense des reve­nus, fabri­que des arti­cles ser­vant aux capi­ta­lis­tes, aux pro­priét­aires fon­ciers et à leur suite (fonc­tion­nai­res d’État, ecclési­as­tiques, etc.), à la dép­ense des reve­nus de ceux-ci ; seule une petite frac­tion fabri­que des arti­cles des­tinés à la dép­ense des reve­nus des tra­vailleurs. Avec la trans­for­ma­tion du rap­port social entre le tra­vailleur et le capi­tal, avec la trans­for­ma­tion révo­luti­onn­aire des rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­lis­tes, un tel état de fait chan­ge­rait aus­sitôt. Une fois que la classe ouvrière aura pris le pou­voir, qu’elle aura la pos­si­bi­lité de pro­duire elle-même, elle mettra le capi­tal (pour parler comme les éco­nom­istes vul­gai­res) très rapi­de­ment et sans grand peine au niveau de ses pro­pres besoins ".
(Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome II, éd. socia­les, Paris, p. 696).
La mise en accord de la pro­duc­tion et des besoins entraîne donc une trans­for­ma­tion com­plète de l’appa­reil de pro­duc­tion. Les entre­pri­ses tra­vaillant exclu­si­ve­ment pour les besoins de luxe de la bour­geoi­sie seront sup­primées soit devront se mettre, le plus rapi­de­ment pos­si­ble, au ser­vice des tra­vailleurs. Nous avons eu suf­fi­sam­ment l’occa­sion de cons­ta­ter, pen­dant la guerre et pen­dant les années qui ont suivi, avec quelle rapi­dité une telle trans­for­ma­tion peut être effec­tuée. Au début des hos­ti­lités, tout l’appa­reil de pro­duc­tion a été affecté à la fabri­ca­tion de matériel de guerre, mais après 1918, il a été de nou­veau reconverti en fabri­ca­tion de "pro­duits de paix ". Il faut de plus remar­quer que le capi­ta­lisme met en veilleuse son fameux mécan­isme du marché, lorsqu’il lui a fallu adap­ter effec­ti­ve­ment la pro­duc­tion à ses besoins, c’est-à-dire aux exi­gen­ces de la guerre.
La trans­for­ma­tion orga­ni­sa­tion­nelle de la société en éco­nomie com­mu­niste peut s’effec­tuer rapi­de­ment en dépit des énormes dif­fi­cultés aux­quel­les elle devra faire face. Les besoins dét­er­minants de cette trans­for­ma­tion sont ceux de l’habille­ment, de la nour­ri­ture et de l’habi­tat. Une bonne partie de la pro­duc­tion sera consa­crée à la fabri­ca­tion de matériaux de cons­truc­tion. Bref, toute la pro­duc­tion subira une trans­for­ma­tion com­plète pour rép­ondre aux besoins tels qu’ils s’expri­me­ront à tra­vers les coopé­ra­tives de consom­ma­tion.
Le pre­mier stade de la pro­duc­tion com­mu­niste sera donc caractérisé par une forte crois­sance de cer­tai­nes bran­ches de la pro­duc­tion et par la dis­pa­ri­tion de cer­tai­nes autres. Il ne sau­rait être ques­tion d’une accu­mu­la­tion homogène. Cependant, en dépit de la confu­sion qu’entraî­nera une trans­for­ma­tion aussi rapide, le prolé­tariat ne devra pas se lais­ser entraîner à aban­don­ner son "droit d’aîn­esse", c’est-à-dire lais­ser à d’autres le droit de dis­po­ser de l’appa­reil de pro­duc­tion. C’est pour­quoi une rép­ar­tition non ration­nelle du fonds d’accu­mu­la­tion sera néc­ess­aire et jus­ti­fiée.
L’accu­mu­la­tion par­ti­cu­lière
Outre cet élarg­is­sement ordi­naire de l’appa­reil de pro­duc­tion qui s’effec­tue, conformément aux exi­gen­ces des orga­ni­sa­tions d’entre­prise, à partir du fonds d’accu­mu­la­tion, il res­tera à exé­cuter d’autres tra­vaux, comme la cons­truc­tion de ponts de che­mins de fer, l’amé­na­gement de voies de com­mu­ni­ca­tion, la cons­truc­tion de bateaux, la mise en valeur de terres en friche, etc. Ces tra­vaux s’étendront sur plu­sieurs années. Dans cette pér­iode il faudra pré­lever sur la société divers pro­duits comme des matières pre­mières et des moyens de sub­sis­tance néc­ess­aires à ceux qui effec­tuent ces tra­vaux, alors que, pro­vi­soi­re­ment, aucun pro­duit fabri­qué ne lui fera retour. Ces élarg­is­sements de l’appa­reil de pro­duc­tion n’absor­be­ront pas une quan­tité de pro­duit social nég­lig­eable. Il s’ensuit que les congrès éco­no­miques devront consa­crer une partie impor­tante de leurs déli­bérations pour décider de l’ampleur de ce genre de tra­vaux. C’est en tant que tota­lité que la société décide du taux de dével­op­pement des ser­vi­ces, car, plus la pro­duc­ti­vité de l’appa­reil de pro­duc­tion est élevée, plus les besoins sont faci­le­ment satis­faits, et plus grande sera la part qui pourra être affectée à cette réa­li­sation :
"Sur la base d’une pro­duc­tion socia­lisée, il faudra dét­er­miner dans quelle mesure ces opé­rations qui pré­lèvent pen­dant un cer­tain temps de la force de tra­vail et des moyens de pro­duc­tion – sans four­nir entre-temps un pro­duit quel­conque d’un effet utile – pour­ront s’exé­cuter sans porter pré­ju­dice aux bran­ches d’indus­tries qui, si elles pré­lèvent de la force de tra­vail et des moyens de pro­duc­tion, de façon conti­nue ou à plu­sieurs repri­ses dans l’année, four­nis­sent en revan­che des moyens de sub­sis­tance et de pro­duc­tion. Dans la pro­duc­tion socia­lisée aussi bien que dans la pro­duc­tion capi­ta­liste, les tra­vailleurs occupés dans les bran­ches d’indus­trie ayant de cour­tes pér­iodes de tra­vail ne pré­lè­veront que pour peu de temps de pro­duits sans en four­nir d’autres en éch­ange, et les bran­ches d’indus­trie à lon­gues pér­iodes de tra­vail conti­nue­ront à pra­ti­quer ces pré­lè­vements pour des temps assez longs, ne ren­dant rien avant long­temps. Ce phénomène a donc son ori­gine dans les condi­tions matéri­elles du pro­ces­sus par­ti­cu­lier et non pas dans sa forme sociale. "
(Marx, Le Capital, livre II, in Œuvres, tome 2, col­lec­tion Pléiade, Paris, Gallimard, p. 862-863.)
" Si nous ima­gi­nons à la place de la société capi­ta­liste une société com­mu­niste, nous voyons dis­pa­raître en pre­mier lieu le capi­tal-argent, et avec lui tous les ava­tars des tran­sac­tions qu’il entraîne à sa suite. Le pro­blème se réduit sim­ple­ment à la néc­essité, pour la société de cal­cu­ler à l’avance la quan­tité des moyens de pro­duc­tion et de sub­sis­tance qu’elle peut, sans le moin­dre pré­ju­dice, employer à des entre­pri­ses (comme, par exem­ple, la cons­truc­tion de che­mins de fer) qui ne four­nis­sent ni moyens de pro­duc­tion ni de sub­sis­tance, ni effet utile quel­conque pen­dant un temps assez long, un an ou même d’avan­tage, mais sous­traient à la pro­duc­tion annuelle totale du tra­vail des moyens de pro­duc­tion et de sub­sis­tance. Dans la société capi­ta­liste, au contraire, où l’enten­de­ment social ne s’affirme qu’après coup, de gran­des per­tur­ba­tions peu­vent et doi­vent tou­jours surgir. " (id. p. 693-694.)
Dans les pas­sa­ges cités, Marx a fort bien posé le pro­blème et en a esquissé en même temps la solu­tion géné­rale. Mais ce n’est rien de plus qu’une vue géné­rale qui demande à être réalisée concrè­tement. Et c’est là que, de nou­veau, les opi­nions diver­gent. D’un côté, il y a les social-démoc­raties et les apôtres mos­co­vi­tes de l’éta­ti­sation ou des natio­na­li­sa­tions, de l’autre les par­ti­sans de l’asso­cia­tion des pro­duc­teurs libres et égaux. La concep­tion cou­rante, " vul­gaire ", du marxisme estime néc­ess­aire l’exis­tence d’une direc­tion cen­tra­lisée de l’éco­nomie pour l’établ­is­sement des faux frais sociaux et pré­co­nise, bien sûr, une solu­tion iden­ti­que pour cette nou­velle ques­tion. Selon le point de vue social-démoc­rate mos­co­vite, c’est à la direc­tion cen­trale de toute l’éco­nomie qu’il appar­tient, d’une façon géné­rale, de diri­ger le dér­ou­lement de l’ensem­ble de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion et, par conséquent, de pren­dre en compte les cas par­ti­cu­liers. Et, de fait, les com­mu­nis­tes d’État fon­dent sur ce type de pro­blèmes un de leurs argu­ments prin­ci­paux qu’ils esti­ment défi­nitif, en faveur d’ins­tan­ces cen­tra­lisées, de l’État, pour assu­mer la néc­ess­aire direc­tion de l’éco­nomie dans son ensem­ble. À les en croire, on ne peut éviter les per­tur­ba­tions qu’entraîne, en régime capi­ta­liste, ce genre de tra­vaux que si l’on atteint à une vue d’ensem­ble de la pro­duc­tion et qu’on règle cette der­nière avec pré­cision.
Ceci est incontes­ta­ble. Mais les marxis­tes de cet acabit en tirent la conclu­sion que cela prouve que l’État doit diri­ger et gérer toute l’éco­nomie que ce soit du point de vue tech­ni­que, orga­ni­sa­tion­nel ou éco­no­mique. Quant aux mét­hodes que l’État doit uti­li­ser pour dét­er­miner la pro­duc­tion et la rép­ar­tition et ainsi trai­tant le pro­blème posé comme une ques­tion annexe, le rés­oudre du même coup, il suffit de se repor­ter aux recet­tes de Hilferding que nous avons déjà citées :
" Comment, où, com­bien, avec quels moyens seront fabri­qués de nou­veaux pro­duits à partir des condi­tions de pro­duc­tion dis­po­ni­bles, natu­rel­les ou arti­fi­ciel­les ?... (Tout cela) sera dét­erminé par les com­mis­sai­res rég­ionaux ou natio­naux de la société socia­liste qui, cal­cu­lant les besoins de la société à l’aide de tous les moyens four­nis par une sta­tis­ti­que orga­nisée de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion, prévoient cons­ciem­ment l’amé­na­gement de la vie éco­no­mique d’après les besoins des col­lec­ti­vités cons­ciem­ment représentées et dirigées par eux. "
(R. Hilferding, op. cit.)
Nous avons déjà montré pré­céd­emment ce que valent de telles sta­tis­ti­ques et com­ment, d’un point de vue théo­rique, elles se rat­ta­chent au com­mu­nisme de caserne, tandis que, d’un point de vue pra­ti­que, elles cou­rent, néc­ess­ai­rement et à brève échéance, à la faillite. Mais, cela mis à part, il est évident que des sta­tis­ti­ques ne peu­vent avoir de sens que si elles sont établies à partir d’une unité sociale de mesure. Des sta­tis­ti­ques qui indi­quent le nombre de tonnes de char­bon, de cér­éales, de fer, etc., bref le poids, le volume, la quan­tité de tel ou tel matériau ou objet qui devront être uti­lisés sont abso­lu­ment sans intérêt pour la dét­er­mi­nation sociale de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition. On aura beau inven­ter for­mu­les sur for­mu­les, plus sub­ti­les les unes que les autres, si la mesure fon­da­men­tale n’est pas une mesure sociale, si elle n’exprime pas le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit, les sta­tis­ti­ques que l’on dres­sera pour régler la pro­duc­tion et la repro­duc­tion socia­les seront tota­le­ment absur­des. Le sens de la révo­lution sociale est précisément de trans­for­mer le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit. Marx a envi­sagé ce rap­port sous l’angle his­to­ri­que et en a fait une étude scien­ti­fi­que exacte en ce qui concerne la société capi­ta­liste. Avec la trans­for­ma­tion de l’ordre social trans­forme le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit et le nouvel ordre qui s’ins­talle entraîne jus­te­ment une redé­fi­nition de ce rap­port.
La révo­lution sociale établit le nou­veau rap­port du pro­duc­teur au pro­duit, en attri­buant au tra­vailleur le droit de jouir d’une quan­tité de pro­duit social cor­res­pon­dant à son temps de tra­vail, et, dans ce but, elle a recours à l’appli­ca­tion géné­ralisée de la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail. Ces mes­sieurs de la sta­tis­ti­que ne son­gent pas un seul ins­tant à créer ce nou­veau rap­port, et, de ce fait, il ne leur vient pas à l’idée d’uti­li­ser cette comp­ta­bi­lité. C’est pour­quoi ils font usage de ces bonnes vieilles caté­gories capi­ta­lis­tes, telles que le marché, les prix, la mar­chan­dise, l’argent, et il leur devient ainsi impos­si­ble d’assu­rer la repro­duc­tion simple. Le capi­ta­lisme d’État n’a pas la moin­dre idée du nombre d’heures de tra­vail absorbées par une bran­che donnée de la pro­duc­tion et encore bien moins du nombre qu’en exige la repro­duc­tion simple.
Il est hors de ques­tion que sous le régime du com­mu­nisme d’État, ou, pour mieux dire, du capi­ta­lisme d’État, que la société par­vienne à cal­cu­ler à l’avance la quan­tité (de tra­vail), des moyens de pro­duc­tion et de sub­sis­tance qu’elle peut, sans le moin­dre pré­ju­dice, employer à des entre­pri­ses (comme, par exem­ple, la cons­truc­tion de che­mins de fer) qui ne four­nis­sent ni moyens de pro­duc­tion ou de sub­sis­tance, ni effet utile quel­conque pen­dant un temps assez long". Aussi faut-il que la société, dans ce cas, rés­olve le pro­blème de la même manière que le capi­ta­lisme, c’est-à-dire au hasard des cir­cons­tan­ces. Les dom­ma­ges que cette manière de faire entraîne pour les autres bran­ches de la pro­duc­tion, devront être camou­flés dans la mesure du pos­si­ble. Il est évident que ce n’est pas là une solu­tion vala­ble du pro­blème : autant dire qu’on a laissé les choses dans un état de statu quo.
Le com­mu­nisme ne peut uti­li­ser une telle mét­hode et, d’ailleurs, il n’en a que faire. Grâce à sa comp­ta­bi­lité exacte, il connaît par­fai­te­ment le temps néc­ess­aire à la repro­duc­tion de toute chose, qu’il s’agisse d’une livre de sucre, d’une représ­en­tation théâtrale, d’une bran­che entière de l’éco­nomie ou de toute la vie éco­no­mique, tandis que, d’autre part, l’accu­mu­la­tion ordi­naire s’effec­tue à l’intérieur d’un cadre fixe. Ainsi la société a la pos­si­bi­lité de dét­er­miner avec pré­cision la quan­tité de temps de tra­vail dont elle peut dis­po­ser pour des tra­vaux impor­tants, sans avoir recours à un quel­conque élément "per­son­nel". Voilà com­ment ce pro­blème trouve, lui aussi, sa solu­tion concrète, grâce à l’exacte dét­er­mi­nation du rap­port du pro­duc­teur au pro­duit, fondée sur la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail que tien­nent les orga­ni­sa­tions d’entre­prise.
Si la cons­truc­tion d’une nou­velle ligne de chemin de fer appa­raît néc­ess­aire, il faudra tout d’abord établir un budget Indiquant com­bien d’heures de tra­vail seront néc­ess­aires pour cette cons­truc­tion et le nombre d’années sur les­quel­les il faudra l’étaler. Le congrès des conseils décide-t-il de mettre en chan­tier les tra­vaux, la société devra four­nir ce qui est néc­ess­aire à leur réa­li­sation. Les tra­vaux de ce type sont à ranger dans la caté­gorie du tra­vail spécial général. Ils ne seront vrai­sem­bla­ble­ment achevés qu’au bout de trois ou quatre ans, et, pen­dant ce temps, auront consommé toute sorte de pro­duits sans rien four­nir en retour. Si, cepen­dant, on a fait porter au compte du T.S.G. le nombre d’heures de tra­vail qu’il faudra dép­enser à cette fin chaque année, moyen­nant une rete­nue sur le " fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle" (F.C.I.), la société aura pu tenir prêt, fourni par la pro­duc­tion ordi­naire, le pro­duit du nombre d’heures de tra­vail cor­res­pon­dant à cette accu­mu­la­tion spéc­iale. Il n’y a rien ici qui puisse entraîner des per­tur­ba­tions quel­les qu’elles soient dans d’autres bran­ches de la pro­duc­tion, rien qui puisse rompre le rap­port exact du pro­duc­teur au pro­duit.
Du point de vue éco­no­mique le pro­blème est donc résolu. Mais il reste encore la ques­tion orga­ni­sa­tion­nelle et tech­ni­que, celle de la juste rép­ar­tition de la main d’œuvre. À ce propos nous ne pou­vons faire que des remar­ques de portée géné­rale, car la rép­onse n’est pas du domaine pure­ment théo­rique mais dépend des mul­ti­ples aspects de la situa­tion pra­ti­que avec ses condi­tions perpétu­el­lement chan­gean­tes. Il est donc impos­si­ble de pré­dire à l’avance com­ment les prin­ci­pes généraux s’appli­quent dans le détail.
Aussi nous conten­te­rons-nous de faire une remar­que géné­rale : lors­que la société a décidé d’exé­cuter des tra­vaux excep­tion­nels (cons­truc­tion de che­mins de fer, etc.), elle met à la dis­po­si­tion de ceux-ci par ins­crip­tion au compte du T.S.G. la quan­tité néc­ess­aire de pro­duits sociaux, exprimée en heures de tra­vail ; du même coup elle dét­er­mine une nou­velle rép­ar­tition des forces de tra­vail.
Pour mieux com­pren­dre ce pro­ces­sus, représ­entons-nous d’abord une éco­nomie de repro­duc­tion simple. En don­nant suite aux exi­gen­ces régulières des orga­ni­sa­tions de rép­ar­tition qui expri­ment, dans leur tota­lité, les besoins indi­vi­duels, on bâtit un appa­reil de pro­duc­tion adapté à la satis­fac­tion de ces besoins. Si, de plus, on fait abs­trac­tion des trans­for­ma­tions que les condi­tions natu­rel­les peu­vent impo­ser à l’appa­reil de pro­duc­tion, on voit que l’accord récip­roque des entre­pri­ses sur une telle base abou­tit à une situa­tion que l’on peut qua­li­fier de sta­tion­naire. Dans ce cas la rép­ar­tition de la force de tra­vail reste aussi sta­tion­naire, sans que, bien entendu, un indi­vidu ne puisse chan­ger de lieu de tra­vail.
Mais un tel état de la pro­duc­tion sociale est une pure vue de l’esprit. La réalité s’en écarte cons­tam­ment. C’est déjà le cas pour l’accu­mu­la­tion ordi­naire, même si on la sup­pose, en prin­cipe, régulière. Des trans­for­ma­tions de l’appa­reil de pro­duc­tion peu­vent en effet être réalisées ce qui entraîne un chan­ge­ment de la rép­ar­tition des forces de tra­vail. Si l’accu­mu­la­tion est irré­gulière ces trans­for­ma­tions auront un caractère ins­ta­ble, mais, pour­tant, il est fort peu pro­ba­ble qu’une telle irré­gu­larité entraîne des com­pli­ca­tions socia­les dans la rép­ar­tition des forces de tra­vail. Les énergies que le capi­ta­lisme entrave dans son armée de rés­erve indus­trielle où il va puiser en cas de besoin, trou­vent à s’employer en régime com­mu­niste, grâce au désir de créer par l’ini­tia­tive des pro­duc­teurs eux-mêmes.
C’est bien cette faculté qui nous permet de sup­po­ser que des tra­vaux excep­tion­nels, comme ceux que nous avons envi­sagés ci-dessus, n’engen­dre­ront pas autant de dif­fi­cultés en régime com­mu­niste qu’en système capi­ta­liste. Car c’est du bon vou­loir des tra­vailleurs que dépend l’exé­cution de ces tra­vaux et ce sont jus­te­ment les tra­vailleurs qui ont pris la décision de les entre­pren­dre par l’intermédi­aire de leurs orga­ni­sa­tions.
Reste une der­nière ques­tion : dis­pose-t-on, pour s’expri­mer comme les capi­ta­lis­tes, de suf­fi­sam­ment de force de tra­vail pour effec­tuer de tels tra­vaux ? C’est inten­tion­nel­le­ment que nous disons : pour s’expri­mer comme les capi­ta­lis­tes, car l’éco­nomie capi­ta­liste puise dans le rés­ervoir de la force de tra­vail super­flue. En régime com­mu­niste l’exis­tence d’une armée de rés­erve serait un contre­sens. C’est pour­quoi lorsqu’on voudra exé­cuter des tra­vaux excep­tion­nels, il faudra pré­lever les forces de tra­vail néc­ess­aires de lieux de tra­vail déjà exis­tants. Autrement dit, il faudra procéder à une nou­velle rép­ar­tition de la force de tra­vail en général.
L’étendue de cette nou­velle rép­ar­tition, le choix des bran­ches pro­duc­ti­ves où devra se faire le retrait se trou­vent déjà donnés dans la décision du congrès des conseils de mettre en œuvre les tra­vaux en ques­tion et de dimi­nuer en conséqu­ence le fac­teur de "consom­ma­tion indi­vi­duelle". Aussi la pro­duc­tion des­tinée à la consom­ma­tion indi­vi­duelle dimi­nue-t-elle dès lors d’une quan­tité d’heures de tra­vail équi­val­ente à celle qui entre annuel­le­ment dans la réa­li­sation de cette accu­mu­la­tion spéc­iale. C’est donc dans le sec­teur de la pro­duc­tion que seront libérées les forces de tra­vail néc­ess­aires à la cons­truc­tion du chemin de fer pro­jeté.
Pour ter­mi­ner, fai­sons remar­quer que les tra­vaux excep­tion­nels finis­sent par deve­nir, eux aussi, règle cou­rante. Il n’y aura plus à ce moment là de dép­la­cement nota­ble dans les grou­pes pro­duc­tifs, les forces de tra­vail néc­ess­aires à leur exé­cution étant, dès lors, cons­tam­ment dis­po­ni­bles.

Chapitre 9 LA COMPTABILITÉ SOCIALE GÉNÉRALE COMME SYNTHÈSE IDÉALE DU PROCÈS ÉCONOM­IQUE

L’heure de tra­vail, base du calcul de la pro­duc­tion
Nous avons vu que, selon Hilferding, c’est le règne du capi­tal qui, en effec­tuant la concen­tra­tion de l’appa­reil social de pro­duc­tion, réa­lise lui-même le cartel général. Si, de nou­veau, nous citons le pas­sage où il s’exprime à ce propos, c’est parce qu’il nous four­nit la des­crip­tion la plus exem­plaire d’une pro­duc­tion sociale deve­nue unité orga­nisée telle que la pré­co­nise la doc­trine social-démoc­rate ou com­mu­niste d’État, après la sup­pres­sion de la pro­priété privée.
" Toute la pro­duc­tion est cons­ciem­ment réglée par une ins­tance qui décide de l’étendue de la pro­duc­tion dans toutes les sphères de la société. La fixa­tion des prix devient alors pure­ment nomi­nale et n’a pas d’autre sens que la rép­ar­tition de l’ensem­ble de la pro­duc­tion entre les magnats du cartel, d’une part, et la masse de tous les autres mem­bres de la société d’autre part. Le prix n’est plus alors le rés­ultat d’un rap­port objec­tif qui empri­sonne les hommes, mais seu­le­ment une manière de cal­cu­ler la dis­tri­bu­tion des choses de per­sonne à per­sonne. L’argent ne joue dès lors plus aucun rôle. Il peut même dis­pa­raître, car il s’agit d’une rép­ar­tition de choses, non de valeurs. Avec l’anar­chie de la pro­duc­tion dis­pa­raît aussi le reflet matériel, l’objec­ti­vité de la valeur de la mar­chan­dise, et dis­pa­raît donc l’argent. Le cartel rép­artit le pro­duit. Les éléments concrets de la pro­duc­tion ont été pro­duits à nou­veau et uti­lisés pour de nou­vel­les pro­duc­tions. Une partie de la nou­velle pro­duc­tion est dis­tri­buée à la classe ouvrière et aux intel­lec­tuels, l’autre partie revient au cartel qui peut l’uti­li­ser comme bon lui semble. Nous avons affaire là à la société réglée cons­ciem­ment, sous forme anta­go­ni­que. Mais cet anta­go­nisme est anta­go­nisme de la rép­ar­tition. La rép­ar­tition elle-même est cons­ciem­ment réglée et sup­prime, par-là, la néc­essité de l’argent. Le capi­tal finan­cier est, dans sa forme achevée, détaché du ter­rain sur lequel il est né. La cir­cu­la­tion de l’argent est deve­nue inu­tile. L’inces­sante cir­cu­la­tion de la mon­naie a atteint son terme : la société rég­lementée, et le ‘mou­ve­ment perpétuel’ de la cir­cu­la­tion trouve enfin son repos. "
(Rudolf Hilferding, Le Capital finan­cier, op. cit., p. 321-322).
Voici, en quel­ques traits, édifiée la cons­truc­tion gén­iale d’une éco­nomie uni­fiée : pro­duc­tion et repro­duc­tion sont liées entre elles par une orga­ni­sa­tion. Dirigée aujourd’hui par un consor­tium de magnats capi­ta­lis­tes ? Soit, mais qu’est-ce qui empêche que, demain, elle passe sous la coupe de l’État. Soit, encore. Mais Hilferding ajoute quel­que chose de plus : les caté­gories éco­no­miques du capi­ta­lisme, valeur, prix, argent, marché, sont sup­primées par l’orga­ni­sa­tion de l’éco­nomie et per­dent tout sens. Il ne pré­cise pas cepen­dant ce qui rem­plit main­te­nant leurs fonc­tions. Il dit bien que dans le "cartel général" ce sont les magnats du capi­tal, qui domi­nant le capi­tal finan­cier, diri­gent et dét­er­minent le cours de l’éco­nomie et qu’en régime socia­liste, ce seront les com­mis­sai­res d’État qui, munis "de tous les moyens four­nis par une sta­tis­ti­que orga­nisée", rem­pli­ront le même rôle. Sur cette sta­tis­ti­que elle-même qui doit se sub­sti­tuer à la valeur, aux prix, à l’argent et au marché, il est plus que dis­cret. Bien qu’il ne se pro­nonce pas clai­re­ment, Hilderding ne s’en rat­ta­che pas moins à l’école des éco­nom­istes natu­ra­lis­tes, comme Neurath et Varga, etc., qui veu­lent dét­er­miner le coût de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition à coup de sta­tis­ti­ques de pro­duc­tion et de consom­ma­tion sans unité de mesure. Nous" avons ana­lysé la tour­nure que pren­dra un tel socia­lisme lors­que nous avons cri­ti­qué Le Bonheur uni­ver­sel de Sébastien Faure.
Il est inu­tile de s’appe­san­tir davan­tage sur l’impos­si­bi­lité d’une telle éco­nomie. Nous nous conten­te­rons donc de cons­ta­ter que, pas plus que les autres, le "cartel général" ne peut se passer d’une unité de mesure. Si Hilferding a réussi à mon­trer que, dans une éco­nomie orga­nisée, l’argent dis­pa­raît, il s’ensuit que seule l’heure de tra­vail peut faire fonc­tion d’unité de mesure, l’éco­nomie com­mu­niste doit s’appuyer sur la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail, à l’exclu­sion de toute autre unité de mesure. Il faut donc que la société cal­cule "com­bien il lui faut de tra­vail pour pro­duire chaque objet d’usage".
(Engels, Anti-Dühring)
Un tel calcul est impos­si­ble à mener dans tels bureaux d’une direc­tion cen­tra­lisée, ainsi que l’a montré suf­fi­sam­ment Kautsky, La comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail, devra donc être effec­tuée par les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses. Le calcul, inin­ter­rompu du temps de repro­duc­tion social moyen, que ce soit celui de pro­duits pal­pa­bles ou de ser­vi­ces publics, cons­ti­tue la base solide à partir de laquelle se cons­truit toute la vie éco­no­mique, édifiée, dirigée et gérée par les pro­duc­teurs-consom­ma­teurs eux-mêmes.
La rigou­reuse mise en appli­ca­tion de la caté­gorie du temps de repro­duc­tion social moyen qui, comme nous l’avons montré plus haut se situe entiè­rement sur le ter­rain de l’éco­nomie marxienne, a pour conséqu­ence d’unir orga­ni­que­ment toute la vie éco­no­mique. L’orga­nisme éco­no­mique se prés­ente comme un appa­reil dans lequel toutes les ten­dan­ces anta­go­ni­ques de la pro­duc­tion mar­chande capi­ta­liste ont été sup­primées, comme un appa­reil ser­vant à tous les hommes dans leur lutte contre la nature. À l’intérieur de cet appa­reil, le flot des pro­duits se dép­lace en fonc­tion de la loi du mou­ve­ment des équi­valents de tra­vail : " Une quan­tité de tra­vail sous une forme donnée, s’éch­ange contre la même quan­tité de tra­vail sous une autre forme. " Lorsqu’il arrive au bout de la chaîne de pro­duc­tion le pro­duit uni est livré aux consom­ma­teurs et il a alors coûté le temps de pro­duc­tion total, évalué " depuis ses pre­miers débuts ". Les opé­rations de comp­ta­bi­lité néc­ess­aires au contrôle du lot des pro­duits ne vont pas encore au-delà de la comp­ta­bi­lité d’entre­pri­ses ou de "guil­des" ; elles por­tent, pour l’essen­tiel, sur ce qui entre et sort, sur ce qui passe à tra­vers les entre­pri­ses. Pour les effec­tuer, il est néc­ess­aire de connaître par­fai­te­ment le procès de pro­duc­tion des différ­entes entre­pri­ses : c’est cette connais­sance qui four­nit précisément les éléments néc­ess­aires à la comp­ta­bi­lité du débit et du crédit. Mais, une fois que les tech­ni­ciens ont dét­erminé les temps de pro­duc­tion, il ne reste plus aux comp­ta­bles que la fonc­tion de noter et le débit et le crédit.
La manière dont les entre­pri­ses "comp­ta­bi­li­se­ront" leur débit et leur crédit mutuel, est déjà esquissée dans le capi­ta­lisme, dans les opé­rations sim­ples de vire­ment sur une banque ou un compte. À propos de ce type de "comp­ta­bi­li­sa­tion" en éco­nomie com­mu­niste, Leichter écrit :
" Tout ce qui sera matéri­el­lement néc­ess­aire pour la pro­duc­tion, tous les pro­duits semi-finis, toutes les matières pre­mières ou auxi­liai­res, qui doi­vent pro­ve­nir d’autres lieux de pro­duc­tion, seront, bien sûr, portés au débit de l’entre­prise intéressée. Quant à savoir si le règ­lement s’effec­tuera au comp­tant en heures de tra­vail, ou par des hypo­thèques comp­ta­bi­lisées, c’est-à-dire à une cir­cu­la­tion "sans argent comp­tant", voilà une ques­tion que la pra­ti­que rés­oudra. "
(Leichter, op. cit., p. 68.)
Le rôle de la pra­ti­que sera effec­ti­ve­ment capi­tal. Mais, du point de vue des prin­ci­pes, il est fon­da­men­ta­le­ment erroné de recou­rir à un "paie­ment comp­tant en heures de tra­vail". Tout d’abord parce qu’un tel paie­ment ne rime à rien et ensuite parce que tout paie­ment comp­tant gênerait considé­rab­lement le contrôle de la pro­duc­tion.
L’uti­li­sa­tion de bons de tra­vail, d’argent-tra­vail, pour assu­rer la cir­cu­la­tion des pro­duits entre entre­pri­ses est tout à fait super­flue. Quand une entre­prise livre son pro­duit fini, elle a tout sim­ple­ment ajouté (f + c) + t heures de tra­vail à la chaîne des tra­vaux par­cel­lai­res de la société. Mais ces heures doi­vent être imméd­ia­tement res­ti­tuées à l’entre­prise sous forme de nou­veaux t, c et t pour qu’elle puisse com­men­cer la nou­velle pér­iode de tra­vail. Une telle rég­lem­en­tation de la pro­duc­tion ne néc­es­site donc qu’un simple enre­gis­tre­ment du flot des pro­duits, de la manière dont il cir­cule dans l’ensem­ble des entre­pri­ses de la société. Le seul rôle des bons de tra­vail (argent-tra­vail), c’est de servir de moyen pour assu­rer la consom­ma­tion indi­vi­duelle, dans toute sa diver­sité, en fonc­tion du temps de tra­vail. Une partie de ce qu’a fourni le tra­vail est absorbée d’emblée, quo­ti­dien­ne­ment, par la rép­ar­tition socia­lisée ; le mon­tant des bons de tra­vail (argent-tra­vail) res­tant à la dis­po­si­tion des consom­ma­teurs ne peut, en effet, excéder le temps de pro­duc­tion des biens de consom­ma­tion indi­vi­duelle. Nous avons déjà signalé que la quan­tité de ces bons de tra­vail irait en dimi­nuant au fur et à mesure que se socia­li­se­rait davan­tage la rép­ar­tition et qu’elle ten­drait vers zéro. La dét­er­mi­nation du fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle relève de la comp­ta­bi­lité sociale au vrai sens du terme. D’un côté, il y a la somme des heures de tra­vail direc­te­ment dépensées dans les entre­pri­ses pro­duc­ti­ves (T), qui sont portées au crédit de la société. Ce chif­fre se retrouve imméd­ia­tement dans les colon­nes de la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale. De l’autre côté, il y a Fp, Cp, Tp, qui s’ins­cri­vent au débit de la société.
La société, par conséquent, établit sa comp­ta­bi­lité géné­rale à partir de ce gui est pro­duit et consommé.
Ainsi se réa­lise cette remar­que de Marx :
" La comp­ta­bi­lité, contrôle et syn­thèse idéale du pro­ces­sus, devient d’autant plus néc­ess­aire que la pro­duc­tion s’effec­tue davan­tage sur une éch­elle sociale et perd son caractère pure­ment indi­vi­duel ; donc plus néc­ess­aire dans la pro­duc­tion capi­ta­liste que dans celle, disséminée, des arti­sans et des pay­sans, plus néc­ess­aire dans la pro­duc­tion com­mu­nau­taire que dans la pro­duc­tion capi­ta­liste ? " (K. Marx, op. cit., p. 573.) Cette comp­ta­bi­lité n’est que de la comp­ta­bi­lité, rien de plus. Il est vrai qu’elle est le point cen­tral vers lequel conver­gent tous les rayons du pro­ces­sus éco­no­mique, mais elle n’a aucun pou­voir sur l’appa­reil éco­no­mique. La comp­ta­bi­lité sociale géné­rale n’est elle-même qu’une orga­ni­sa­tion d’entre­prise du type T.S.G ou "public", dont l’une des fonc­tions est de régler la consom­ma­tion indi­vi­duelle par le fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle. Elle n’a aucune pos­si­bi­lité de diri­ger ou de gérer l’appa­reil de pro­duc­tion et ne possède aucun droit de dis­po­si­tion de celui-ci. Ces fonc­tions sont exclu­si­ve­ment entre les mains de pro­duc­teurs-consom­ma­teurs. "L’orga­ni­sa­tion d’entre­prise de la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale" a son mot à dire dans une seule et unique entre­prise : la sienne. Mais ce fait ne rés­ulte pas de tel ou tel décret et ne dépend pas non plus de la bonne volonté des employés des bureaux de comp­ta­bi­lité : il est dét­erminé par le cours de la pro­duc­tion lui-même. Il en est ainsi parce que chaque entre­prise, chaque " guilde " se repro­duit elle-même, parce que les tra­vailleurs ont par leur tra­vail dét­erminé du même coup leur rap­port au pro­duit social.

Chapitre 10 LA COMPTABILITÉ SOCIALE GÉNÉRALE
EN TANT QUE CONTRÔLE DU PROCÈS ÉCONOM­IQUE

Le contrôle per­son­nel
Les fonc­tions de la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale que nous avons citée jusqu’à présent se rap­por­taient à l’enre­gis­tre­ment du flot des pro­duits, à la dét­er­mi­nation du F.C.I., à la délivr­ance de bons de tra­vail. À présent nous y ajou­tons éga­lement le contrôle sur la pro­duc­tion et la rép­ar­tition.
Il est clair que la forme de ce contrôle dépend étr­oi­tement des fon­de­ments de l’éco­nomie. Dans le com­mu­nisme d’État, où toute la vie éco­no­mique est réglée par des per­son­nes d’après les mesu­res des sta­tis­ti­ques, ce contrôle appa­raît comme une fonc­tion per­son­nelle. Dans l’Association des pro­duc­teurs libres et égaux, où toute la pro­duc­tion est basée sur la comp­ta­bi­lité du temps de tra­vail et où la rép­ar­tition de tous les pro­duits est dét­erminée par la pro­duc­tion matéri­elle elle-même, ce contrôle reçoit une forme exac­te­ment compte de tous les éléments indép­endants de la pro­duc­tion, de la repro­duc­tion, de l’accu­mu­la­tion et s’effec­tue, dans un cer­tain sens, auto­ma­ti­que­ment. Varga raconte dans son livre sur les "pro­blèmes éco­no­mico-poli­ti­ques de la dic­ta­ture du prolé­tariat" com­ment s’effec­tue ce contrôle sous le com­mu­nisme d’État :
" Le contrôle de la direc­tion des entre­pri­ses et celui de la ges­tion des biens de l’État est une fonc­tion qui revient au pou­voir orga­ni­sa­tion­nel cen­tral. Il s’agit là d’un pro­blème qui occa­sionna à la Russie énormément de dif­fi­cultés...
" L’usage sans scru­pu­les des biens de l’État, de la for­tune expro­priée de la bour­geoi­sie s’expli­que avant tout par la ten­dance capi­ta­liste à la cupi­dité, dont est empreinte toute la société. La morale de celle-ci a de sur­croît été for­te­ment sapée par une guerre inter­mi­na­ble. Mais à ceci il faut éga­lement ajou­ter une cer­taine impré­cision quant aux nou­veaux rap­ports de pro­priété. Les prolét­aires qui gèrent les entre­pri­ses expro­priées n’ont que trop faci­le­ment ten­dance à croire que ces entre­pri­ses sont leur pro­priété et non celle de toute la société. Il est de ce fait par­ti­cu­liè­rement impor­tant de mettre en place un contrôle effi­cace, car celui ci est en même temps un excel­lent moyen d’édu­cation.
" Le pro­blème du contrôle a été fort bien résolu en Hongrie (sou­li­gné par Varga). On aug­menta grâce à l’ensei­gne­ment dis­pensé par les avo­cats et les ins­ti­tu­teurs, les rangs des contrôleurs qui étaient aupa­ra­vant au ser­vice des capi­ta­lis­tes et on les regroupa, en tant que fonc­tion­nai­res de dans une sec­tion par­ti­cu­lière du Conseil éco­no­mique natio­nal. La sec­tion était divisée en grou­pes pro­fes­sion­nels, de sorte que les mêmes contrôleurs contrôlaient en per­ma­nen­ces les entre­pri­ses des mêmes bran­ches indus­triel­les. Ce contrôle ne s’étendait pas seu­le­ment aux émo­luments on argent ou on matériel, mais éga­lement à la bonne uti­li­sa­tion des forces de tra­vail, à l’examen des causes des mau­vais ren­de­ments ou des rés­ultats désav­an­tageux en général. Le contrôleur contrôlait à inter­val­les réguliers, sur place, l’entre­prise et sa comp­ta­bi­lité et rédigeait un rap­port qui ne dév­oilait pas seu­le­ment les erreurs, mais qui conte­nait éga­lement des pro­po­si­tions de réf­ormes. Les contrôleurs n’avaient eux-mêmes aucun droit de dis­po­si­tion sur les entre­pri­ses qu’ils contrôlaient ; ils sou­met­taient seu­le­ment leur rap­port aux auto­rités orga­ni­sa­tri­ces compét­entes. Il s’établit rapi­de­ment une coopé­ration entre le contrôleur, le com­mis­saire de la pro­duc­tion et le conseil d’entre­prise. Les conseils du contrôleur furent sou­vent suivis spon­tanément. Aussi publia-t-on une revue : Le jour­nal des contrôleurs, qui fut envoyée à toutes les entre­pri­ses expro­priées et qui contri­bua beau­coup à écla­ircir parmi les tra­vailleurs les pro­blèmes orga­ni­sa­tion­nels de la direc­tion des entre­pri­ses. Le contrôle systé­ma­tique ne s’étendait pas seu­le­ment aux entre­pri­ses, mais éga­lement aux faits et gestes de tous les com­mis­sai­res du peuple. " (p. 67-68) Ce que Varga appelle ici " contrôle de la pro­duc­tion " est l’assem­blage de deux choses très différ­entes. L’une se rap­porte au contrôle considéré sous l’angle de la comp­ta­bi­lité du contrôle des livres de comp­tes.
C’est une ques­tion de débit et de crédit. Le contrôle tech­ni­que a quant à lui une fonc­tion toute différ­ente ; il veille à la ratio­na­li­sa­tion de plus en plus poussée de la pro­duc­tion, essaie de faire attein­dre à l’entre­prise son maxi­mum d’effi­cience.
Chez Varga, ces deux fonc­tions essen­tiel­le­ment différ­entes sont réunies en un seul organe de contrôle ; pour une éco­nomie com­mu­niste, il s’agit là d’une erreur fon­da­men­tale. Dans la République hon­groise des Conseils que décrit Varga, ce sont donc les mesu­res de ratio­na­li­sa­tion cou­plées à la conso­li­da­tion comp­ta­ble des rés­ultats de ces mêmes mesu­res, qui cons­ti­tuent le contrôle sur la pro­duc­tion. Le système des cartes de contrôle, les hor­lo­ges de poin­tage, la tay­lo­ri­sa­tion et le tra­vail à la chaîne qui mène à cette ratio­na­li­sa­tion, qui est en même temps contrôle ; mais il s’agit d’un contrôle exercé par un pou­voir hiér­arc­hique sur un tra­vail que celui-ci met à son ser­vice. Contrôler la pro­duc­tion signi­fie ici veiller à ce que le tra­vail des pro­duc­teurs soit assez ren­ta­ble, à ce qu’ils rap­por­tent assez de béné­fices à la direc­tion cen­trale de l’éco­nomie. Ce contrôle porte le caractère de la domi­na­tion sur les pro­duc­teurs.
Le contrôle matériel
Le contrôle de la pro­duc­tion dans la société des pro­duc­teurs libres et égaux est fon­da­men­ta­le­ment différent. Ceux-ci feront éga­lement appel au mesu­rage des différ­entes acti­vités du tra­vail et à la méca­ni­sation du procès de tra­vail (tra­vail à la chaîne, etc.), mais il s’agira alors de mesu­res tech­ni­ques, dont le but sera de recher­cher et d’appli­quer les meilleu­res mét­hodes de tra­vail, vou­lues et mises en pra­ti­que par les tra­vailleurs des entre­pri­ses concernées eux-mêmes. Ces mesu­res ne sont pas dictées, sous la menace du fouet, par un pou­voir cen­tral avide de béné­fices, mais par le propre intérêt des pro­duc­teurs.
Ceux-ci, en même temps qu’ils inten­si­fient leur propre pro­duc­ti­vité, accrois­sent le stock total des biens consom­ma­bles de la société, sur lequel tous les tra­vailleurs ont un droit égal. Et ce n’est qu’ici que com­mence la tâche du contrôle social sur la pro­duc­tion. La comp­ta­bi­lité sociale qui est le ser­vice où est comp­ta­bi­lisé tout ce qui entre dans les différ­entes entre­pri­ses et tout ce qui en sort, doit veiller à ce que le flot de ces entrées et de ces sor­ties reste en accord avec le taux de pro­duc­ti­vité fixé pour chaque entre­prise. Comme il ne peut plus y avoir de "secret com­mer­cial" dans le com­mu­nisme, et comme par conséquent, de la pro­duc­tion dans les différ­entes entre­pri­ses fait l’objet de publi­ca­tions ouver­tes de la part de la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale, la ques­tion du contrôle est résolue. Elle n’est plus un pro­blème.
Une autre ques­tion est de savoir quel­les seront les orga­ni­sa­tions qui inter­vien­dront, en cas d’écart ou de man­que­ment à la règle, et quel­les seront les mesu­res qu’il faudra pren­dre dans ce cas. Il s’agit d’une ques­tion tech­ni­que et orga­ni­sa­tion­nelle.
Le contrôle de la pro­duc­tion dans la société des pro­duc­teurs libres et égaux n’est donc pas effec­tué par des per­son­nes ou des ins­tan­ces. Il se fait grâce à l’enre­gis­tre­ment public du cours matériel de la pro­duc­tion, c’est-à-dire la pro­duc­tion est contrôlée par la pro­duc­tion.
À l’aide d’un schéma, essayons de suivre les formes de ce contrôle comp­ta­ble. Considérons tout d’abord la pro­duc­tion en fonc­tion du temps social moyen de pro­duc­tion. Nous avons vu que celui-ci rés­ultait de la moyenne pro­duc­tive, de la coopé­ration hori­zon­tale des entre­pri­ses de même nature. Numérotons (en indice) les entre­pri­ses fai­sant partie d’un cartel pro­duc­tif en entre­prise 1, 2, 3, ... n ; désignons le total par la lettre t.
Nous obtien­drons alors pour la pro­duc­ti­vité totale :
Entreprise 1... (f1 + c1) + t1 = X1 kg de pro­duit
Entreprise 2... (f2 + c2) + t2 = X2 kg de pro­duit
Entreprise 3... (f3 + c3) + t3 = X3 kg de pro­duit
Entreprise n... (f4 + c4) + t4 = Xn kg de pro­duit
Productivité totale (Ft + Ct) + Tt = Xt kg de pro­duit
Le temps social moyen par kilo de pro­duit sera alors :
t.s.m. de pro­duc­tion = [(Ft + Ct) + Tt] /Xt kg de pro­duit
Même si une entre­prise fabri­que diver­ses sortes de pro­duits, on peut procéder à ce calcul, grâce à la comp­ta­bi­lité du "prix de revient indi­vi­duel" des pro­duits. Le temps social moyen de pro­duc­tion cons­ti­tue I’unité de la pro­duc­ti­vité. On dét­er­mine le fac­teur de pro­duc­ti­vité pour chaque entre­prise à partir de l’écart de sa pro­duc­ti­vité par rap­port au temps pro­duc­tif moyen (voir cha­pi­tre 4) ; en par­tant de la for­mule pré­céd­ente, on peut obte­nir de nom­breu­ses données telle par exem­ple l’usure sociale moyenne en F, C et T, ce qui nous four­nit déjà un cer­tain nombre d’indi­ca­tions quant à la ratio­na­lité des divers fac­teurs de pro­duc­tion. Pour cela, le cartel de pro­duc­tion n’a donc nul besoin de contrôleurs, parce que les fac­teurs de pro­duc­tion à exa­mi­ner sont du domaine des pro­duc­teurs eux-mêmes. Dans la coopé­ra­tive de pro­duc­tion, le temps social moyen de pro­duc­tion tient seul le rôle de contrôleur.
On peut se deman­der à présent, dans quelle mesure les pro­duc­teurs peu­vent perdre, lors de la cons­ti­tu­tion d’une coopé­ra­tive de pro­duc­tion, leur droit de dis­po­si­tion sur l’appa­reil de pro­duc­tion, si une direc­tion de cartel cen­trale ne risque pas de confis­quer à son profit tout le pou­voir sur la pro­duc­tion. Il faut, sans aucun doute comp­ter avec un tel risque. Il sub­sis­tera en effet pro­vi­soi­re­ment une forte ten­dance, issue du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, à remet­tre le pou­voir de dis­po­si­tion sur l’appa­reil de pro­duc­tion entre les mains d’une cen­trale. Dans la coopé­ra­tive de pro­duc­tion, on ten­tera de ce fait très cer­tai­ne­ment, par exem­ple de confier à une direc­tion cen­trale le droit d’uti­li­sa­tion du fonds d’accu­mu­la­tion. Si on en arrive effec­ti­ve­ment là, les différ­entes orga­ni­sa­tions d’entre­prise n’auront plus rien à dire. Il est éga­lement pos­si­ble que l’on essaye de mettre en place une direc­tion de cartel cen­trale, qui aurait pour tâche de rép­artir dans les entre­pri­ses asso­ciées les com­man­des qui leur sont adressées et qui obtien­drait éga­lement le droit de dis­po­ser du pro­duit total. Les orga­ni­sa­tions d’entre­prise, ne seraient plus alors que les orga­nes exé­cut­ifs de la direc­tion cen­trale ; leur rôle consis­te­rait uni­que­ment à tenir la comp­ta­bi­lité de l’entre­prise. Dans quelle mesure les pro­duc­teurs pour­ront-ils éch­apper à de tels ris­ques ? La rép­onse à cette ques­tion dépend de leur dis­cer­ne­ment et de leur force. Il sera sans aucun doute impos­si­ble d’éviter une lutte contre de telles ten­dan­ces. Direction et ges­tion auto­no­mes, voilà quelle est l’exi­gence impéri­euse de laquelle les pro­duc­teurs, au mépris de toutes les belles phra­ses, ne devront pas se lais­ser dis­traire.
L’entre­prise appa­raît comme une unité auto­nome, qui établit elle-même ses rela­tions avec les autres entre­pri­ses et les coopé­ra­tives de consom­ma­tion. Les pro­duc­teurs sont alors plei­ne­ment res­pon­sa­bles. Les énergies et les ini­tia­ti­ves des masses auront alors le champ libre. La jonc­tion hori­zon­tale des entre­pri­ses n’est, dans un pre­mier stade, qu’une ques­tion de comp­ta­bi­lité, afin que l’on puisse dét­er­miner le temps social moyen de pro­duc­tion et, lié à celui-ci, le degré de pro­duc­ti­vité des différ­entes entre­pri­ses. Il est clair qu’on ne peut ni ne doit en rester là mais qu’il faut éga­lement en arri­ver à une col­la­bo­ra­tion tech­ni­que récip­roque. Mais celle-ci devra rester subor­donnée à l’exi­gence capi­tale du main­tien d’une direc­tion auto­nome. La situa­tion sera telle alors, que nous pou­vons dire avec Leichter : " À pre­mière vue, on sup­po­sera que chaque bien de pro­duc­tion est assez indép­endant ; mais si on y regarde de plus près, on aper­ce­vra très net­te­ment le cordon qui relie chaque entre­prise au reste de l’éco­nomie. Ce grand cordon qui relie chaque entre­prise au reste de l’éco­nomie, est la for­mule de pro­duc­tion et de repro­duc­tion. Celle-ci place toutes les entre­pri­ses sur le même ter­rain ; la pro­duc­tion dét­erminée par la repro­duc­tion cons­ti­tue leur base com­mune. "
Le contrôle pour l’enre­gis­tre­ment du flux des pro­duits
Retournons à présent au contrôle social de la pro­duc­tion. La révo­lution sociale abolit la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tions ; ceux-ci devien­nent pro­priété col­lec­tive. Le lien juri­di­que qui s’établit entre les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses et la société confie à celle-ci la ges­tion des moyens de pro­duc­tion. Les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses dres­sent par conséquent leur inven­taire, et indi­quent, ce fai­sant, com­ment elles uti­li­sent les moyens de pro­duc­tion. C’est-à-dire, elles déposent auprès de la comp­ta­bi­lité sociale un budget de pro­duc­tion sous la forme (f + c) + t = X kg de pro­duit. À partir de la somme des bud­gets de pro­duc­tion il est alors pos­si­ble de réa­liser l’exi­gence marxienne de la comp­ta­bi­lité : " Son inven­taire (celui de la société) contient le détail des objets utiles qu’elle possède, des différents modes de tra­vail exigés par leur pro­duc­tion et enfin du temps de tra­vail que lui contient en moyenne des quan­tités dét­erminées de ces divers pro­duits. "
L’inven­taire social rés­ulte donc de la somme des différents bud­gets de pro­duc­tion ; mais celui-ci place en même temps les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses sous contrôle social. La pro­duc­tion des entre­pri­ses est un procès cir­cu­lant. D’un côté il entre dans les entre­pri­ses des pro­duits (éga­lement sous norme de force de tra­vail), de l’autre il en sort sous une forme nou­velle. Chaque vire­ment de mar­chan­di­ses est enre­gis­tré par la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale, ce qui permet d’avoir à chaque ins­tant une vue d’ensem­ble sur le débit et le crédit de l’entre­prise. Tout ce que l’entre­prise use sous forme de moyens de pro­duc­tion, de matières pre­mières ou de bons de tra­vail appa­raît dans son débit ; ce qu’elle a donné à la société est porté à son crédit. Le débit et le crédit sont un flux cir­cu­lant et doi­vent se cou­vrir mutuel­le­ment ; à partir de là, on peut voir à tout moment si et dans quelle mesure la pro­duc­tion se dér­oule selon les normes fixées.
Si dans une entre­prise on assiste à. la for­ma­tion d’un. excédent anor­mal, la comp­ta­bi­lité sociale est en mesure de four­nir imméd­ia­tement un rap­port aux ser­vi­ces compétents (peut-être à une com­mis­sion de cartel). Il est impos­si­ble que l’excédent soit dû à une suré­lé­vation de la part de l’entre­prise du temps social moyen de pro­duc­tion, lors de la livrai­son du pro­duit ; car ce temps a été rendu public. Il doit donc s’agir d’une erreur dont l’ori­gine est à cher­cher dans le budget de pro­duc­tion. L’usure en f, c, ou t a donc été moins élevée que ne l’esti­mait le budget de pro­duc­tion. S’il s’avère que c’est bien là la source de l’erreur, cela signi­fiera que l’entre­prise était plus pro­duc­tive qu’on ne l’esti­mait ; et l’on procé­dera à une révision de son fac­teur de pro­duc­ti­vité.
Le contraire peut éga­lement se pro­duire. Si la comp­ta­bi­lité sociale cons­tate qu’une entre­prise est défi­cit­aire, cela entraî­nera, de la même manière, une nou­velle esti­ma­tion du fac­teur de pro­duc­ti­vité ainsi que des différents éléments entrant dans la pro­duc­tion, f, c, ou t. Il est éga­lement pos­si­ble que l’inten­sité moyenne du tra­vail soit restée en des­sous du taux normal, et que la direc­tion de l’entre­prise ait fait preuve d’inca­pa­cité. Il est pos­si­ble en grande partie d’évaluer l’étendue de pareilles infrac­tions contre la société, à l’aide de la for­mule :
[(ft + ct) + tt/]Xt,
com­parée à la comp­ta­bi­lité de l’entre­prise. S’il y a effec­ti­ve­ment nég­lig­ence de la pro­duc­tion, il y aura lieu de sanc­tion­ner l’orga­ni­sa­tion d’entre­prise, selon la juri­dic­tion sociale en cours.
Ce contrôle comp­ta­ble simple, qui déc­oule auto­ma­ti­que­ment du procès de pro­duc­tion, permet encore de faire inter­ve­nir un autre fac­teur de contrôle, qui lui, est impi­toya­ble le procès de repro­duc­tion. Si une col­lec­ti­vité pro­duc­tive a sous-évalué son temps social moyen de pro­duc­tion, les entre­pri­ses sur-pro­duc­ti­ves pour­ront sans doute se repro­duire, mais elles ne seront en mesure de cou­vrir les déficits des entre­pri­ses sous-pro­duc­ti­ves. Celles ci ne pour­ront donc pas se repro­duire et la société devra leur venir en aide, en pui­sant dans le fonds pris sur le budget du T.S.G., cepen­dant qu’à partir des nou­vel­les données rés­ultant de cet examen, on procé­dera de c ? La réso­lution de ce pro­blème n’est cepen­dant pas de notre res­sort, parce qu’elle relève de tech­ni­ques de comp­ta­bi­lité par­ti­cu­lières. La dif­fi­culté serait déjà résolue par­tiel­le­ment, si en règle géné­rale on men­tion­nait lors de chaque livrai­son, sur le chèque de vire­ment si les pro­duits sont des­tinés à f ou à c, tout comme actuel­le­ment déjà on a cou­tume d’indi­quer pour les vire­ments en argent ce qui les motive.
Mais ceci est l’affaire de " l’entre­prise de comp­ta­bi­lité sociale", non la nôtre. Il nous suffit, quant à nous, que les termes de la for­mule de pro­duc­tion trou­vent faci­le­ment leur enre­gis­tre­ment et que chacun d’entre eux puisse ainsi être exa­miné et jugé séparément. Le terme c ne doit par conséquent pas déb­order du cadre du budget de pro­duc­tion et être en rap­port exact avec t et le pro­duit fabri­qué. Une mau­vaise uti­li­sa­tion des matières pre­mières peut donc être décelée non seu­le­ment par la guilde, mais éga­lement par la comp­ta­bi­lité sociale.
Si nous considérons le terme f, nous nous heur­tons encore à une autre dif­fi­culté. Les machi­nes, les bâtiments, etc., ne sont absorbés par le pro­duit qu’après 10 ou 20 ans ; durant tout ce temps des répa­rations sont néc­ess­aires pour les main­te­nir en état de fonc­tion­ner. S’ils sont usés en moyenne après b ans, il faudra alors rete­nir annuel­le­ment 1/10 de leur temps de pro­duc­tion, que l’on comp­tera dans la for­mule (f + c) + t. Lorsque le pro­duit fabri­qué a été livré, t et c entrent à nou­veau entiè­rement dans la pro­duc­tion. Mais f reste au crédit de l’entre­prise. Au bout de 10 ans, les moyens de pro­duc­tion fixes seront entiè­rement amor­tis et pour­ront alors être renou­velés. À pre­mière vue, il pour­rait sem­bler que le contrôle sur t ne soit pos­si­ble qu’après 10 années, que ce n’est qu’alors qu’il appa­raîtra, si f a été évalué ou sous-évalué. Mais ce n’est là qu’une appa­rence. En fait, si l’on suit le cours réel de la pro­duc­tion, on s’aperçoit que les différ­entes machi­nes etc., ont un temps d’usure qui diffère de l’une à l’autre et que leurs dates de mise en ser­vice ne coïn­cident pas. On rem­place par conséquent chaque année des moyens de pro­duc­tion usagés par des moyens de pro­duc­tion neufs. De ce fait, il n’y a pas seu­le­ment t et c qui cir­cu­lent à tra­vers les entre­pri­ses, mais éga­lement f, même si c’est à un rythme plus lent. Aussi celles-ci seront-elles obligées d’uti­li­ser chaque année, à peu de choses près le mon­tant de ce qu’elles auront déduit pour f.
Examinons à présent briè­vement le caractère du contrôle social. On remar­que que la pro­duc­tion des entre­pri­ses pro­duc­ti­ves se contrôle même dans différents sens. En pre­mier lieu, il appa­raît imméd­ia­tement si le budget de pro­duc­tion (f + c )+t, a été dans ses lignes géné­rales cor­rec­te­ment évalué et si tous les termes s’ins­cri­vent dans le cadre du budget. Le contrôle s’exerce ensuite sur la quan­tité de pro­duit fabri­que : pra­ti­que­ment, il s’agit d’un contrôle du temps de pro­duc­tion moyen de l’entre­prise, du temps de pro­duc­tion moyen de la société et, par-là, éga­lement des fac­teurs de pro­duc­ti­vité.
Tout le procès de contrôle se ramène donc à un contrôle sur la for­mule de pro­duc­tion en général, grâce à différents vire­ments de mar­chan­di­ses et à l’inven­taire des bons de tra­vail, et donc grâce à la pro­duc­tion matéri­elle. C’est le pro­duit fabri­qué, le rés­ultat de la pro­duc­tion matéri­elle, qui place sous contrôle social la moyenne pro­duc­tive de l’entre­prise, la moyenne sociale et la pro­duc­ti­vité indi­quée dans le budget. Ensuite ce sont les vire­ments de mar­chan­di­ses et l’inven­taire des bons de tra­vail, donc le procès matériel de pro­duc­tion, qui exer­cent un contrôle séparé sur chacun des termes de la for­mule (f + c ) + t. Et fina­le­ment il y a le contrôle, de véri­fi­cation du procès de repro­duc­tion, de la pro­duc­tion matéri­elle en tant que tota­lité.
Si le temps social moyen a été sous-évalué, la coopé­ra­tive de coopé­ration en tant qu’unité comp­ta­ble ne pourra pas se repro­duire ; s’il a été suré­valué, il appa­raîtra des excédents qui ne seront pas absorbés par la pro­duc­tion.

Chapitre 11 LE CONTRÔLE SOCIAL DU TRAVAIL SOCIAL GÉNÉRAL (T.S.G.)
OU DES ENTREPRISES PUBLIQUES

Le contrôle des entre­pri­ses publi­ques se fait, au moins en partie, de manière ana­lo­gue à celui des entre­pri­ses de pro­duc­tion pro­pre­ment dits. Dans ce der­nier cas le contrôle se fait par l’obser­va­tion de ce qui appa­raît dans la for­mule de pro­duc­tion (f + c) + t par suite d’enre­gis­tre­ment de la livrai­son des pro­duits et l’allo­ca­tion de l’argent-tra­vail. En cela, le contrôle s’effec­tue à partir de la pro­duc­tion matéri­elle. Mais les pro­duits livrés par les entre­pri­ses publi­ques vont gra­tui­te­ment à la société, si bien que ces entre­pri­ses ne peu­vent rien porter à leur crédit, que ce soit sur leurs livres de compte d’entre­prise ou sur ceux de la comp­ta­bi­lité sociale... C’est pour­quoi, dans ce cas, ni la quan­tité de pro­duits, ni le temps de pro­duc­tion social moyen, ni le pro­ces­sus de repro­duc­tion ne peu­vent servir de fac­teur de contrôle. Les entre­pri­ses qui livrent leurs pro­duits sans mesure éco­no­mique à la consom­ma­tion indi­vi­duelle ne peu­vent être sou­mi­ses au contrôle que d’une seule manière : par l’examen de la pro­duc­tion matéri­elle. Il va de soi que l’on peut ima­gi­ner de nom­breu­ses mét­hodes pour que ces entre­pri­ses soient contrôlées de sorte que le bien social soit admi­nis­tré avec le plus grand souci de l’éco­nomie. Mais il ne s’agit pas de conce­voir des mét­hodes de contrôle qui s’atta­che­raient à prés­erver quel­que intérêt par­ti­cu­lier des entre­pri­ses, mais un contrôle qui, là où il s’appli­que, rés­ulte du caractère social de la pro­duc­tion.
Dans la pér­iode inau­gu­rale du com­mu­nisme, seules appar­tien­dront au groupe des entre­pri­ses publi­ques, des entre­pri­ses qui ne livrent aucun pro­duit paya­ble. Citons par exem­ple : les conseils éco­no­miques et poli­ti­ques, l’assis­tance médi­cale, l’ensei­gne­ment, etc. Le dével­op­pement ultérieur y amè­nera les trans­ports des per­son­nes et des biens qui devien­dront gra­tuits et, dans un stade encore plus éloigné, on en vien­dra à la "consom­ma­tion selon les besoins" de tous les pro­duits pal­pa­bles et mesu­ra­bles. Mais par l’accom­plis­se­ment de la révo­lution sociale il ne s’agit pas au pre­mier chef de mettre en appli­ca­tion le mot d’ordre "à chacun selon ses moyens " mais bien plutôt de réa­liser l’admi­nis­tra­tion auto­nome des entre­pri­ses, et la comp­ta­bi­lité de la pro­duc­tion. Si la pro­duc­tion est soli­de­ment effec­tuée selon ces deux prin­ci­pes, le pro­blème d’abou­tir à la consom­ma­tion "libre" devient facile à rés­oudre.
Pour toutes les entre­pri­ses pour les­quel­les le contrôle auto­ma­ti­que ne peut se réa­liser que d’une seule manière, d’autres contrôles pour­ront néanmoins vrai­sem­bla­ble­ment être menés, par exem­ple par l’intermédi­aire d’enquêtes condui­sant à des com­pa­rai­sons. Ainsi on com­pa­rera le nombre d’heures de tra­vail absorbées par l’ensei­gne­ment dans diver­ses com­mu­nes, ou ce qu’a coûté en tra­vail la cons­truc­tion d’un kilomètre de route dans telle ou telle ville, etc. Si l’entre­prise four­nit un pro­duit à par­ta­ger socia­le­ment et dont la quan­tité peut être mesurée (élect­ricité), le temps de tra­vail social moyen pourra encore servir de base au contrôle. Mais, cette fois, le contrôle ne sort pas auto­ma­ti­que­ment des rés­ultats de la comp­ta­bi­lité sociale faite sur le plan, mais il doit être recher­ché dans les livres des entre­pri­ses.
Comme autre moyen secondaire de contrôle des entre­pri­ses publi­ques il y a encore le contrôle de la rép­ar­tition des biens de consom­ma­tion ? Les consom­ma­teurs se rép­art­issent les pro­duits par l’intermédi­aire de leurs coopé­ra­tives : ils sont les "maîtres chez eux". C’est là que les sou­haits indi­vi­duels trou­vent leur expres­sion col­lec­tive, et c’est pour­quoi les consom­ma­teurs y sont capa­bles de dét­er­miner ce qui doit être rép­arti et en quelle quan­tité. L’organe d’exé­cution est une orga­ni­sa­tion d’entre­prise qui entre dans la caté­gorie T.S.G. Elle dresse un budget pour ses besoins en (f + c) + t, et sait par-là que son ser­vice est la rép­ar­tition de X heures de tra­vail. Le contrôle se fait de nou­veau sur la for­mule de pro­duc­tion et dans une voie telle qu’il s’agit de savoir si l’orga­ni­sa­tion d’entre­prise reste bien dans le cadre du budget, si les échéances par­ti­cu­lières sont bien observées, si la for­mule de pro­duc­tion avait été cor­rec­te­ment cal­culée.
Le contrôle de la quan­tité de pro­duits rép­artie est aussi très simple parce que jus­te­ment tous les trans­ferts de biens ont été enre­gis­trés par la comp­ta­bi­lité géné­rale et que les pro­duits sont uti­lisés exac­te­ment selon leur tempe de pro­duc­tion. La comp­ta­bi­lité géné­rale indi­que en effet exac­te­ment com­bien de pro­duit (c’est-à-dire com­bien d’heures de tra­vail) la coopé­ra­tive de consom­ma­tion a prélevé et com­bien de bons en heures de tra­vail sont portés sur les livres.
Il y a tou­te­fois des dif­fi­cultés tech­ni­ques parce que l’orga­ni­sa­tion de rép­ar­tition doit tenir compte de ce qu’une partie du pro­duit est perdue ou détr­uite. En pra­ti­que, elle ne peut four­nir autant de bons d’argent-tra­vail que l’exige sa dette auprès de la comp­ta­bi­lité géné­rale. Il y a un manque mais qui ne peut varier qu’à l’intérieur de limi­tes connues faci­le­ment en pra­ti­que et qui, par conséquent, pour­rait être aisément com­pensé par un pré­lè­vement sur le budget de pro­duc­tion de l’orga­ni­sa­tion de rép­ar­tition. En prin­cipe, ces pertes de pro­duc­tion iné­vi­table ne gêneront pas le contrôle de la rép­ar­tition et la rela­tion exacte entre pro­duc­teur et pro­duit n’en sera pas altérée. Le contrôle de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition est ainsi com­plet. Chaque terme de la for­mule de pro­duc­tion/repro­duc­tion est connu exac­te­ment et peut être exa­miné par toute la société. Le contrôle est réduit à sa forme la plus simple et la marche de l’éco­nomie devient trans­pa­rente, si bien que la comp­ta­bi­lité publi­que permet à chaque membre de la société d’effec­tuer un contrôle direct.
Lorsque la pro­duc­tion et la rép­ar­tition se trou­vent entre les mains des pro­duc­teurs-consom­ma­teurs, le mou­ve­ment éco­no­mique atteint sa plus haute syn­thèse idéale qui ne se réa­lise que par l’action conju­guée des forces de pro­duc­tion et qui fina­le­ment n’est rien d’autre que cela. La société est alors deve­nue l’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES ET ÉGAUX, dont l’intel­li­gence poli­ti­que trouve sa plus haute expres­sion dans le système des conseils, et l’intel­li­gence éco­no­mique dans la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale.

Chapitre 12 LE TRAVAIL SOCIALEMENT NÉCESSAIRE ET LE TEMPS DE REPRODUCTION SOCIAL MOYEN

[T.S.N. : tra­vail socia­le­ment néc­ess­aire
T.R.S.M. : temps de repro­duc­tion social moyen]
Examinons de plus près la caté­gorie du temps socia­le­ment néc­ess­aire. Nous remar­quons d’abord que der­rière ce concept se mêlent deux choses très différ­entes. Il y a d’une part la cons­ta­ta­tion que pour satis­faire un cer­tain besoin social il faut un cer­tain tra­vail, et d’autre part le désir d’uti­li­ser ce fait comme élément de calcul. C’est ce que sou­hai­te­rait Kautsky lorsqu’il envi­sage le T.S.N., c’est-à-dire le tra­vail "contenu" dans un pro­duit " depuis le tout début jusqu’à son achè­vement, y com­pris le trans­port et tous les tra­vaux annexes ", et qui, selon lui, est impos­si­ble à esti­mer "même avec l’appa­reil sta­tis­ti­que le plus com­plet, le plus for­mi­da­ble". Autrement dit, si une comp­ta­bi­lité fondée sur le T.S.N est théo­riq­uement pos­si­ble, elle est impos­si­ble à réa­liser en pra­ti­que, et Kautsky rejette cette caté­gorie pour servir au calcul éco­no­mique.
Varga veut aussi envi­sa­ger le T.S.N. du point de vue du calcul. Il vou­drait même que ce caractère cal­cu­la­toire appa­raisse dans le nom même du concept. C’est pour­quoi il parle de prix de revient social qu’il définit comme le "prix de revient majoré d’un sup­plément des­tiné à cou­vrir le coût d’entre­tien de ceux qui ne tra­vaillent pas et d’un autre pour assu­rer une accu­mu­la­tion véri­table." Varga lui-même sou­li­gne ce pas­sage et affirme qu’il s’agit là de la "solu­tion de prin­cipe".
Cette solu­tion de prin­cipe peut a priori paraître séd­uis­ante. Si on veut intro­duire le "prix de revient social " de Varga dans la for­mule de pro­duc­tion, on obtien­dra le schéma :
( F + C ) + T + T.S.G. + ACC,
où T.S.G. représ­ente le tra­vail social général et ACC l’accu­mu­la­tion. On peut cepen­dant être sur­pris de ce que Varga ne dise pas com­ment seront fixés les sur­plus ni quelle sera leur valeur rela­tive. C’est pour­quoi il n’est pas néc­ess­aire d’exa­mi­ner cette for­mule plus à fond. D’une manière géné­rale, on peut remar­quer que la concep­tion de Varga se heurte aux mêmes dif­fi­cultés que celle de Kautsky. Pour faire passer sous forme concrète la "for­mule du prix de revient social" il fau­drait ce cer­veau de géant que l’astro­nome Laplace disait seul être capa­ble d’écrire la "for­mule de l’uni­vers". En clair, cela veut sim­ple­ment dire que cette "for­mule du prix de revient" est une absur­dité com­plète. Il ne faut donc pas s’étonner de ce qu’en Hongrie, cette "solu­tion de prin­cipe" ne put jamais entrer en pra­ti­que, cette der­nière sui­vant un cours tout différent. C’est la poli­ti­que des prix qui dut sup­pléer la théorie de la "for­mule du prix de revient" qui se mon­trait défaill­ante. Ceci nous permet d’affir­mer que la caté­gorie du "prix de revient social" dut être rejetée comme inu­ti­li­sa­ble.
On voit que les éco­nom­istes ont voulu attri­buer au concept de T.S.N. une portée trop lar­ge­ment y incluant les coûts généraux d’admi­nis­tra­tion qui n’entrent pas dans la pro­duc­tion (cf. K. Marx, Gloses mar­gi­na­les etc., p. 1418, Pléiade). C’est le cas de Varga. D’autres n’ont voulu rete­nir que le pro­duit social final en ajou­tant le même tous les temps de pro­duc­tion de cen­tai­nes de pro­duits. C’est ce que fait Kautsky. En fait, la caté­gorie du T.S.N. sous ces formes ne peut être uti­lisée. Sans doute, tout tra­vail effec­tué dans la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion est socia­le­ment néc­ess­aire, et il doit être repro­duit. La solu­tion de ce pro­blème ne peut donc être que la prise en charge de sa propre repro­duc­tion par chaque groupe de pro­duc­tion lui-même, ce qui assure du même coup la repro­duc­tion de tout le T.S.N.
La caté­gorie du T.S.N. n’a donc de sens que par rap­port au tra­vail créateur de valeur d’usage mais ne peut servir dans la comp­ta­bi­lité. Il s’ensuit que la repro­duc­tion du T.S.N. repose sur la repro­duc­tion de chaque acte de l’éco­nomie. Cette repro­duc­tion ne figure donc pas dans la caté­gorie du T.S.N. elle-même, mais appa­raît dans le temps de repro­duc­tion social moyen de chaque acte de l’éco­nomie dans la caté­gorie cor­res­pon­dante. Ceci est réa­li­sable par tous les "pro­duc­teurs" au sens large. Ainsi le pro­blème du T.S.N. se trouve résolu.
Temps de pro­duc­tion et temps de repro­duc­tion
Nous allons encore exa­mi­ner pour­quoi il vaut mieux parler de temps de repro­duc­tion que de temps de pro­duc­tion. Nous ver­rons aussi jusqu’à quel point ces deux concepts se recou­vrent et jusqu’à quel point ils diffèrent. Revenons donc à nos considé­rations sur la manière dont chaque entre­prise cal­cule le temps de pro­duc­tion de ses fruits à l’aide de sa for­mule (f + c) + t, dét­er­minant simul­tanément le nombre d’heures de tra­vail qui se trou­vent incluse dans chacun de ses pro­duits. Puis nous avons montré com­ment le temps de pro­duc­tion social moyen se cal­cule à partir de l’ensem­ble des entre­pri­ses réunies dans un groupe de pro­duc­tion. Par la manière même dont il est cal­culé, ce temps sert à assu­rer la repro­duc­tion du groupe de pro­duc­tion dans son entier, c’est pour­quoi il vaut mieux l’appe­ler temps de repro­duc­tion social moyen plutôt que temps de pro­duc­tion social moyen. Ces deux temps se recou­vrent. Quant à la différ­ence entre le temps de pro­duc­tion de l’entre­prise et le temps de repro­duc­tion social moyen, il en est tenu compte dans le fac­teur de pro­duc­ti­vité.
Le "vieillis­se­ment" des moyens de pro­duc­tion
Une loi non écrite des entre­pri­ses capi­ta­lis­tes est la néc­essité de s’incor­po­rer la pro­duc­ti­vité sociale moyenne, faute de quoi elles seraient rapi­de­ment exclues du marché. Elles doi­vent donc s’effor­cer de main­te­nir les salai­res des ouvriers au plus bas niveau pos­si­ble et de se pro­cu­rer les machi­nes les plus pro­duc­ti­ves. Voilà pour­quoi, fréqu­emment, des machi­nes encore tout à fait uti­li­sa­bles sont jetées à la fer­raille. Encore un de ces gas­pilla­ges énormes du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste ! Vu sous l’angle éco­no­mique, ce phénomène se tra­duit par le fait que toute entre­prise dont les moyens de pro­duc­tion sont dépassés a un temps de pro­duc­tion plus élevé que la moyenne sociale. On peut aussi remar­quer que depuis la fon­da­tion des entre­pri­ses capi­ta­lis­tes, le temps de pro­duc­tion social moyen de l’appa­reil de pro­duc­tion a dimi­nué ; en un cer­tain sens, il y a déval­uation de cet appa­reil.
Or la tâche cons­ciente que doit accom­plir la pro­duc­tion com­mu­niste c’est de faire bais­ser conti­nuel­le­ment le temps de pro­duc­tion social moyen. Ceci conduit à une baisse géné­rale du temps de repro­duc­tion. Exprimé en termes capi­ta­lis­tes, ceci veut dire : les moyens de pro­duc­tion de l’entre­prise indi­vi­duelle devien­nent "démodés". La seule ques­tion qui se pose c’est de dét­er­miner com­ment il y sera rép­ondu dans la société com­mu­niste.
Soit une entre­prise qui a cal­culé 100.000 heures de tra­vail pour ses moyens de pro­duc­tion fixes et qui prévoit qu’en dix ans, ils seront hors de ser­vice. Il lui faudra comp­ter chaque année 10.000 heures dans ce qu’elle pro­duit pour les renou­ve­ler. Mais si le temps de pro­duc­tion social moyen dimi­nue, l’entre­prise peut, lors de sa repro­duc­tion, soit se pro­cu­rer davan­tage de machi­nes, soit en uti­li­ser de meilleu­res. Sa pro­duc­ti­vité se met à croître et il y a accu­mu­la­tion et exten­sion de l’appa­reil de pro­duc­tion, sans qu’il y ait à consom­mer davan­tage de tra­vail.
La baisse du temps de repro­duc­tion social moyen des moyens de pro­duc­tion conduit donc à une modi­fi­ca­tion du temps de pro­duc­tion de cette entre­prise donc de son fac­teur de pro­duc­ti­vité, puis­que, fina­le­ment, il lui faudra pren­dre en compte le temps de repro­duc­tion social moyen. Mais le temps de pro­duc­tion social moyen du groupe de pro­duc­tion finira par s’égaler au temps de repro­duc­tion social moyen, parce que les moyens de pro­duc­tion cir­cu­lent en flot inin­ter­rompu à tra­vers les entre­pri­ses. Aujourd’hui on renou­velle ou recons­truit telle ou telle partie, demain telle autre. La baisse du temps de repro­duc­tion social est ainsi conti­nuel­le­ment rép­ercutée sur le pro­ces­sus de pro­duc­tion.
Le fon­de­ment du T.R.S.M. est l’heure de tra­vail social moyenne. Cette caté­gorie a déjà une cer­taine signi­fi­ca­tion en régime capi­ta­liste. En effet, les différ­ences indi­vi­duel­les ne peu­vent s’expri­mer dans la mar­chan­dise, car sur le marché, un pro­duit est échangé contre de l’argent, c’est-à-dire contre une mar­chan­dise géné­rale où s’anni­hi­lent toutes les différ­ences indi­vi­duel­les. Dans le com­mu­nisme, c’est le T.R.S.M. qui incor­pore toutes les différ­ences entre tra­vail lent ou rapide, rou­ti­nier ou créatif, spéc­ialisé ou non spéc­ialisé, manuel ou intel­lec­tuel. Le T.R.S.M. est pour­tant une chose qui en soi, en tant que par­ti­cu­la­rité, n’a pas d’exis­tence. Il res­sem­ble aux lois de la nature qui extraient le général de phénomènes par­ti­cu­liers et qui n’ont pas d’exis­tence "en soi". L’heure de tra­vail social moyenne qui n’a pas non plus d’exis­tence " en soi " incor­pore l’énorme variété du méta­bol­isme social.

Chapitre 13 LA DICTATURE ÉCONOM­IQUE DU PROLÉTARIAT
ET LA COMPTABILITÉ SOCIALE GÉNÉRALE

La dic­ta­ture du prolé­tariat est un spec­tre épouv­an­table pour les braves petits-bour­geois, mais elle effraie tout autant la plus grande partie du prolé­tariat. Tous oublient que la classe capi­ta­liste leur impose aujourd’hui sa propre dic­ta­ture avec la plus grande bru­ta­lité et un total manque d’égards. Mais l’his­toire ne se pré­oc­cupe guère des frayeurs des petits bour­geois, car c’est tou­jours une his­toire de lutte de clas­ses. C’est pour­quoi la classe prolé­tari­enne, menacée dans sa vie même, devra se sou­le­ver contre la dic­ta­ture capi­ta­liste et impo­ser son ordre propre, l’ordre du tra­vail, et ceci face à l’oppo­si­tion de tous les éléments bour­geois. L’impul­sion néc­ess­aire sor­tira des gran­des masses de tra­vailleurs ras­sem­blés dans les gran­des et moyen­nes entre­pri­ses. Elles s’empa­re­ront de la force publi­que de la société et impo­se­ront le nouvel ordre social au reste de la société, mais il ne s’agit ni de l’impo­ser par décret ni à la pointe des baï­onn­ettes, mais bien de le voir naître de l’orga­ni­sa­tion des gran­des masses elles-mêmes.
En Europe occi­den­tale, le prolé­tariat aura à mettre I’État en mor­ceaux, et à pren­dre pos­ses­sion des entre­pri­ses pour en faire une pro­priété sociale. Ceci réalisé, il devra décider s’il suit l’exem­ple russe et, influencé par l’ensei­gne­ment social-démoc­rate, s’il fait de l’État le diri­geant et l’admi­nis­tra­teur d’un nouvel appa­reil d’oppres­sion. Si, au contraire, l’élément com­mu­niste est suf­fi­sam­ment fort parmi les ouvriers, ceux-ci pour­ront, pren­dre en mains la ges­tion des entre­pri­ses, par l’intermédi­aire de leurs orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses et de leurs conseils. Mais cette der­nière évent­ualité ne pourra deve­nir réalité que si on prend comme base, pour régler le cours de la pro­duc­tion, les prin­ci­pes énoncés ci-dessus. Ainsi la partie la plus impor­tante du pro­duit social global cesse de dép­endre d’un pro­ces­sus incontrôlé celui du, marché. Il reste cepen­dant l’autre partie de la pro­duc­tion sociale, celle effec­tuée par les peti­tes entre­pri­ses et les entre­pri­ses agri­co­les ; elle se trou­vera néc­ess­ai­rement contrainte de se ral­lier à l’indus­trie orga­nisée sur une base éco­no­mique col­lec­tive. C’est la dic­ta­ture éco­no­mique qui s’exerce ainsi, l’arme la plus puis­sante du prolé­tariat vic­to­rieux.
L’accom­plis­se­ment de la révo­lution sociale dans ce domaine en grande partie une tâche qui incombe à la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale. Ce sont, en effet, les nou­vel­les lois éco­no­miques qui sont à l’œuvre.
La vie de l’entre­prise com­mu­niste ne connaît ni cir­cu­la­tion d’argent ni marché, les apu­re­ments se font par vire­ments. Tous les pro­duc­teurs qui ne sont pas reliés direc­te­ment à un tel compte de vire­ment seront donc soumis à des contrain­tes. Ils ne pour­ront se pro­cu­rer ni matières pre­mières ni moyens de pro­duc­tion pour leur entre­prise. S’ils veu­lent que celle-ci conti­nue d’exis­ter, il faudra bien que le trafic de leurs biens passe par la comp­ta­bi­li­sa­tion d’un compte de vire­ment. Ils devront se confor­mer aux règles géné­rales de la pro­duc­tion sociale, tra­duire sous la forme comp­ta­ble géné­rale leur pro­duc­tion en uti­li­sant la for­mule : (f + c) + t. Du même coup leur pro­duc­tion tombe sous le contrôle de la société.
Ainsi les peti­tes entre­pri­ses dis­persées seront contrain­tes d’emprun­ter le chemin suivi par et de mettre en ordre à leur tour leur pro­duc­tion iné­vi­tab­lement, il s’ensui­vra que les entre­pri­ses de même espèce s’uni­ront en cartel de pro­duc­tion. Cette néc­essité déc­oule déjà de celle d’établir le temps de pro­duc­tion social moyen et le fac­teur de pro­duc­ti­vité, et aussi de celle de mettre de l’ordre dans les rela­tions pure­ment matéri­elles. Mais ce n’est pas tout, car c’est aussi la seule voie pour pal­lier l’arrié­ration des peti­tes entre­pri­ses. La car­tel­li­sa­tion n’entraîne pas pour autant la fin de l’auto­ges­tion des peti­tes entre­pri­ses. Au contraire, il appa­raîtra rapi­de­ment que la maît­rise de la pro­duc­tion par les pro­duc­teurs eux-mêmes s’en trou­vera encore ren­forcée.
L’asso­cia­tion des pro­duc­teurs libres et égaux exerce donc une dic­ta­ture éco­no­mique. Elle ne reconnaît pas le droit à l’exploi­ta­tion et exclut de sa com­mu­nauté ceux qui n’admet­tent pas ce prin­cipe pre­mier du com­mu­nisme. Certainement, la petite entre­prise se trouve contrainte de se sou­met­tre aux règles de la pro­duc­tion com­mu­niste ; mais c’est jus­te­ment avec cette sou­mis­sion que la dic­ta­ture se change en son contraire. Lorsque les pro­duc­teurs ont en mains, grâce à leurs orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses, la direc­tion et l’admi­nis­tra­tion de la pro­duc­tion qu’ils font ainsi passer sous contrôle social, la dic­ta­ture se trouve sup­primée du même coup ; les pro­duc­teurs sont deve­nus égaux en droit, dans l’asso­cia­tion.

Chapitre 14 LA QUESTION AGRAIRE ET LES PAYSANS

La pro­duc­tion agri­cole devient une pro­duc­tion de mar­chan­di­ses
On connaît la phrase qui dit que la nou­velle société naît dans le sein de l’ancienne. Le capi­ta­lisme avec son dével­op­pement fré­né­tique, crée un appa­reil de pro­duc­tion de plus en plus puis­sant et de plus en plus concen­tré. Il en rés­ulte que le nombre de bour­geois qui dis­po­sent de cet appa­reil dimi­nue tandis que la masse des prolét­aires aug­mente immensément. Simultanément, ce dével­op­pement crée les condi­tions de la chute du capi­ta­lisme. La condi­tion néc­ess­aire de cette crois­sance du prolé­tariat est l’inten­si­fi­ca­tion de l’exploi­ta­tion tandis que l’insé­curité de l’exis­tence pro­gresse du même pas. (cf. Marx, Travail sala­rié et Capital.) Dans ces condi­tions, le prolé­tariat n’a qu’une seule issue : le com­mu­nisme.
Si nous exa­mi­nons le dével­op­pement de l’éco­nomie agri­cole, on obtient une toute autre image que celui du dével­op­pement indus­triel. Certains pro­phètes affir­maient que l’agri­culture allait se concen­trer et que les petits pay­sans et les pay­sans moyens devaient dis­pa­raître. En fait, on observe assez peu cette évo­lution. Car non seu­le­ment le paysan moyen, mais aussi le petit paysan, se main­tien­nent. Il n’est pas ques­tion du dével­op­pement prédit. On doit même enre­gis­trer un accrois­se­ment impor­tant des peti­tes entre­pri­ses agri­co­les. Pour les théo­riciens du com­mu­nisme d’État, cette évo­lution est tout à fait décev­ante. Si le caractère du tra­vail dans l’indus­trie devient de plus en plus social, l’éco­nomie agraire reste, selon ces théo­riciens tou­jours à part. Si bien que, dans l’indus­trie, les entre­pri­ses devien­nent de plus en plus " mûres " pour le com­mu­nisme – du moins pour ce qu’ils enten­dent par-là, tandis que l’agri­culture refuse de mûrir pour passer sous l’admi­nis­tra­tion cen­tra­lisée de l’État.
Aux yeux des com­mu­nis­tes d’État, l’agri­culture est reste une pierre d’achop­pe­ment sur la route qui mène au com­mu­nisme. Selon nous, au contraire, le capi­ta­lisme a déjà créé les condi­tions objec­ti­ves de l’avè­nement du com­mu­nisme dans ce domaine comme ailleurs. Tout dépend, en effet, de la manière dont on envi­sage les choses, si l’on veut que l’admi­nis­tra­tion de la pro­duc­tion soit prise en charge par un bureau cen­tral gou­ver­ne­men­tal, ou par les pro­duc­teurs eux-mêmes.*
Examinons donc les caractér­is­tiques de l’agri­culture, aujourd’hui. Sans aucun doute, on n’observe pas dans ce domaine l’énorme concen­tra­tion de la pro­duc­tion qui est la règle dans l’indus­trie. Mais, en dépit de cela, la culture du sol est deve­nue de plus en plus " capi­ta­liste ". Le signe caractér­is­tique du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste est la pro­duc­tion de mar­chan­dise. Les mar­chan­di­ses sont des objets d’usage, mais, dans le régime de la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion, les pro­duc­teurs ne les pro­dui­sent pas pour leur usage propre, mais pour celui d’autres per­son­nes. Le pro­duc­teur de mar­chan­di­ses fabri­que donc ce qu’il n’uti­lise pas et uti­lise jus­te­ment ce que lui-même ne fabri­que pas. Sur le marché, se dér­oule l’éch­ange des mar­chan­di­ses. Comme le pro­duc­teur de mar­chan­di­ses ne pro­duit pas pour lui-même mais pour d’autres, son tra­vail est un tra­vail social. Dans le pro­ces­sus social de l’éch­ange matériel, tous les pro­duc­teurs de mar­chan­di­ses entrent en liai­son les uns avec les autres, vivent dans la dép­end­ance récip­roque la plus com­plète, ils for­ment un tout, un système fermé.
La vieille entre­prise pay­sanne ne connais­sait pas cette pro­duc­tion de la mar­chan­dise, si ce n’est comme une acti­vité secondaire. La mai­sonnée pay­sanne cons­ti­tuait un système fermé qui satis­fai­sait à peu près à tous ses besoins par son propre tra­vail. Le paysan tra­vaillait pour son propre cercle fami­lial. Sa pro­duc­tion n’avait pas de lien social. Son dér­ou­lement s’accom­plis­sait pres­que exclu­si­ve­ment dans les fron­tières étr­oites de sa ferme, aussi long­temps du moins que les éléments néc­ess­aires à ce dér­ou­lement pou­vaient être tirés des pro­duits obte­nus. Il n’y avait que le sur­plus de la pro­duc­tion, c’est-à-dire ce qui n’était pas consommé pour son propre usage, que le paysan por­tait au marché, où ces pro­duits pre­naient le caractère de mar­chan­di­ses. L’entre­prise pay­sanne ne par­ti­ci­pait donc pas du tra­vail social ; ceci expli­que du même coup pour­quoi le paysan pou­vait mener une exis­tence indép­end­ante.
La pro­duc­tion indus­trielle des mar­chan­di­ses a brisé ce système fermé. D’une part, elle a inondé le globe de pro­duits à bon marché, d’autre part, l’influence du capi­ta­lisme a eu pour effet une aug­men­ta­tion des baux et des fer­ma­ges, tandis que, de son côté, l’État aug­men­tait les impôts. Il n’est pas notre propos de dis­cu­ter ici du pro­ces­sus de l’écr­ou­lement de l’éco­nomie domes­ti­que (voir à ce sujet le livre de R. Luxemburg, L’accu­mu­la­tion du capi­tal, éd. Maspéro, Paris, 1967), mais sim­ple­ment d’en sou­li­gner le rés­ultat qui appa­raît clai­re­ment aujourd’hui : le paysan a besoin de plus en plus d’argent pour faire face à ses enga­ge­ments.
Mais pour obte­nir de l’argent le paysan doit se trans­for­mer en pro­duc­teur de mar­chan­di­ses, porter davan­tage de pro­duits au marché. Et il n’a pour cela que deux pos­si­bi­lités : soit il conserve la même pro­duc­ti­vité et consomme moins, soit il aug­mente la pro­duc­ti­vité de son tra­vail. Mais consom­mer moins, comme ces vieux pay­sans durs à cuire de l’ancien temps, est impos­si­ble. La seule solu­tion, c’est donc la crois­sance de la pro­duc­ti­vité.
Ici nous attei­gnons le point où les éco­nom­istes se sont four­voyés dans leurs spé­cu­lations sur l’avenir. Ils ont estimé que l’entre­prise agri­cole sui­vrait un dével­op­pement ana­lo­gue à celui de l’entre­prise indus­trielle dans l’indus­trie, la pro­duc­ti­vité a aug­menté de plus en plus grâce à la jonc­tion de capi­taux, l’intro­duc­tion sans cesse renou­velée de machi­nes de plus en plus pro­duc­ti­ves, le tout ne pou­vant se faire que dans des entre­pri­ses géantes. C’est pour­quoi ils ont pensé que le même pro­ces­sus de concen­tra­tion devait se faire dans l’agri­culture ; le petit paysan et le paysan moyen devaient, pour l’essen­tiel, dis­pa­raître et les consor­tiums agrai­res jouer un rôle décisif dans l’agri­culture.
Par conséquent, nos éco­nom­istes se sont four­voyés. Cette erreur est d’ailleurs par­fai­te­ment com­préh­en­sible, dans la mesure où ils ne pou­vaient fonder leurs pré­visions que sur les pos­si­bi­lités ouver­tes pré­céd­emment. Car il est quel­que peu sur­pre­nant et remar­qua­ble que le dével­op­pement indus­triel qui aurait dû mener à la concen­tra­tion dans l’agri­culture ait entraîné un tout autre dével­op­pement. Ceci est dû au fait que la moto­ri­sa­tion, l’inven­tion des engrais arti­fi­ciels, et le dével­op­pement de l’agro­no­mie ont entraîné une forte crois­sance de la pro­duc­ti­vité des fer­miers. Grâce aux engrais moder­nes la nature du sol joue un rôle secondaire. Le ren­de­ment à l’hec­tare a énormément cru, si bien que le fer­mier peut amener davan­tage de pro­duits sur le marché. D’autre part, le dével­op­pement de la cir­cu­la­tion a entraîné la fabri­ca­tion de moyens de trans­port tous ter­rains.
Mais, à côté de cette crois­sance du ren­de­ment à l’hec­tare, on a vu se dér­ouler un phénomène de grande impor­tance, car, en même temps que la pro­duc­tion agri­cole s’est mise à repo­ser sur des bases scien­ti­fi­ques, la spéc­ia­li­sation a fait son entrée en force. Le spéc­ial­iste est comme " le spél­éo­logue qui ne reçoit du monde extérieur qu’un petit rayon de lumière, mais qui voit ce qu’il voit de manière très aiguë", dit Multatuli quel­que part. Ainsi le paysan s’efforce de ne livrer qu’un pro­duit par­ti­cu­lier, mais comme il lui faut attein­dre au plus hait ren­de­ment, il doit s’en remet­tre à ce qu’auto­ri­sent le dével­op­pement de la science moderne et... l’état de ses finan­ces. Il lui faut adap­ter son entre­prise à cette spéc­ia­li­sation, c’est-à-dire créer l’outil de tra­vail exact dont il a besoin pour fabri­quer un pro­duit bien par­ti­cu­lier.
Telle est en grande partie, la situa­tion de l’agri­culture d’aujourd’hui en Europe occi­den­tale. Au Danemark et en Hollande elle est par­ti­cu­liè­rement nette, tandis que la France, l’Angleterre et l’Allemagne avan­cent à grands pas sur le chemin de la spéc­ia­li­sation. Ainsi en va-t-il, dans ces pays, pour l’éle­vage et la culture maraîchère au voi­si­nage des gran­des villes, pour les­quels la trans­for­ma­tion est quasi com­plète. Le paysan est devenu du même coup un pro­duc­teur de mar­chan­di­ses au sens plein du terme. Il n’apporte plus seu­le­ment sur le marché son sur­plus de pro­duc­tion mais tout ce qu’il pro­duit. Il fabri­que ce qu’il n’uti­lise pas lui-même et uti­lise ce qu’il ne fabri­que pas. II ne tra­vaille donc pas essen­tiel­le­ment pour lui-même, mais pour d’autres et, par-là, son tra­vail se trouve déjà inséré dans le tra­vail social. L’éco­nomie domes­ti­que, fermée sur elle-même, a été détr­uite par la spéc­ia­li­sation : l’agri­culture est deve­nue un système de pro­duc­tion indus­triel. Le paysan peut bien être resté pro­priét­aire de sa par­celle, sa situa­tion s’est pour­tant for­te­ment détériorée. Il est vrai que si la conjonc­ture est bonne, il peut faire de bonnes affai­res, mais il est devenu com­plè­tement dép­endant du marché, de ses aléas. Qu’une année le temps soit mau­vais, qu’un cer­tain type de plante soit atta­qué par la mala­die, et le voilà ruiné.
Sans doute cette incer­ti­tude menace aussi les entre­pre­neurs indus­triels, mais ceux-ci ne sont pas aussi stric­te­ment dép­endants des fac­teurs natu­rels, la pro­duc­ti­vité aug­menté de sorte que l’accu­mu­la­tion se lasse par l’intro­duc­tion de machi­nes tou­jours plus pro­duc­ti­ves, ce qui, au bout, conduit à une concen­tra­tion des entre­pri­ses. Dans le cas des pay­sans, la crois­sance de la pro­duc­ti­vité entraîne dans une toute autre direc­tion. Elle se fait évid­emment en fonc­tion de l’état de la tech­ni­que et des rap­ports de pro­duc­tion dans les entre­pri­ses agri­co­les. L’accu­mu­la­tion se réa­lise par la création d’engrais arti­fi­ciels, de moteurs, de trac­teurs, par le recours à la pro­duc­tion spéc­ialisée. Parallèlement à ce phénomène on en observe un autre. Pour occu­per la posi­tion la plus heurte sur le marché, les pay­sans doi­vent se réunir en coopé­ra­tives agri­co­les. Ils peu­vent ainsi mieux influer sur les prix, uti­li­ser col­lec­ti­ve­ment des machi­nes agri­co­les, pour pré­parer le sol comme pour trai­ter ou engran­ger les réc­oltes. Les éleveurs, par exem­ple, ont créé des lai­te­ries, ce qui fait que ce type d’indus­trie est direc­te­ment greffé sur l’éco­nomie d’éle­vage. La lai­te­rie cons­ti­tue ainsi une sorte de centre ner­veux qui com­mande tout un cercle. Ainsi les pay­sans ont créé un organe qui les lie de manière indis­so­lu­ble. C’est par ce genre de trans­for­ma­tions que s’effec­tue la concen­tra­tion des fermes, de l’éle­vage, de la culture maraîchère, sans qu’il soit ques­tion, à aucun moment, d’une fusion d’entre­pri­ses au sens indus­triel de ce terme.
En résumé, l’agri­culture d’aujourd’hui est caractérisée par la spéc­ia­li­sation et elle est tota­le­ment passée dans le stade de l’éco­nomie mar­chande. La crois­sance de la pro­duc­ti­vité a pu s’y faire sans concen­tra­tion des entre­pri­ses en une seule main, face à la tech­ni­que moderne. Parallèlement, le dével­op­pement des coopé­ra­tives agri­co­les se pour­suit, liant entre elles les entre­pri­ses, en com­mu­nautés d’intérêts, ce qui fait cepen­dant que les pay­sans per­dent leur liberté, leur indép­end­ance (le plus sou­vent en per­dant la libre dis­po­si­tion de leurs pro­duits).
(*) Voir la bro­chure du G.I.K, Entwicklungslinien in der Landwirtschaft (Lignes de dével­op­pement de l’éco­nomie agri­cole).

Chapitre 15 LES PAYSANS ET LA RÉVOLUTION

Le dével­op­pement que nous venons de sché­ma­tiser, a empêché la cons­ti­tu­tion d’un prolé­tariat agri­cole nom­breux. Si ce prolé­tariat est plus impor­tant en nombre que les pay­sans pro­priét­aires, il ne l’est tou­te­fois pas dans les pro­por­tions des masses du prolé­tariat indus­triel opprimé par rap­port à la bour­geoi­sie. De plus, à la cam­pa­gne, les oppo­si­tions de clas­ses sont moins accusées, jus­te­ment parce que le petit paysan, et le paysan moyen tra­vaille sa terre lui-même avec les mem­bres de sa famille. Si dans les villes, la pro­priété indus­trielle a déb­ouché sur un véri­table para­si­tisme, il n’en est pas de même dans les entre­pri­ses agri­co­les. C’est pour­quoi une révo­lution prolé­tari­enne est beau­coup plus dif­fi­cile à la cam­pa­gne que dans les villes. Pourtant, la situa­tion n’est pas aussi désespérée qu’il puisse sem­bler au pre­mier coup d’œil. Il y a très cer­tai­ne­ment, à la cam­pa­gne, un nombre rela­ti­ve­ment grand de pro­priét­aires, mais ceux-ci savent bien que, fon­da­men­ta­le­ment, ils ne sont que les expé­diteurs des affai­res du capi­tal finan­cier qui leur consent des emprunts, et que c’est sur eux que s’abat­tent lour­de­ment toutes les vicis­si­tu­des de la vie. Sans doute, le paysan ne sera jamais au pre­mier rang du combat pour le com­mu­nisme, mais la posi­tion sociale qu’il occupe l’astreint à s’asso­cier à d’autres grou­pes sociaux qui rejoi­gnent le camp des vain­queurs. Il y a cela une condi­tion néc­ess­aire : qu’on ne le chasse pas de sa ferme, de chez lui, qu’on ne lui retire pas l’admi­nis­tra­tion de sa pro­duc­tion. La révo­lution prolé­tari­enne n’admet pas les fer­ma­ges, ni les prêts hypo­théc­aires car on n’y cal­cu­lera que le temps de repro­duc­tion social moyen des pro­duits. C’est pour­quoi la ques­tion pay­sanne n’est pas aussi dif­fi­cile à rés­oudre pour l’Association des pro­duc­teurs libres et égaux, qu’elle l’est pour le com­mu­nisme des entre­pri­ses "mûres".
Le fait que le paysan soit devenu pro­duc­teur de mar­chan­dise est d’une grande signi­fi­ca­tion pour la révo­lution, et la "peur du paysan" dont cer­tains font preuve est en fait liée à une esti­ma­tion fausse de la véri­table situa­tion des pay­sans dans la société d’aujourd’hui. Ainsi entend-on sou­vent dire que le prolé­tariat dépend des pay­sans pour sa nour­ri­ture et que par conséquent on ne peut trop s’oppo­ser à ces der­niers.
Ce genre d’aver­tis­se­ment s’appuie sur une esti­ma­tion de la situa­tion du monde agri­cole qui est celle de la pér­iode passée. On voit celle-ci tou­jours comme si les pay­sans étaient ceux d’autre­fois et non les pro­duc­teurs de mar­chan­di­ses qu’ils sont deve­nus, por­tant au marché, non le sur­plus d’une éco­nomie domes­ti­que fermée sur elle-même, mais l’ensem­ble de leur pro­duc­tion. Dans la situa­tion d’aujourd’hui, ce n’est pas le prolé­tariat qui dépend des pay­sans mais l’inverse. Si les pay­sans refu­sent le livret leurs pro­duits au prolé­tariat, ils seront tout autant tenaillés par la famine que celui-ci, aussi para­doxal que cela puisse paraître. Bon gré mal gré, le paysan doit vendre ce qu’il pro­duit : ce qu’il pro­duit, il ne l’uti­lise pas lui-même et ce qu’il uti­lise, il ne le pro­duit pas lui-même.
On entend aussi sou­vent la remar­que que le paysan pré­fère donner ses pro­duits aux ani­maux que de les vendre sous la contrainte. Mais il s’agit là encore d’une mau­vaise com­préh­ension qu’il faut rat­ta­cher à la concep­tion dépassée d’une éco­nomie domes­ti­que fermée sur elle-même. Aujourd’hui l’éleveur n’a que des ani­maux (et les pro­duits qui y sont liés) et rien de plus. Le culti­va­teur a des grains, mais n’a pas d’ani­maux, l’éleveur de volailles a des cen­tai­nes de poules, un point c’est tout ; le maraîcher ne fait croître qu’un nombre limité d’espèces de légumes ou de sala­des. Tous se sont spéc­ialisés.
On entend, enfin, assez sou­vent dire que le paysan refu­sera de culti­ver sa terre et recher­chera à retour­ner à l’éco­nomie domes­ti­que fermée sur elle-même. Mais même un paysan ne peut retour­ner un siècle en arrière et fabri­quer seul ce qui lui est néc­ess­aire, parce qu’il n’a ni les capa­cités requi­ses ni l’outillage indis­pen­sa­ble pour le faire. Lorsque la socia­li­sa­tion du tra­vail est com­plète, on ne peut plus s’y sous­traire, tout retour en arrière est impos­si­ble. Quel que soit l’angle sous lequel on exa­mine la ques­tion, force est de cons­ta­ter que les pay­sans sont embar­qués sur le bateau de la société et doi­vent faire avec.

Chapitre 16 LA RÉVOLUTION AGRAIRE EN RUSSIE ET EN HONGRIE

La manière dont fut résolue en Russie la ques­tion agraire n’apporte que peu d’ensei­gne­ments pour le dével­op­pement de la révo­lution agraire en Europe occi­den­tale. L’agri­culture se trou­vait encore là-bas prise dans les liens des rela­tions féo­dales avec ses grands pro­priét­aires ter­riens (le plus sou­vent il s’agis­sait d’une éco­nomie domes­ti­que autar­ci­que). Le mot d’ordre capi­ta­liste : " la terre aux pay­sans " signi­fiait, en Russie, que l’on deman­dait la liberté et l’égalité telles que les avaient conqui­ses... les pay­sans français de 1789. Ces der­niers avaient alors une partie de la pro­priété privée, qu’ils ont pu exploi­ter selon leur bon plai­sir. Le paysan russe désirait, lui aussi, entrer sur la scène sociale comme capi­ta­liste, comme pro­duc­teur de mar­chan­dise, c’est pour­quoi, très vite, il se mit à agir contre le régime sovié­tique et finit par obte­nir la liberté du com­merce intérieur. Ainsi s’est établi le dével­op­pement capi­ta­liste de l’agri­culture, dével­op­pement que nous avons connu en Europe occi­den­tale depuis long­temps. Les Russes n’arrêtent pas de vanter, avec de grands effets de manche, la crois­sance du com­mu­nisme à la cam­pa­gne, mais ce qu’ils déc­rivent sous ce mot c’est le regrou­pe­ment des pay­sans en coopé­ra­tives leur per­met­tant de béné­ficier de la tech­ni­que moderne, de la pos­si­bi­lité d’influer col­lec­ti­ve­ment sur la fixa­tion des prix tant de leurs pro­duits que de leurs achats. Dans cette occa­sion, le paysan russe a été poussé – comme ses cama­ra­des de classe d’Europe occi­den­tale – par la néc­essité d’avoir une posi­tion de force sur le marché pour en tirer un meilleur béné­fice. On voit ainsi que le " com­mu­nisme " tant prisé par nos bol­che­viks est encore plus développé en Europe occi­den­tale qu’en Russie.
Il n’y a donc pas à s’étonner que nous n’ayons pas grand chose à appren­dre des Russes sur la ges­tion des entre­pri­ses agri­co­les, au sens com­mu­niste de ce terme. Il va de soi que chez eux il n’est pas ques­tion d’orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses qui se char­gent de la direc­tion et de l’admi­nis­tra­tion des acti­vités agri­co­les, ne serait ce que parce que tout est aujourd’hui pro­priété privée. La Hongrie des Conseils nous offre une toute autre image du dével­op­pement de la révo­lution. La petite pro­priété agri­cole ne fut pas tou­chée, les grands domai­nes et les moyens furent expro­priés par décret, et les pay­sans chargés de les exploi­ter sans qu’il y ait eu par­tage des terres. Ce cours des choses fut rendu pos­si­ble parce que les pay­sans étaient inno­cents comme des nou­veau-nés. Voici ce que Varga nous dit de la Hongrie.
En Hongrie, il n’y eut aucune révo­lution au sens strict de ce terme. Le pou­voir est, pour ainsi dire, tombé comme un fruit mûr, au cours de la nuit, entre les mains des prolét­aires. A la cam­pa­gne il n’y avait pour l’essen­tiel qu’un minus­cule mou­ve­ment révo­luti­onn­aire, mais aussi aucune rés­ist­ance armée. Voilà pour­quoi l’expro­pria­tion a pu se faire com­plè­tement sans ren­contrer d’obs­ta­cles, les gran­des pro­priétés furent sai­sies... Nous insis­tons sur l’aspect juri­di­que de cette ques­tion parce qu’il faut fran­che­ment reconnaître que, dans la plu­part des cas, l’expro­pria­tion ne fut qu’un acte juri­di­que qui socia­le­ment chan­gea si peu de chose que la popu­la­tion des cam­pa­gnes ne com­pre­nait pas très clai­re­ment ce que signi­fiait cette expro­pria­tion.
"Les ci-devant pro­priét­aires des biens expro­priés restèrent sur place trans­formés en chefs d’entre­pri­ses employés par l’État : du point de vue social il n’y avait rien de changé. L’ex-pro­priét­aire res­tait dans son ancienne habi­ta­tion de maître, il conti­nuait à conduire son même atte­lage à quatre che­vaux et se fai­sait tou­jours appe­ler "sei­gneur" ou "maître" par les tra­vailleurs du domaine. Le seul chan­ge­ment c’est qu’il ne pou­vait plus dis­po­ser libre­ment de ses biens et pro­duits, mais devait atten­dre les auto­ri­sa­tions de l’admi­nis­tra­tion cen­trale. Mais les tra­vailleurs agri­co­les ne s’en ren­daient guère compte. Pour eux, la révo­lution sociale n’avait qu’une seule signi­fi­ca­tion : elle s’était tra­duite par une aug­men­ta­tion des salai­res."
(Varga, Le pro­blème de la poli­ti­que éco­no­mique, p. 103 de l’édition alle­mande.)
Pourtant tout ne se dér­oula pas exac­te­ment ainsi. Quelques gros­ses entre­pri­ses agri­co­les furent déclarées "asso­cia­tions de pro­duc­tion" où les masses tra­vailleu­ses avaient appa­rem­ment en mains la direc­tion et l’admi­nis­tra­tion.
"Dans quel­ques pro­priétés on établit des com­mu­nautés de pro­duc­tion. Les com­mu­nautés d’une même région furent regroupées sous une direc­tion supéri­eure géné­rale. L’ensem­ble des com­mu­nautés de pro­duc­tion furent réunies dans la "cen­trale des entre­pri­ses agri­co­les et des com­mu­nautés rura­les de pro­duc­tion", mise sous la tutelle de la sec­tion pour. l’agri­culture du Conseil supérieur de l’éco­nomie. On choi­sit la forme de com­mu­nauté de pro­duc­tion en dépit de l’arrié­ration sociale des tra­vailleurs agri­co­les. Si les gros­ses pro­priétés avaient été pure­ment et sim­ple­ment déclarées pro­priété d’État, il aurait fallu faire face à des exi­gen­ces de salai­res sans limi­tes, et l’inten­sité tra­vail serait tombée à un mini­mum. De cette manière, on pou­vait lutter pour main­te­nir la dis­ci­pline et l’inten­sité du tra­vail en répétant aux tra­vailleurs que les pro­duits de leur tra­vail leur appar­te­naient. Ainsi don­nait-on en quel­que sorte satis­fac­tion aux aspi­ra­tions des tra­vailleurs agri­co­les qui sont de conser­ver la pro­priété privée... Matériellement, cette conces­sion était de peu d’influence puis­que la comp­ta­bi­lité res­tait cen­tra­lisée. Elle était faite dans l’inten­tion d’abou­tir, après une pér­iode suf­fi­sante d’expli­ca­tions, de procéder à la trans­for­ma­tion de ces gros­ses entre­pri­ses en entre­pri­ses d’État, les tra­vailleurs agri­co­les deve­nant tra­vailleurs d’État, tout comme les ouvriers de l’indus­trie.
Tout cela contient sa propre cri­ti­que. Varga nous dit en effet ouver­te­ment : "Donnons aux tra­vailleurs l’appa­rence qu’ils diri­gent et admi­nis­trent la pro­duc­tion, en réalité cela a peu d’impor­tance puis­que c’est nous qui sommes maîtres de la direc­tion cen­trale et que c’est elle qui fixe le véri­table fruit du tra­vail par sa poli­ti­que des prix. N’est-ce pas là une des plus clai­res démo­nst­rations de la néc­essité que le rap­port du pro­duc­teur au pro­duit social soit dét­erminé par la pro­duc­tion matéri­elle elle-même, afin que ne s’ins­talle pas, sous le masque de la démoc­ratie, une nou­velle domi­na­tion ?
Il n’est pas utile d’entrer davan­tage dans le détail de la situa­tion de l’agri­culture de la Hongrie des Conseils. Nous en concluons seu­le­ment que la Russie et la Hongrie ont donné et offrent encore un exem­ple repous­sant de pro­duc­tion "com­mu­niste". En Russie, les pay­sans se com­por­tent de manière capi­ta­liste : "Les pay­sans se par­tagèrent la terre, endom­magèrent les moyens de pro­duc­tion, de sorte que ce ne furent pas les plus pau­vres mais les plus riches des pay­sans qui furent béné­fici­aires de l’opé­ration." (Varga, p. 103). En Hongrie, les pay­sans ne bougèrent même pas, si bien que nous n‘avons aucun exem­ple pou­vant nous écl­airer sur le com­por­te­ment du prolé­tariat agri­cole et des pay­sans petits et moyens lors d’une révo­lution prolé­tari­enne en Europe occi­den­tale.
Quelle idéo­logie peu­vent-ils nour­rir dans leurs arrière-pensées ?
S’orga­ni­se­ront-ils aussi pen­dant la révo­lution et sous quelle forme ? Autant de ques­tions dont nous ne connais­sons pas la rép­onse. Pour y voir un peu plus clair, la seule chose que nous puis­sions faire c’est d’étudier leur com­por­te­ment pen­dant les rév­oltes prolé­tari­ennes de 1918 à 1923 en Allemagne.

Chapitre 17 LE PROLÉTARIAT AGRICOLE ET LES PETITS ET MOYENS PAYSANS
PENDANT LA RÉVOLUTION ALLEMANDE

La lutte com­mence
Quand, en novem­bre 1918, la Puissance impér­iale se fut effon­drée en Allemagne, ce n’était cer­tai­ne­ment pas le rés­ultat de l’acti­vité révo­luti­onn­aire des masses tra­vailleu­ses. Le front avait été percé, les sol­dats aban­don­naient par mil­liers le combat. Dans cette situa­tion, l’état-major de la Kriegsmarine avait conçu l’idée d’une der­nière grande démo­nst­ration de force, de s’enga­ger dans une bataille désespérée sur la mer du Nord. Les marins ont cru, à tort ou à raison, qu’ils trou­ve­raient tous la mort dans cette bataille, et sur les vais­seaux de guerre ceci a alors pro­vo­qué un refus massif d’obéir. Après avoir pris cette voie, les marins ont été contraints d’aller plus loin encore, parce qu’autre­ment les équi­pages qui s’étaient révoltés, ainsi que leurs bateaux, auraient été coulés par les trou­pes "fidèles ". Pour cette raison ils ont hissé le dra­peau rouge, et ceci est devenu le signal d’un soulè­vement général des marins. Par-là la mesure déci­sive avait été prise ; et les marins ont été forcés de conti­nuer la lutte qu’ils avaient com­mencée. Ce fut le déto­nateur qui enclen­cha une cas­cade d’évé­nements en chaîne. Les marins mar­chèrent sur Hambourg, afin de deman­der l’aide des ouvriers. Comment seraient-ils reçus ? Seraient-ils repoussés ?
Aucune rés­ist­ance aux marins révo­luti­onn­aires. Par cen­tai­nes de mil­liers, les ouvriers se sont déclarés soli­dai­res avec les marins mutinés. Toute l’acti­vité révo­luti­onn­aire trouva son expres­sion dans la for­ma­tion des Conseils d’ouvriers, de sol­dats et de marins, et la vague triom­phale de la révo­lution alle­mande sub­mer­gea toute l’Allemagne. C’était étonnant. Bien que la cen­sure mili­taire ait placé sous son contrôle tous les rap­ports sur la révo­lution russe de 1917, et bien que pour cette raison abso­lu­ment aucune pro­pa­gande n’avait été faite sur l’idée des Conseils, et malgré que la struc­ture russe des conseils était com­plè­tement inconnue des ouvriers alle­mands, en quel­ques jours un réseau entier de Conseils avait recou­vert toute l’Allemagne.
Le rayon­ne­ment de la Révolution
La guerre civile qui s’ensui­vit eut lieu sous la ban­nière du socia­lisme. D’un côté, la social-démoc­ratie, qui voyait dans le socia­lisme une simple conti­nua­tion du pro­ces­sus de concen­tra­tion du capi­ta­lisme, et qui devait trou­ver son point culmi­nant dans la natio­na­li­sa­tion légale de la grande indus­trie. Le mou­ve­ment des conseils, incar­na­tion de l’auto-acti­vité des masses, était considéré par la social-démoc­ratie comme une menace qu’il s’agis­sait de réd­uire à néant. De l’autre côté, on avait le tout jeune com­mu­nisme, qui esti­mait que la natio­na­li­sa­tion de la pro­priété privée devait s’accom­plir par des moyens illégaux, mais en s’appuyant sur l’auto-acti­vité des masses. Le but était le même, mais le chemin y menant tota­le­ment différent. Bien que l’occu­pa­tion des usines par le prolé­tariat ait été en général faite pen­dant toute cette pér­iode révo­luti­onn­aire, nulle part on n’en arriva à une "appro­pria­tion au nom de la société". Les usines conti­nuaient d’être admi­nis­trées et contrôlées par les anciens pro­priét­aires, elles res­taient tou­jours leur pro­priété, même si ici et là c’était sous le contrôle des ouvriers.
Le coup d’arrêt
Que la révo­lution ne se soit pas développée peut s’expli­quer en très grande partie par le fait que la frac­tion révo­luti­onn­aire du prolé­tariat a eu besoin de toutes ses forces pour main­te­nir ses posi­tions face à la contre-révo­lution. Celle-ci, sous la conduite de la social-démoc­ratie, vou­lait empêcher le "chaos social" et la natio­na­li­sa­tion arbi­traire. Pour cette raison la révo­lution prolé­tari­enne était extrê­mement faible. Beaucoup de grou­pes sociaux étaient soumis à la révo­lution et devaient choi­sir, de gré ou de force, le côté des vain­queurs. Néanmoins, à la fin, tous tombèrent dans les bras de la contre-révo­lution, puis­que le prolé­tariat a été tou­jours divisé et pré­occupé de ses pro­pres pro­blèmes.
Bien que ce ne soit pas l’endroit appro­prié d’esquis­ser le cours de la guerre civile en Allemagne, nous devons nous y arrêter pour un bref examen, parce que l’atti­tude adoptée par le prolé­tariat agri­cole et les petits et moyens pay­sans a un lien étroit avec ce cours.
Les pay­sans
La pre­mière caractér­is­tique à noter ici est que la pay­san­ne­rie n’a pas cons­ti­tué un fac­teur straté­gique de quel­que impor­tance dans la révo­lution. Ils ne pou­vaient pas, par exem­ple, dével­opper leurs pro­pres orga­nis­mes indép­endants capa­bles de jouer un rôle. Ils n’ont pas formé leurs pro­pres Conseils indép­endants, excepté en Bavière lors­que fut pro­clamée la dic­ta­ture. Dans ce der­nier cas, les pay­sans devaient se dét­er­miner, comme dans le cas du prolé­tariat ; mais ils ne se sont pas affirmés comme une unité com­pacte. Une partie de la pay­san­ne­rie choi­sis­sait le camp de la révo­lution, l’autre se dressa contre cette der­nière. Malheureusement nous n’avons à notre dis­po­si­tion aucune donnée au sujet des caractér­is­tiques socia­les de ces for­ma­tions pay­san­nes qui ont pris posi­tion du côté de la révo­lution, ni aucune éval­uation numé­rique pré­cise des forces concernées.
Excepté la Bavière, la pay­san­ne­rie à peine joua un rôle dans la révo­lution. Il n’était pas ques­tion de donner un appui direct, et la ten­dance géné­rale était clai­re­ment l’hos­ti­lité. Le slogan : " toute la terre aux pay­sans " n’avait aucun sens ici, parce que l’entre­prise agri­cole, petite ou moyenne, était pré­do­min­ante. Qu’il puisse suf­fire dans une situa­tion d’arrié­ration de l’agri­culture, comme en Russie, d’avoir un bout de terre en pro­priété privée, dans les condi­tions éco­no­miques moder­nes de l’Europe occi­den­tale il en va tout à fait autre­ment. Indépendamment de l’exploi­ta­tion de la terre, il faut dis­po­ser d’un capi­tal considé­rable sous forme de moyens de pro­duc­tion et de matières pre­mières étaient éga­lement néc­ess­aires pour rejoin­dre la pro­duc­ti­vité sociale moyenne. Si ce niveau de pro­duc­ti­vité n’est pas atteint, les exploi­ta­tions ne sont pas ren­ta­bles et ainsi ne peu­vent se main­te­nir. Dans les condi­tions d’une agri­culture for­te­ment développée, le même slogan qui en Russie était capa­ble de libérer des forces socia­les colos­sa­les, n’a ici aucun sens pour les petits pay­sans.
Cependant, il existe tou­jours en Allemagne de vastes régions où pré­do­mine la grande pro­priété fon­cière. On pour­rait se poser la ques­tion jusqu’à quel point le prolé­tariat agri­cole montré un désir ou une ten­dance à suivre l’exem­ple russe du par­tage de la terre. À cet égard on doit dire sans détour : rien de tel. Les rap­ports de pro­duc­tion caractér­is­tiques de la grande pro­priété fon­cière en Allemagne ont effi­ca­ce­ment empêché l’appa­ri­tion de telles ten­dan­ces. Si, dans le cas d’une éco­nomie agraire arriérée, la vision du paysan affamé de terre tourne natu­rel­le­ment autour d’un par­tage par la force des grands domai­nes, dans une situa­tion où pré­do­minent des mét­hodes scien­ti­fi­ques du tra­vail de la terre, où pré­do­mine sur de grands domai­nes un degré élevé de spéc­ia­li­sation, la seule idéo­logie pos­si­ble pour­rait seu­le­ment être celle de la pro­priété com­mune par une exploi­ta­tion col­lec­tive.
On pour­rait objec­ter que le dével­op­pement tech­no­lo­gi­que n’a pas une influence aussi directe sur l’idéo­logie de la popu­la­tion agri­cole, parce que le poids de la tra­di­tion joue tou­jours un rôle impor­tant. Néanmoins, dans cette ques­tion, posée et rép­ondue par la néga­tive, on peut trou­ver clai­re­ment trace d’une rela­tion entre rap­ports de pro­duc­tion et idéo­logie.
Dans le cas de la grande pro­priété ter­rienne en Allemagne, l’agri­culture est orga­nisée comme une indus­trie, basée for­te­ment sur la science et les tech­ni­ques moder­nes. Les grands domai­nes voués à la culture cér­éalière sont tra­vaillés avec des machi­nes moder­nes, le grain est stocké dans de grands silos et traité par des machi­nes. Pour l’éle­vage, les pâtura­ges sont de taille étendue et sont équipés d’étables pour des cen­tai­nes de vaches, et le lait est traité par leurs pro­pres lai­te­ries. Les grands domai­nes dans le nord du pays sont exclu­si­ve­ment consa­crés à la culture de la pomme de terre, et les dis­til­le­ries de sch­naps tra­vaillent direc­te­ment avec eux. Dans la pro­vince de Saxe, où tout est orienté vers la pro­duc­tion de bet­te­rave, dont dép­endent pour le trai­te­ment les sucre­ries de Magdeburg, d’Aix-la-Chapelle, etc., règnent des condi­tions très sem­bla­bles.
Dans de telles condi­tions, le slogan : "toute la terre aux pay­sans !" ne peut trou­ver aucun ter­rain favo­ra­ble, dans le sens d’un par­tage des terres selon le modèle russe. Les ouvriers agri­co­les ne sau­raient quoi faire avec leur bout de terre. Dans le domaine de l’éle­vage, ils pour­raient certes obte­nir pour eux-mêmes un mor­ceau de terre et un couple des vaches, mais puis­que leurs loge­ments ne sont pas équipés comme fermes, ils ne pour­raient pas entre­pren­dre toutes les opé­rations du pro­ces­sus d’éle­vage ou d’indus­trie lai­tière. En outre, feraient com­plè­tement défaut tous les outils agri­co­les néc­ess­aires à l’exploi­ta­tion de leur domaine. Tout ceci reste vala­ble pour l’ensem­ble des grands domai­nes de l’Allemagne, et, pour toutes les rai­sons indi­quées, nous pou­vons en conclure qu’un tel niveau de dével­op­pement de l’agri­culture exclut toute mesure de par­tage des terres.
Les ouvriers qui tra­vaillent sur de tels domai­nes for­ment le véri­table prolé­tariat agri­cole. Comme les ouvriers d’indus­trie, ils sont confrontés au même pro­blème : l’ "appro­pria­tion glo­bale au nom de la société ". Si dans la pra­ti­que le prolé­tariat indus­triel était trop faible pour abor­der séri­eu­sement les tâches révo­luti­onn­aires liées au com­mu­nisme, le prolé­tariat agri­cole ne pou­vait même pas se poser de tels pro­blèmes. Les rap­ports de pro­duc­tion à la cam­pa­gne sont tels que des mil­liers de prolét­aires, à l’intérieur d’un cadre étroit, ne peu­vent ren­contrer des condi­tions de soli­da­rité, per­met­tant la for­ma­tion d’un front de classe commun. Pour cette raison, le prolé­tariat agri­cole n’a pas réussi à former, ou à peine, ses pro­pres Conseils, et son rôle dans la révo­lution alle­mande fut nul.
Tout aussi caractér­is­tique fut l’atti­tude adoptée par le prét­endu semi-prolé­tariat des cam­pa­gnes. En Allemagne, la prés­ence de l’indus­trie est considé­rable à la cam­pa­gne, un phénomène qui se mani­feste tou­jours plus dans d’autres pays. Ceci peut s’expli­quer par la prés­ence d’une main-d’œuvre à bon marché, de plus fai­bles prix du ter­rain et des impôts moin­dres. Comme la main-d’œuvre néc­ess­aire est recrutée dans la popu­la­tion rurale de proxi­mité, les ouvriers uti­li­sent fréqu­emment leur temps dis­po­ni­ble pour culti­ver une par­celle de ter­rain assez grande. Ils ten­dent à tenir une posi­tion intermédi­aire caractér­is­tique d’un semi-prolé­tariat. Leur type d’agri­culture c’est celui d’une éco­nomie domes­ti­que autar­ci­que. Le rôle qu’ils jouent sur le marché est qua­si­ment nul.
Ce semi-prolé­tariat a eu une atti­tude caractér­is­tique pen­dant la révo­lution : il ne recu­lait devant rien. À main­tes repri­ses il fut l’avant-garde du mou­ve­ment : c’était eux qui se sou­le­vaient et mar­chaient sur toutes les villes voi­si­nes, afin de donner à la lutte une plus large base. La Thuringe en est un exem­ple typi­que. De plus, ces ouvriers ont joué un rôle exem­plaire dans le ravi­taille­ment des villes. Au début de la révo­lution, quand les Conseils détenaient encore le pou­voir, les pay­sans sto­ckaient les pro­duits ali­men­tai­res pour faire monter les prix. En réaction, les Conseils des villes pri­rent contact avec les Conseils de fabri­que à la cam­pa­gne, et les semi-prolét­aires, plei­ne­ment informés de la situa­tion, contrai­gni­rent les pay­sans à livrer leurs pro­duits à prix fixes. (Exemple de Hamburg.)
Pour résumer, nous pou­vons dire que, en général, ni le prolé­tariat agri­cole alle­mand ni le pay­san­nat alle­mand n’ont par­ti­cipé à la révo­lution. Même si, dans le cas du prolé­tariat agri­cole, les idées com­mu­nis­tes étaient déjà prés­entes, elles étaient très fai­ble­ment développées et ne pou­vaient guère s’expri­mer. Ceci peut lais­ser pré­sager que, dans une future révo­lution prolé­tari­enne, les pay­sans adop­te­ront une atti­tude "atten­tiste ". Leur atti­tude sera géné­ra­lement condi­tionnée par le rap­port de forces révo­luti­onn­aire, et éga­lement par le fait que les gran­des entre­pri­ses agri­co­les se ral­lie­ront aux formes de pro­duc­tion com­mu­niste.

Chapitre 18 LES PAYSANS SOUS LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT

La révo­lution prolé­tari­enne ne voit pas la réa­li­sation du com­mu­nisme sous forme d’une "natio­na­li­sa­tion" des entre­pri­ses "mûres", mais comme la mise en œuvre d’un prin­cipe selon lequel tous les pro­duc­teurs insèrent eux-mêmes leur tra­vail dans la pro­duc­tion com­mu­niste. Elle pose du même coup les fon­de­ments de l’inser­tion de l’agri­culture, sub­di­vi­sion de la pro­duc­tion géné­rale. Le prin­cipe unique qui s’appli­que ici est celui de la cons­ti­tu­tion et de la conso­li­da­tion d’une unité qui permet de nor­ma­li­ser le flot de pro­duits qui cir­cule au sein de la société, unité qui s’exprime par la dét­er­mi­nation du temps de repro­duc­tion social moyen des divers pro­duits. Chaque entre­prise se trans­forme en une cel­lule active de la société com­mu­niste, où l’auto-acti­vité du prolé­tariat peut s’exer­cer.
Si la puis­sance du prolé­tariat indus­triel s’ancre irrév­er­sib­lement dans le système des conseils, il ne peut pas en aller autre­ment que de voir les mêmes prin­ci­pes d’orga­ni­sa­tion s’ins­tal­ler dans l’agri­culture. La pro­duc­tion dépend fonc­tion­nel­le­ment de sa struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle. Mais cela ne permet pas de dire com­ment le système des conseils se for­mera ; c’est là une toute autre ques­tion que seul l’avenir rés­oudra. Même si les prin­ci­pes généraux du système des conseils sont les mêmes pour l’indus­trie et l’agri­culture, il n’en existe pas moins des différ­ences qui, dans chaque cas par­ti­cu­lier, feront que le prin­cipe général aura une appli­ca­tion diver­si­fiée. Ainsi, par exem­ple, verra-t-on appa­raître le fait que la cons­cience prolé­tari­enne soit plus développée chez les tra­vailleurs de l’indus­trie que chez le prolé­tariat agri­cole. D’autre part, les différ­ences entre les condi­tions natu­rel­les de pro­duc­tion dans l’indus­trie et l’agri­culture sont une raison sup­plém­ent­aire pour que le prin­cipe des conseils y ait des réa­li­sations pra­ti­ques différ­entes.
Quoi qu’il en soit pour­tant, il est fon­da­men­tal que les pay­sans s’unis­sent en com­mu­nes vil­la­geoi­ses qui ne sont fina­le­ment rien d’autre que la réunion des orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses des fermes. Il est pro­ba­ble que les pay­sans ne feront rien d’eux-mêmes. Il faudra donc que s’ajou­tant à une pro­pa­gande intense, la dic­ta­ture éco­no­mique du prolé­tariat inter­vienne dans la réa­li­sation de cette tâche. Cette dic­ta­ture s’exerce par le biais des livrai­sons d’outils agri­co­les, de semen­ces, d’engrais arti­fi­ciels, de pét­role d’essence, etc., qui ne sont effec­tuées qu’aux orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses en selle, et plus sûrement se réa­li­sera l’auto-orga­ni­sa­tion des pay­sans. Les pay­sans auront donc, tout comme les tra­vailleurs indus­triels, le devoir de cal­cu­ler le temps de repro­duc­tion social moyen de leurs pro­duits en uti­li­sant la for­mule (f + c) + t. Ceci est réa­li­sable, et, ici encore nous sommes rede­va­bles au capi­ta­lisme de nous avoir donne cette pos­si­bi­lité en trans­for­mant les pay­sans en pro­duc­teurs de mar­chan­di­ses. Cette pos­si­bi­lité est en effet dém­ontrée dans les faits, puis­que chaque jour on fait des cal­culs de prix de revient aussi bien dans l’agri­culture que dans l’indus­trie. (J. S. King, Costaccounting applied to agri­culture (le calcul des coûts appli­qué à l’agri­culture)).
Sans doute, n’en sommes-nous ici qu’aux débuts. Mais si l’on songe que cette jeune science a fait son appa­ri­tion en 1922, on ne peut que s’émerveiller de la vitesse à laquelle elle a pu établir des prin­ci­pes généraux vala­bles pour la pro­duc­tion indus­trielle et agri­cole. Ceci montre bien qu’en réalité le caractère des deux pro­duc­tions est le même, que la pro­duc­tion agri­cole s’est trans­formée en pro­duc­tion indus­trielle. La tra­di­tion agit bien ici encore comme un frein, mais les mau­vais rés­ultats finan­ciers qu’a connus l’agri­culture europé­enne la feront dis­pa­raître. Ceux qui ont des liai­sons direc­tes avec le monde paysan se ren­dent compte que les vieilles vérités sont en train de s’écr­ouler rapi­de­ment, tandis que de nou­vel­les nais­sent. Il est vrai que ceci n’a d’une cer­taine manière rien à voir avec le com­mu­nisme et qu’il s’agit d’un pro­ces­sus de ratio­na­li­sa­tion de la ges­tion moderne des entre­pri­ses, le tout lié à l’ins­tal­la­tion de coopé­ra­tives agri­co­les. Du point de vue de la pro­duc­tion com­mu­niste, tou­te­fois, ceci signi­fie que les condi­tions néc­ess­aires à la pos­si­bi­lité d’établir le temps de repro­duc­tion social moyen se met­tent en place rapi­de­ment.
Il reste évid­emment tou­jours une différ­ence de taille entre pro­duc­tion indus­trielle et agri­cole, qui, en par­ti­cu­lier, est liée aux condi­tions natu­rel­les de la pro­duc­tion. Les pluies, la séc­her­esse, les mala­dies des plan­tes et des ani­maux, etc., jouent leur rôle dans l’agri­culture, si bien que la pro­duc­ti­vité d’une entre­prise ne peut pas être aussi exac­te­ment connue à l’avance ici que dans le cas de l’indus­trie. Pourtant, on peut faire une com­pa­rai­son de pro­duc­ti­vité pour une entre­prise donnée et on le fait déjà (cf. J. S. King). C’est déjà l’épr­euve de la ratio­na­li­sa­tion pour une ferme. Notre tâche n’est pas, en ce qui concerne la dét­er­mi­nation du temps de repro­duc­tion social moyen, d’" inven­ter " des mét­hodes vala­bles pour tel ou tel cas par­ti­cu­lier. Mais il est sans doute suf­fi­sam­ment clair que l’établ­is­sement de cette caté­gorie éco­no­mique sup­pose une orga­ni­sa­tion com­plète de l’agri­culture.
Il se pour­rait que, à l’avenir, il soit néc­ess­aire non pas d’établir le temps de repro­duc­tion sur une pér­iode d’un an mais sur dix ans, par exem­ple. Ainsi les varia­tions dues à la nature seraient plus atténuées, puisqu’on uti­lise une pér­iode de temps plus longue, ce qui dimi­nue­rait du même coup les fluc­tua­tions du temps de repro­duc­tion social moyen. Alors une baisse du temps de repro­duc­tion social moyen cor­res­pon­drait bien à une crois­sance conti­nuelle de la pro­duc­ti­vité agri­cole.

CONCLUSION

Les « Gloses mar­gi­na­les » de Marx
L’heure est venue pour le prolé­tariat révo­luti­onn­aire de se faire une représ­en­tation pré­cise de l’ordre social qu’il vou­drait mettre à la place du capi­ta­lisme. Il ne suffit plus de se déb­arr­asser de cette tâche en fai­sant la remar­que que la classe ouvrière vic­to­rieuse dével­op­pera des forces aujourd’hui insoupç­on­nables, dès qu’elle aura seu­le­ment secoué ses chaînes. Car c’est là une spé­cu­lation hasar­deuse sur l’avenir, et qui d’ailleurs est tout à fait déplacée. C’est tout juste le contraire qui est vrai. L’éco­nomie capi­ta­liste avance à pas de géant sur le chemin de la concen­tra­tion : chaque jour qui passe nous en apporte une preuve de plus. Quiconque n’est pas aveu­gle doit reconnaître que tôt ou tard, elle trou­vera dans l’État son hol­ding. Ce chemin est en même temps celui de la concen­tra­tion de capi­tal et de l’union de toutes les par­ties de la classe domi­nante, y com­pris les cou­ches diri­gean­tes des vieilles orga­ni­sa­tions des tra­vailleurs, contre le prolé­tariat. Dans ces condi­tions, la pro­pa­gande de la social-démoc­ratie et des syn­di­cats peut paraître séd­uis­ante, alors qu’elle se répand de plus en plus, pré­co­nisant une société démoc­ra­tique, c’est-à-dire, pour être plus exact, le droit, pour les direc­tions de ces vieilles orga­ni­sa­tions, – emprun­tant ainsi un chemin détourné dans leur conquête de l’État –, d’influer sur la marche de l’éco­nomie. Le vieux mou­ve­ment ouvrier expose son pro­gramme éco­no­mique, celui d’une éco­nomie pla­ni­fiée : son socia­lisme prend forme. Mais il est clair qu’il ne s’agit là que d’un nouvel avatar du sala­riat. Aujourd’hui on peut de plus dire que le com­mu­nisme d’État à la russe n’est qu’un accom­plis­se­ment encore plus poussé de cette nou­velle forme de domi­na­tion. Nous, révo­luti­onn­aires prolé­tariens, n’avons pas le choix. Voici que s’ouvre aux gran­des masses ouvrières un chemin où elles doi­vent porter leurs actions et leurs luttes pour abou­tir à leur libé­ration, qu’on la qua­li­fie de socia­lisme ou de com­mu­nisme. Et ce sont ces clas­ses ouvrières que nous devons gagner à nos idées, aux­quel­les nous devons mon­trer quels sont leurs buts pro­pres, ces masses sans les­quel­les il ne peut y avoir ni révo­lution ni com­mu­nisme. Mais cela nous ne pou­vons le réussir que si, nous-mêmes, nous avons une représ­en­tation claire et concrète de l’orga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion et de la struc­ture du com­mu­nisme.
Et ce n’est pas tout. Même les éco­nom­istes bour­geois sen­tent venir la catas­tro­phe, et ils pré­parent déjà le capi­tal à se fami­lia­ri­ser avec l’idée d’une éco­nomie col­lec­ti­visée, ils se ren­dent compte que les jours de la pro­priété privée sont comptés et qu’il s’agit de prés­erver l’exploi­ta­tion au sein de cette éco­nomie. E. Horn, un éco­nom­iste bour­geois, publie un livre caractér­is­tique : Les fron­tières éco­no­miques de l’éco­nomie col­lec­tive.*
Il y affirme que la sup­pres­sion de la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion n’est pas la même chose que la sup­pres­sion du mode capi­ta­liste de pro­duc­tion. C’est pour­quoi il ne s’oppose pas à la sup­pres­sion de la pro­priété privée, mais insiste sur le fait que l’éch­ange des mar­chan­di­ses, le mode capi­ta­liste de pro­duc­tion avec son marché et sa for­ma­tion de plus-value, doit être sau­ve­gardé. Pour lui la ques­tion n’est pas de savoir s’il faut sup­pri­mer la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion mais com­ment il faut le faire. Un éco­nom­iste bour­geois comme E. Horn se doit de dém­ontrer l’impos­si­bi­lité du com­mu­nisme. Comme il le fait en recou­rant à la théorie de l’uti­lité mar­gi­nale de Böhm-Bawerk, cela nous dis­pense d’entrer dans le détail de son argu­men­ta­tion, Boukharine, à notre avis, a déjà réfuté cette théorie dans son livre : La poli­ti­que éco­no­mique du ren­tier. Toutefois la manière dont Horn cri­ti­que la théorie offi­cielle de la forme éco­no­mique du com­mu­nisme est digne d’être dis­cutée. Il y voit un ordre éco­no­mique avec des signes négat­ifs, car on dit tou­jours ce qui n’est sait jamais selon quel­les caté­gories se cons­truit. En effet les caractér­is­tiques de l’éco­nomie com­mu­niste seraient qu’elle ne connaît ni marché, ni prix, ni argent. Rien que des négations !
C’est le pro­duc­teur-dis­tri­bu­teur général qui rem­plira cet espace négatif, répond Neurath. Quant à Hilferding, il attri­bue cette tâche aux com­mis­sai­res d’État avec leurs sta­tis­ti­ques de pro­duc­tion et de besoins. D’autres, enfin, se ras­su­rent en cares­sant l’idée qu’il n’y a qu’à faire confiance aux forces cré­at­rices du prolé­tariat vic­to­rieux. C’est bien que s’appli­que le dicton : là où l’idée fait défaut, le ver­biage s’étale.
Il peut, à pre­mière vue, paraître bien étr­ange que les prét­endus éco­nom­istes marxis­tes se soient si peu intéressés aux caté­gories de la forme com­mu­niste de l’éco­nomie. Pourtant Marx a exprimé ses concep­tions à ce sujet de manière appa­rem­ment com­plète, même si c’est sous une forme condensée, dans les gloses mar­gi­na­les, connues sous le nom de Critique du Programme de Gotha. Mais cela n’est étr­ange qu’à pre­mière vue. Les " dis­ci­ples " de Marx, en effet, ne se sont guère pré­occupés de sa gran­diose vision, parce qu’ils pen­saient avoir déc­ouvert que les condi­tions fon­da­men­ta­les de la direc­tion et de l’admi­nis­tra­tion de l’éco­nomie s’étaient com­plè­tement modi­fiées par rap­port à ce que Marx pen­sait. C’est pour­quoi l’Association des pro­duc­teurs libres et égaux est deve­nue entre leurs mains : l’" éta­ti­sation ". Le pro­ces­sus de concen­tra­tion du capi­tal et de l’éco­nomie leur parais­sait pous­ser à la roue en direc­tion de cette éta­ti­sation avec la plus grande des rigueurs. Mais pen­dant les années révo­luti­onn­aires de 1917 à 1923, sont appa­rues des formes nou­vel­les, le prolé­tariat s’est emparé des moyens de pro­duc­tion. La révo­lution russe a montré que soit les conseils res­tent maîtres du ter­rain, soit s’ins­talle une orga­ni­sa­tion éco­no­mique cen­tra­lisée liée à l’État. Et tout cela dém­ontre une fois de plus l’exac­ti­tude des direc­ti­ves de Marx pour l’éco­nomie com­mu­niste.
Disons quel­ques mots sur ces Gloses mar­gi­na­les. En 1875, l’Association géné­rale des tra­vailleurs alle­mands, l’orga­ni­sa­tion de Lassalle, devait fusion­ner avec le Parti ouvrier social-démoc­rate. Une esquisse de pro­gramme fut établie à Gotha. Ce pro­gramme d’uni­fi­ca­tion fut soumis par Marx d’un côté et Engels de l’autre a une cri­ti­que des­truc­trice. Marx envoya sa cri­ti­que à Bracke et il inti­tula son manus­crit Gloses mar­gi­na­les au pro­gramme de coa­li­tion. Dès 1891 ces gloses mar­gi­na­les étaient connues dans des cer­cles moins res­treints, sur­tout lorsqu’Engels les eut publiées dans Die Neue Zeit. On n’en enten­dit plus parler jusqu’en 1920, 1922 et 1928 où on en fit des réé­ditions.
Ces gloses mar­gi­na­les nous vou­lons d’abord les uti­li­ser pour notre conclu­sion. Elles s’accor­dent tel­le­ment bien avec ce qui pré­cède que notre tra­vail appa­raît, pour ainsi dire, comme une conti­nua­tion et une mise à jour de la concep­tion de Marx. Nous allons illus­trer cet accord par une cita­tion du pas­sage où Marx polé­mique contre le "pro­gramme de coa­li­tion" au sujet de la concep­tion selon laquelle chaque tra­vailleur doit rece­voir le "fruit intégral de son tra­vail".
" Si nous pre­nons d’abord les mots "fruits du tra­vail " au sens de "pro­duit du tra­vail", le fruit du tra­vail coopé­ratif est alors la tota­lité de ce que la société pro­duit. Or, il faut en retran­cher :
- pre­miè­rement, un fonds des­tiné au rem­pla­ce­ment des moyens de pro­duc­tion usés.
- deuxiè­mement, une frac­tion addi­tion­nelle pour élargir la pro­duc­tion.
- troi­siè­mement, un fonds de rés­erve et d’assu­rance contre les acci­dents, les per­tur­ba­tions dues aux phénomènes natu­rels, etc.
" Ces déd­uctions opérées sur le " fruit intégral du tra­vail " sont une néc­essité éco­no­mique, et leur gran­deur sera dét­erminée en fonc­tion des moyens et des forces dis­po­ni­bles, en partie par le calcul des pro­ba­bi­lités ; et l’équité comme telle n’a rien à faire dans une opé­ration de cette nature.
" Reste l’autre partie du pro­duit total, celle qui est des­tinée à la consom­ma­tion.
Avant de procéder à sa rép­ar­tition entre les indi­vi­dus, il faut encore en déd­uire :
- " Premièrement : les frais généraux d’admi­nis­tra­tion qui ne concer­nent pas la pro­duc­tion.
" D’emblée, cette frac­tion se trou­vera considé­rab­lement réd­uite en regard de ce qu’elle est dans cette société et devrait dimi­nuer au fur et à mesure que se dével­op­pera la société nou­velle.
- " Deuxièmement : le fonds des­tiné à la satis­fac­tion com­mu­nau­taire en besoins tels qu’écoles, hygiène publi­que, etc.
" D’emblée, cette frac­tion aug­men­tera considé­rab­lement, en com­pa­rai­son de ce qu’elle est dans la société actuelle ; et elle s’accroîtra à mesure que se dével­op­pera la société nou­velle.
- " Troisièmement : le fonds des­tiné à ceux qui sont dans l’inca­pa­cité de tra­vailler, etc., pour parler bref, ce qu’on appelle aujourd’hui, dans le lan­gage offi­ciel, l’assis­tance publi­que.
" À présent, et à présent seu­le­ment, nous abor­dons la "dis­tri­bu­tion " seule envi­sagée dans ce pro­gramme d’une ins­pi­ra­tion las­sal­lienne et, disons-le, pas­sa­ble­ment bornée, Il s’agit de la frac­tion des moyens de consom­ma­tion dis­tri­buée entre les pro­duc­teurs indi­vi­duels de la société coopé­ra­tive.
" Insensiblement, le " pro­duit intégral du tra­vail " s’est déjà trans­formé en " pro­duit par­tiel", encore que la part retirée au pro­duc­teur, en sa qua­lité d’indi­vidu privé, lui revienne direc­te­ment ou indi­rec­te­ment en sa qua­lité de membre de la société. "
(Marx, op. cit., p. 1417-1418, La Pléiade.)
Ce que nous ne trou­vons chez aucun éco­nom­iste marxiste saute ici aux yeux. Marx se représ­ente l’éco­nomie dans la société com­mu­niste comme un pro­ces­sus fermé, où se fait une cir­cu­la­tion conformément à des lois. La néc­essité éco­no­mique de procéder au rem­pla­ce­ment et à l’élarg­is­sement des moyens de pro­duc­tion, tel est le fon­de­ment sur lequel repose aussi la dis­tri­bu­tion du pro­duit général. Marx ne peut nulle part être accusé de nour­rir l’arrière-pensée de faire rég­lem­enter ce rem­pla­ce­ment par des com­mis­sai­res d’État, par des décisions de per­son­nes. Pour lui, il doit s’agir d’un pro­ces­sus pure­ment matériel exi­geant un étalon de mesure qui, cela va de soi, ne peut sortir que de la pro­duc­tion elle-même. Si les frais généraux, la satis­fac­tion com­mu­nau­taire des besoins, et l’assis­tance publi­que pour ceux qui sont dans l’inca­pa­cité de tra­vailler, vien­nent rogner le "fruit intégral du tra­vail", on ne voit pas qu’il soit ques­tion, chez Marx de sta­tis­ti­ques, il y a sim­ple­ment une déd­uction pour chaque pro­duc­teur indi­vi­duel dans sa part de pro­duits de consom­ma­tion. Si on se sou­vient que, de plus, il pro­pose comme unité de mesure pour cette rép­ar­tition le temps de tra­vail fourni par l’indi­vidu, alors le tableau est com­plet. Nous croyons par conséquent avoir le droit de dire que notre exposé n’est qu’une appli­ca­tion logi­que du mode de pensée de Marx. De la comp­ta­bi­lité en argent à la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail Dans une dis­cus­sion de vive voix des Principes fon­da­men­taux de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion com­mu­nis­tes, on a sou­levé pour l’essen­tiel deux argu­ments. Le pre­mier porte sur le calcul en termes de temps de tra­vail, le second affirme que cette étude esquisse les fon­de­ments d’une société uto­pi­que. Nous vou­lons mon­trer main­te­nant que ces deux argu­ments ont déjà été réfutés par l’his­toire.
La sup­pres­sion de l’argent et son rem­pla­ce­ment par le temps de tra­vail social moyen (argent-tra­vail) est un acte révo­luti­onn­aire et, si la puis­sance de la classe ouvrière est suf­fi­sante, elle peut être accom­plie en quel­ques mois. C’est une ques­tion de puis­sance à laquelle seul l’ensem­ble du prolé­tariat peut rép­ondre.
Une dic­ta­ture de parti ne peut le faire. Une dic­ta­ture de parti n’est que le pro­duit de la mise en appli­ca­tion du com­mu­nisme d’État.
La dic­ta­ture du prolé­tariat aura besoin, au cours de sa pre­mière pér­iode d’exis­tence, d’énormes quan­tités d’argent. Elle devra vrai­sem­bla­ble­ment les créer de la même manière que les États capi­ta­lis­tes d’Europe cen­trale : en fai­sant mar­cher la plan­che à billets. Il en rés­ul­tera une forte infla­tion, et une flambée des prix des pro­duits. Il ne s’agit pas de décider si on doit cons­ciem­ment sou­hai­ter cette infla­tion. Si on pou­vait l’éviter, ce serait cer­tai­ne­ment bien que la force du prolé­tariat y remédie. Mais le phénomène de dépr­éciation de l’argent semble bien tou­jours accom­pa­gner les mou­ve­ments révo­luti­onn­aires. Quelle que soit la manière dont la révo­lution se dér­ou­lera, qu’elle abou­tisse au com­mu­nisme d’État ou à l’Association des pro­duc­teurs libres et égaux, qu’un parti usurpe la dic­ta­ture ou que la classe prolé­tari­enne, en tant que telle l’exerce par l’intermédi­aire de ses conseils, il y aura, dans les deux cas, infla­tion.
Pourtant, fina­le­ment, les rela­tions socia­les finis­sent par se sta­bi­li­ser, et avec cette sta­bi­li­sa­tion pro­gresse celle des valeurs monét­aires. L’ancienne unité de compte est sup­primée et une nou­velle prend sa place. Ainsi la Russie a créé une nou­velle unité de compte : le tcher­no­wetz. L’Autriche a fait de même tout en gar­dant son schil­ling. La Belgique a intro­duit le belga, l’Allemagne le mark d’or. La France et l’Italie ont suivi le même exem­ple, tout en conser­vant l’ancien nom de leurs unités.
Le peuple alle­mand a donc subi une leçon de choses sur l’intro­duc­tion d’une nou­velle unité de compte. Ce qui hier était fixé à un mil­liard de marks de l’ancienne unité se trou­vait, à une date donnée, être égal à un mark-or. La vie éco­no­mique s’accom­moda brillam­ment du nouvel état de fait et on passa sans pra­ti­que­ment aucun trou­ble ni gêne à la nou­velle unité.
Seul un râleur pro­fes­sion­nel peut faire remar­quer que quel­ques petits pro­priét­aires y ont laissé des plumes.
Avec l’intro­duc­tion de l’heure de tra­vail social moyenne comme unité de compte il en hait de même. Si la pro­duc­tion se pour­suit régul­ièrement, la "sta­bi­li­sa­tion" est, en quel­que sorte, assurée. À une cer­taine date, l’argent sera déclaré sans valeur et seul l’argent tra­vail don­nera droit a rece­voir une part du pro­duit social. Cet argent-tra­vail ne pourra être émis que par les coopé­ra­tives.
Cette sup­pres­sion ins­tan­tanée de l’argent sup­pose qu’aussi sou­dai­ne­ment, pour chaque pro­duit, soit estimé le temps de repro­duc­tion social moyen. ll est clair que ce n’est pas pos­si­ble d’un seul coup, si bien que, pro­vi­soi­re­ment, on ne dis­po­sera que d’une esti­ma­tion gros­sière, tantôt au-dessus tantôt au-des­sous de la quan­tité exacte. Mais si la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail est mise en place, les véri­tables temps de repro­duc­tion fini­ront par être bientôt établis. De même que les pro­duc­teurs condui­sent et admi­nis­trent eux-mêmes la pro­duc­tion, de même ils devront accom­plir la conver­sion de la comp­ta­bi­lité en argent en comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail. La seule chose dont ils ont besoin pour cela, c’est l’" indice chif­fré ", le " nombre clef " qu’on a bien connu pen­dant les années de guerre.
Une mét­hode pour réa­liser cette esti­ma­tion gros­sière est de cal­cu­ler le temps de repro­duc­tion social moyen pour des indus­tries qui ont une pro­duc­tion de masse, ou bien pour ce qu’on appelle les indus­tries-clefs, comme les char­bon­na­ges, la sidér­urgie, les potas­ses, etc. En consul­tant les livres de l’entre­prise on peut trou­ver faci­le­ment com­bien de tonnes d’un pro­duit donné sont fabri­quées dans un temps donné, et à com­bien le prix de revient propre se monte. Ainsi, compte non tenu des intérêts du capi­tal, etc., on établit com­bien d’heures de tra­vail ont été uti­lisées. De ces données on tire la valeur-argent cor­res­pon­dant à une heure d’acier, une heure de char­bon, une heure de potasse. En fai­sant alors la moyenne entre toutes les indus­tries on obtient une quan­tité que l’on peut rete­nir comme moyenne géné­rale. Ceci ne veut pas dire qu’il faut avoir recours à des "nom­bres-clefs" établis de cette manière, sim­ple­ment qu’il est pos­si­ble de le faire. Beaucoup de mét­hodes sont uti­lisées pour attein­dre le but visé. Comme nous l’avons déjà remar­qué ; l’his­toire a montré qu’on pou­vait procéder à une quan­ti­fi­ca­tion ins­tan­tanée de l’unité de compte. " La plus grosse et la plus dif­fi­cile des opé­rations finan­cières jamais tentées", pour repren­dre les termes du New Stateman qua­li­fiant l’intro­duc­tion du mark-or, s’est déroulée dans un pays hau­te­ment indus­tria­lisé sans per­tur­ba­tions séri­euses.
Supposons que de ce calcul de moyenne sorte le rés­ultat que 0,80 mark = 1 heure de tra­vail ; chaque entre­prise peut alors cal­cu­ler un temps de pro­duc­tion cou­rant pour ses pro­duits. Dans chaque entre­prise on procède donc à un inven­taire selon la mét­hode usuelle et que l’on exprime en marks. On estime alors l’usure des outils et des machi­nes, ce qui du reste est connu dans toute entre­prise, et on exprime le tout avec l’indice. Par exem­ple, pour une entre­prise de chaus­su­res le calcul pour­rait être :
Usure des machi­nes, etc. 1.000 Marks = 1.250 heures de tra­vail
Cuir, etc. 449.000 Marks = 61.250 heures de tra­vail
Temps de tra­vail = 62.000
Total : 125.000 heures de tra­vail
Nombre de paires de chaus­su­res pro­dui­tes : 40.000
Temps de pro­duc­tion moyen : 125.000/ 40.000 = 3,125 heures/paire.
La prét­endue utopie
Le deuxième argu­ment de nos cri­ti­ques c’est qu’il s’agit d’une "utopie". Mais cette appréc­iation n’est pas fondée. Ou peut-on en effet trou­ver, dans notre exposé, une cons­truc­tion a priori de l’avenir ? Nous nous sommes bornés à dét­er­miner quel­les étaient les caté­gories fon­da­men­ta­les de la vie éco­no­mique com­mu­niste. La seule chose que nous vou­lions mon­trer, c’est que la révo­lution prolé­tari­enne doit trou­ver la force d’intro­duire le temps de tra­vail social moyen comme fon­de­ment de l’acti­vité éco­no­mique, et que, si elle n’y réussit, l’avè­nement du com­mu­nisme d’État est inél­uc­table. En fait, il est peu vrai­sem­bla­ble que ce com­mu­nisme d’État puisse se pro­cla­mer ouver­te­ment tel, car ce régime est par trop dis­crédité, c’est pour­quoi on peut s’atten­dre à voir appa­raître une sorte de "socia­lisme de guilde", comme celui que pro­pose Cole dans son ouvrage Self-govern­ment in Industry (Autogestion dans l’indus­trie), ou celui de Leichter sur lequel nous revien­drons. Tout cela n’est que du com­mu­nisme d’État camou­flé, der­nier effort du monde bour­geois d’éch­apper au com­mu­nisme, d’empo­cher la réa­li­sation du rap­port exact entre les pro­duc­teurs et le pro­duit social.
En fait c’est pres­que, au contraire, ce qui nous a été jusqu’à main­te­nant pro­posé comme pro­duc­tion et dis­tri­bu­tion com­mu­nis­tes, avec la prét­ention d’être cons­truit sur la réalité, qui est pure utopie. On a fait, par exem­ple, de pro­jets allant jusqu’à orga­ni­ser les différ­entes indus­tries, pré­cisant les com­mis­sions et les conseils qui devaient pren­dre en compte l’oppo­si­tion pro­duc­teur-consom­ma­teur, voire les orga­nes qui doi­vent être maîtres du pou­voir de l’État. Il arrive ainsi qu’un auteur traîné par les gali­pet­tes de son ima­gi­na­tion, voit surgir une dif­fi­culté dans ses considé­rations théo­riques sur le tra­vail commun des diver­ses indus­tries. Il a tout de suite la solu­tion : il suffit "de faire naître" une nou­velle com­mis­sion, ou un conseil spéc­ialisé. Ceci est par­ti­cu­liè­rement vrai du "socia­lisme de guilde" à la Cole, dont le socia­lisme syn­di­cal alle­mand n’est qu’un reje­ton.
La struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle de l’appa­reil de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion est fonc­tion­nel­le­ment liée aux lois éco­no­miques. aux­quel­les elle se conforme. Toutes les considé­rations sur cette struc­ture ne sont que des sor­net­tes uto­pi­ques si on ne pré­cise pas les caté­gories éco­no­miques aux­quel­les cette struc­ture se rat­ta­che. Il s’agit là d’une utopie qui déto­urne l’atten­tion des véri­tables pro­blèmes.
Dans notre étude nous ne nous sommes pas aven­turés sur ce ter­rain. Après avoir men­tionné la struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle de la vie éco­no­mique, nous avons parlé seu­le­ment des orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses et des coopé­ra­tives. Nous étions fondés à le taire parce que l’his­toire a déjà montré ce que pou­vaient être les formes de ces orga­ni­sa­tions ; il ne s’agit donc pas de fruits d’une ima­gi­na­tion débridée. En ce qui concerne les orga­ni­sa­tions pay­san­nes nous avons été très réticents jus­te­ment parce que, dans ce domaine, l’expéri­ence en Europe occi­den­tale reste très limitée. Il faut atten­dre pour savoir com­ment les pay­sans ; s’orga­ni­se­ront. C’est pour­quoi nous n’avons fait que mon­trer com­ment le capi­ta­lisme a développé les condi­tions qui per­met­tent d’envi­sa­ger la comp­ta­bi­lité en termes de temps de repro­duc­tion social moyen dans les entre­pri­ses agri­co­les, tout en essayant d’en tirer les conséqu­ences. La manière dont ces orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses se lie­ront les unes aux autres, la création d’orga­nes des­tinés à assu­rer une "marche sans à-coup" de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition, la manière dont ces orga­nes devront être choi­sis, com­ment les coopé­ra­tives, devront se regrou­per, autant de pro­blèmes qui seront pesés et résolu dans le cadre des condi­tions par­ti­cu­lières qui accom­pa­gne­ront la fon­da­tion de la pro­duc­tion et de la rép­ar­tition. C’est jus­te­ment cette arti­cu­la­tion fonc­tion­nelle que prétend dét­er­miner exac­te­ment le socia­lisme de guilde à la Cole, tout cela sans se sou­cier du pro­blème réel des lois éco­no­miques, et nous inon­dent de toute une paco­tille sans valeur. Nous lui retour­nons l’accu­sa­tion d’utopie puis­que notre ouvrage ne s’intér­esse qu’à l’établ­is­sement de l’heure de tra­vail social moyenne et au temps de repro­duc­tion.
Si on qua­li­fie d’utopie la confiance en la capa­cité du prolé­tariat d’établir le com­mu­nisme, alors il faut se rendre compte qu’il s’agit d’une utopie sub­jec­tive, que le prolé­tariat doit éli­miner par sa pro­pa­gande inten­sive. Le seul domaine où l’utopie pour­rait appa­rem­ment être fondée, c’est celui de la comp­ta­bi­lité sociale et du contrôle de la vie éco­no­mique. Mais il ne s’agit là que d’une appa­rence. On peut esti­mer que, par exem­ple, Leichter a consa­cré plus de place aux pos­si­bi­lités de dével­op­pement, parce qu’il laisse pen­dante la ques­tion de savoir si les com­pen­sa­tions entre entre­pri­ses indi­vi­duel­les doi­vent se faire en argent ou sim­ple­ment par une comp­ta­bi­lité cen­tra­lisée, alors que nous deman­dons pure­ment et sim­ple­ment que se mette en place cette comp­ta­bi­lité cen­tra­lisée. Mais l’essen­tiel n’est pas là il se trouve dans le fait que nous avons for­te­ment insisté sur la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale comme arme de la dic­ta­ture éco­no­mique de la classe ouvrière, ce qui permet du même coup de rés­oudre le pro­blème du contrôle social de la vie éco­no­mique. La struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle de cette comp­ta­bi­lité, la manière dont elle se lie à la société géné­rale, autant de ques­tions que, il va de soi, nous avons laissé de côté.
Il est évid­emment pos­si­ble que la révo­lution prolé­tari­enne ne dével­oppe pas suf­fi­sam­ment de forces pour uti­li­ser cette arme déci­sive de sa dic­ta­ture. Mais fina­le­ment, il faudra bien en venir là, car, même sans parler de dic­ta­ture, l’éco­nomie com­mu­niste exige d’elle-même que soit cal­culé exac­te­ment du quan­tum de pro­duit que les consom­ma­teurs reç­oivent sans paie­ment. En d’autres termes : les données néc­ess­aires pour le calcul du fac­teur de rému­nération doi­vent être col­lectées qu’on n’y arrive pas, ou qu’on n’y arrive que de manière insuf­fi­sante, et la caté­gorie du temps de repro­duc­tion social moyen ne peut être intro­duite, et le com­mu­nisme s’écr­oule de lui-même. Alors on ne peut éch­apper à la poli­ti­que des prix, et nous sommes de nou­veau dans un système de domi­na­tion des masses, dans le com­mu­nisme d’État. Donc ce n’est pas notre ima­gi­na­tion qui nous fait tenir pour sou­hai­ta­ble la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale, mais bien les lois éco­no­miques qui pure­ment et sim­ple­ment l’impo­sent.
Résumons rapi­de­ment nos considé­rations :
À la base de cette étude se trouve le fait empi­ri­que que la prise du pou­voir met les moyens de pro­duc­tion dans les mains des orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses. Il dép­endra de la force des idées com­mu­nis­tes, laquelle à son tour repose sur une concep­tion claire de ce qu’on doit faire avec ces moyens de pro­duc­tion, que les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses en res­tent maîtr­esses. Si ce n’est pas le cas, alors on s’ache­mi­nera vers le com­mu­nisme d’État, qui pourra se livrer à ses ten­ta­ti­ves désespérées d’impo­ser sa pro­duc­tion pla­ni­fiée, le tout sur le dos des tra­vailleurs. Alors il faudra une deuxième révo­lution pour que les moyens de pro­duc­tion pas­sent vrai­ment aux mains des pro­duc­teurs. Mais si les orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses res­tent maîtr­esses de la situa­tion, alors elles ne pour­ront ordon­ner l’éco­nomie que sur la base du temps de tra­vail social moyen, en sup­pri­mant l’argent. Il est bien sûr pos­si­ble que les ten­dan­ces syn­di­ca­lis­tes soient si fortes que les ouvriers vou­dront autogérer les entre­pri­ses tout en gar­dant l’argent. Le rés­ultat ne sera alors rien d’autre qu’une sorte de socia­lisme de guilde, lequel fina­le­ment conduit au com­mu­nisme (= capi­ta­lisme) d’État. Le centre de gra­vité de la révo­lution prolé­tari­enne, c’est d’établir une rela­tion exacte entre le pro­duc­teur et le pro­duit, ce qui n’est pos­si­ble que par l’intro­duc­tion géné­ralisée de la comp­ta­bi­lité en temps de tra­vail. Telle est la plus haute exi­gence que doit mettre en avant le prolé­tariat... Mais c’est aussi la reven­di­ca­tion mini­male, et sans aucun doute une ques­tion de rap­port de force. Et seul le prolé­tariat lui-même peut l’impo­ser car il ne peut comp­ter en aucun cas sur l’aide des intel­lec­tuels fus­sent-ils socia­lis­tes ou com­mu­nis­tes.
Cette maît­rise des orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses s’arti­cule par conséquent sur l’admi­nis­tra­tion et la conduite auto­no­mes des entre­pri­ses car c’est là la base sur laquelle on peut mener le calcul du temps de tra­vail. Toute une litté­ra­ture venue d’Amérique d’Angleterre et d’Allemagne montre que le calcul du temps de pro­duc­tion social moyen est déjà préparé par le capi­ta­lisme. Dans le com­mu­nisme le calcul de (F +C) + T peut se mener sans plus de dif­fi­culté que ceux qui se font déjà avec une autre unité de compte. De ce point de vue, on peut dire que la vieille société capi­ta­liste porte la nou­velle société com­mu­niste dans son sein. Les com­pen­sa­tions comp­ta­bles entre entre­pri­ses qui ser­vent à assu­rer la repro­duc­tion dans chaque entre­prise se font par la tenue de livre de comp­tes de vire­ments... exac­te­ment comme aujourd’hui. Là aussi, le capi­ta­lisme enfante le nouvel ordre. La fusion des entre­pri­ses est un pro­ces­sus qui s’accom­plit aussi aujourd’hui. Il est tout à fait vrai­sem­bla­ble que le grou­pe­ment à venir sera tout autre que celui que nous connais­sons, car il s’effec­tuera partir d’un tout autre point de vue. Les entre­pri­ses que nous avons qua­li­fiées de T.S.G., les entre­pri­ses "publi­ques" exis­tent déjà aujourd’hui, mais elles fonc­tion­nent en tant qu’ins­tru­ment de l’État de classe. Elles seront libérées de la tutelle de l’État et seront réor­ganisées selon le point de vue social du com­mu­nisme. Là aussi il s’agit d’une recons­truc­tion de ce qui existe déjà. L’État perd son caractère hypo­crite, et devient sim­ple­ment l’appa­reil de la puis­sance de la dic­ta­ture du prolé­tariat. Il aura à briser la rés­ist­ance de la bour­geoi­sie... mais il n’aura rien a faire dans l’admi­nis­tra­tion de l’éco­nomie. Ainsi, simul­tanément, se trou­vent données les condi­tions préa­lables au " dépér­is­sement " de l’État.
Cette sépa­ration entre les entre­pri­ses publi­ques et l’État, leur jonc­tion à l’ensem­ble éco­no­mique, exige la fixa­tion de cette partie du pro­duit social qui doit encore être par­tagée indi­vi­duel­le­ment, et pour laquelle nous avons intro­duit le fac­teur de consom­ma­tion indi­vi­duelle (F.C I.).
En ce qui concerne la dis­tri­bu­tion, les orga­nes de l’avenir sont déjà esquissés dans le capi­ta­lisme. Jusqu’à quel point les coopé­ra­tives de consom­ma­teurs que nous connais­sons aujourd’hui pour­ront être uti­lisées dans l’avenir est une autre ques­tion, d’autant plus que la rép­ar­tition sera orga­nisée selon un tout autre point de vue. Mais il n’en est pas moins cer­tain que toute une expéri­ence s’accu­mule dans les coopé­ra­tives d’aujourd’hui.
Si, en revan­che, nous considérons le com­mu­nisme d’État, on peut déjà remar­quer que l’argent ne peut dis­pa­raître (cf. Kautsky), tout sim­ple­ment parce que seules les entre­pri­ses "mûres" peu­vent être "natio­na­lisées" et que, par conséquent, une grande partie de la pro­duc­tion est encore faite par du capi­tal privé, ce qui exclut toute unité de compte autre que l’argent. Le marché des mar­chan­di­ses y demeure ; de même la force de tra­vail garde son caractère de mar­chan­dise, et doit réa­liser son prix sur le marché, autre­ment dit : en dépit de belles paro­les, la réalité, c’est qu’il n’est pas ques­tion d’abolir le sala­riat. L’évo­lution de la "natio­na­li­sa­tion", qu’on nous prés­ente comme la marche au com­mu­nisme, ouvre des pers­pec­ti­ves désesp­érantes. La for­ma­tion de la col­lec­ti­vité com­mu­niste à venir est arra­chée aux pro­duc­teurs et est aban­donnée à la bureau­cra­tie d’État, qui rapi­de­ment amè­nera l’éco­nomie à la sta­gna­tion. Juchés dans leurs bureaux où ils cen­tra­li­sent, ils décident ce qui doit être pro­duit, quelle sera la durée du tra­vail et le salaire.
Dans un tel système, la démoc­ratie doit aussi jouer son rôle. Seuls des cor­po­ra­tions et des conseils élus garan­tis­sent que les intérêts des masses seront res­pectés. Mais cette démoc­ratie sera rognée mor­ceau par mor­ceau car elle est incom­pa­ti­ble avec une direc­tion cen­tra­lisée. Finalement plus d’un dic­ta­teur s’essaiera au pou­voir ; la marche de la vie éco­no­mique sera alors dét­erminée par une démoc­ratie du type pou­voir per­son­nel. En fait la démoc­ratie ne sera qu’un man­teau pour cou­vrir la domi­na­tion de mil­lions d’hommes, tout comme dans le capi­ta­lisme. Dans le meilleur des cas, les tra­vailleurs auront ce "droit de coges­tion" que l’on vante tel­le­ment, et qui n’est rien d’autre qu’un voile de fumée autour des véri­tables rap­ports de force. Le rejet de l’admi­nis­tra­tion et de la direc­tion cen­tra­lisée de la pro­duc­tion ne veut pas dire pour autant que l’on se trouve sur le ter­rain du fédé­ral­isme. Là où la direc­tion et l’admi­nis­tra­tion de l’éco­nomie sont entre les mains des masses elles-mêmes avec leurs orga­ni­sa­tions d’entre­pri­ses et leurs coopé­ra­tives, il y a sans aucun doute de fortes ten­dan­ces vers le syn­di­ca­lisme ; mais, si on la considère du point de vue de la comp­ta­bi­lité sociale géné­rale, la vie éco­no­mique cons­ti­tue un tout indis­so­cia­ble. Ainsi avons-nous un "point cen­tral", d’où l’éco­nomie ne peut être ni dirigée ni admi­nis­trée, mais d’où on peut en embras­ser la tota­lité. Le fait que toute trans­for­ma­tion de l’énergie humaine au cours du pro­ces­sus éco­no­mique finisse par abou­tir à un orga­nisme qui l’enre­gis­tre est la plus haute syn­thèse de la vie éco­no­mique. On peut l’appe­ler fédé­ral­iste ou cen­tra­liste, tout dépend du point de vue dont on l’exa­mine. Elle est aussi bien l’un que l’autre, ces concepts ont perdu tout sens pour le système de pro­duc­tion vu comme un tout.
L’oppo­si­tion fédé­ral­isme-cen­tra­lisme se dis­sout dans une unité supéri­eure, l’orga­nisme de pro­duc­tion est devenu une unité orga­ni­que.

 Gruppe Internationaler Kommunisten