Salariat et capital
Nous proposons ici la lecture de l'Introduction à l'économie politique de la théoricienne marxiste révolutionnaire Rosa Luxemburg. Ce texte permet la compréhension du Capital à travers une analyse critique du "communisme primitif", de la production marchande, du salariat et des tendances de l'économie capitaliste.
Rosa Luxemburg fait ici un exposé essentiel au mouvement ouvrier pour comprendre le Capital et donc les possibilités de son dépassement. Cet exposé a été rédigé alors que Rosa Luxemburg était une militante révolutionnaire dans le Parti social-démocrate allemand. Ce parti qui rassemblait des tendances réformistes et révolutionnaires marxistes éclata lors de la première guerre mondiale en plusieurs fractions. Les réformistes dirigeaient la social-démocratie tandis que certains des révolutionnaires, autour de Rosa Luxemburg, allaient former la Ligue spartakiste. Lorsque la révolution ouvrière allemande éclata et que les premiers conseils ouvriers furent formés les socialistes désignèrent Rosa Luxemburg comme une des ennemies à abattre. Critique à la fois des socialistes et des bolchéviques Rosa Luxemburg laisse un héritage théorique toujours d'actualité. Elle fut assasinée en 1918 par des mercenaires fascisants (les Corps-francs) aux ordres des socialistes.
Les textes que nous proposons à la lecture s'articulent logiquement : de la compréhension du Capital à travers le texte de Rosa Luxemburg le lecteur pourra ensuite lire une critique du syndicalisme comme outil d'intégration au Capital pour se diriger ensuite vers une critique du Parti en tant que tel (textes d'Anton Pannekoek). Puis un autre onglet invite à questionner l'organisation révolutionnaire tant dans la forme que dans le fond. Ensuite c'est à une analyse critique de la gestion ouvrière (Paul Mattick) que nous invitons les lecteurs avant de terminer par un texte essentiel sur la production et la distribution communistes afin de susciter encore une fois un débat critique parmi les révolutionnaires.
Rosa Luxemburg - Introduction à l'économie politique
QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?
section 1 - section2 - section 3 - section 4 - section 5 - section 6
LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE PRIMITIVE
section 1 - section 2 - section 3 - section 4
LA DISSOLUTION DE LA SOCIÉTÉ COMMUNISTE PRIMITIVE
section 1 - section 2
LA PRODUCTION MARCHANDE
section 1 - section 2 - section 3 - section 4
LE TRAVAIL SALARIÉ
section 1 - section 2 - section 3 - section 4 - section 5 - section 6
LES TENDANCES DE L’ÉCONOMIE MONDIALE
section 1
***
Travail salarié et Capital
De
différents côtés on nous a reproché de
n'avoir pas exposé les rapports économiques qui
constituent de nos jours la base matérielle des combats de
classe et des luttes nationales. C'est à dessein que nous
n'avons fait qu'effleurer ces rapports-là seulement où
ils éclataient directement en collisions politiques.
Il
s'agissait avant tout de suivre la lutte des classes dans l'histoire
de chaque jour et de prouver de façon empirique, sur la
matière historique existante et renouvelée
quotidiennement, que l'assujettissement de la classe ouvrière
qui avait réalisé Février et Mars avait amené
du même coup la défaite des adversaires de celle-ci: les
républicains bourgeois en France et les classes bourgeoises et
paysannes en lutte contre l'absolutisme féodal sur tout
le continent européen; que la victoire de la «République
honnête» en France fut en même temps la chute des
nations qui avaient répondu à la révolution de
Février par des guerres d'indépendance
héroïques; qu'enfin l'Europe, par la défaite des
ouvriers révolutionnaires, était retombée dans
son ancien double esclavage, l'esclavage anglo-russe. Les
combats de juin à Paris, la chute de Vienne, la tragi-comédie
de Berlin en novembre 1848, les efforts désespérés
de la Pologne, de l'Italie et de la Hongrie, l'épuisement
de l'Irlande par la famine, tels furent les moments principaux où
se concentra en Europe la lutte de classes entre la bourgeoisie
et la classe ouvrière et qui nous permirent de démontrer
que tout soulèvement révolutionnaire, aussi éloigné
que son but puisse paraître de la lutte des classes, doit
nécessairement échouer jusqu'au moment où
la classe ouvrière révolutionnaire sera victorieuse,
que toute réforme sociale reste une utopie jusqu'au moment où
la révolution prolétarienne et la contre-révolution
féodale se mesureront par les armes dans une guerre
mondiale. Dans la présentation que nous en faisions,
comme dans la réalité, la Belgique et la
Suisse étaient des tableaux de genre tragi-comiques et
caricaturaux dans la grande fresque de l'histoire, l'une présentée
comme l'État modèle de la monarchie bourgeoise, l'autre
comme l'État modèle de la République bourgeoise,
États qui s'imaginaient tous deux être aussi
indépendants de la lutte des classes que de la révolution
européenne.
Maintenant
que nos lecteurs ont vu se développer la lutte des classes en
l'année 1848 sous des formes politiques colossales, il
est temps d'approfondir les rapports économiques
eux-mêmes sur lesquels se fondent l'existence de la
bourgeoisie et sa domination de classe, ainsi que l'esclavage
des ouvriers.
Nous
exposerons en trois grands chapitres: 1. les rapports entre le
travail salarié et le capital, l'esclavage de l'ouvrier,
la domination du capitaliste; 2. la disparition inévitable
des classes moyennes bourgeoises et de ce qu'il est convenu d'appeler
la paysannerie (Bürgerstandes) sous le régime actuel; 3.
l'assujettissement commercial et l'exploitation des classes
bourgeoises des diverses nations de l’Europe par le despote du
marché mondial, l’Angleterre.
Nous
chercherons à faire un exposé aussi simple et populaire
que possible, et sans supposer connues à l'avance les notions
même les plus élémentaires de l'économie
politique. Nous voulons être compréhensibles pour les
ouvriers. Il règne d'ailleurs partout en Allemagne l'ignorance
et la confusion d'idées les plus étranges au sujet
des rapports économiques les plus simples, chez les défenseurs
patentés de l'état de choses actuel et jusque chez les
thaumaturges socialistes et les génies politiques
méconnus dont l'Allemagne morcelée est plus riche
encore que de souverains.
Abordons
donc la première question : Qu'est-ce que le salaire ?
Comment est-il déterminé ?
Si
l'on demandait à des ouvriers : « À
combien s'élève votre salaire ?», ils
répondraient: l'un: « Je reçois de mon
patron 1 mark pour une journée de travail», l'autre:
« Je reçois 2 marks », etc. Suivant les
diverses branches de travail auxquelles ils appartiennent, ils
énuméreraient les diverses sommes d'argent qu'ils
reçoivent de leurs patrons respectifs pour la production d'un
travail déterminé, par exemple pour le tissage d'une
aune de toile ou pour la composition d'une page d'imprimerie. Malgré
la diversité de leurs déclarations, ils seront tous
unanimes sur un point: le salaire est la somme d'argent que le
capitaliste paie, pour un temps de travail déterminé ou
pour la fourniture d'un travail déterminé.
Le
capitaliste achète donc (semble-t-il) leur travail avec de
l'argent. C'est pour de l'argent qu'ils lui vendent leur travail.
Mais il n'en est ainsi qu'apparemment. Ce qu'ils vendent en réalité
au capitaliste pour de l'argent, c'est leur force de travail. Le
capitaliste achète cette force de travail pour un jour, une
semaine, un mois, etc. Et, une fois qu'il l'a achetée, il
l'utilise en faisant travailler l'ouvrier pendant le temps stipulé.
Pour cette même somme d'argent avec laquelle le capitaliste a
acheté sa force de travail, par exemple pour 2 marks, il
aurait pu acheter deux livres de sucre ou une quantité
déterminée d'une autre marchandise quelconque. Les 2
marks avec lesquels il a acheté deux livres de sucre sont le
prix de deux livres de sucre. Les 2 marks avec lesquels il a acheté
douze heures d'utilisation de la force de travail sont le prix des
douze heures de travail. La force de travail est donc une
marchandise, ni plus, ni moins que le sucre. On mesure la première
avec la montre et la seconde avec la balance.
Leur
marchandise, la force de travail, les ouvriers l'échangent
contre la marchandise du capitaliste, contre l'argent, et, en
vérité, cet échange a lieu d'après un
rapport déterminé. Tant d'argent pour tant de durée
d'utilisation de la force de travail. Pour douze heures de tissage, 2
marks. Et ces 2 marks ne représentent-ils pas toutes les
autres marchandises que je puis acheter pour 2 marks ? L'ouvrier a
donc bien échangé une marchandise, la force de travail,
contre des marchandises de toutes sortes, et cela suivant un rapport
déterminé. En lui donnant 2 marks, le capitaliste lui a
donné tant de viande, tant de vêtements, tant de bois,
de lumière, etc., en échange de sa journée de
travail. Ces 2 marks expriment donc le rapport suivant lequel la
force de travail est échangée contre d'autres
marchandises, la valeur d'échange de la force de
travail. La valeur d'échange d'une marchandise, évaluée
en argent, c'est précisément ce qu'on appelle
son prix. Le salaire n'est donc que le nom particulier donné
au prix de la force de travail appelé d'ordinaire prix du
travail, il n'est que le nom donné au prix de cette
marchandise particulière qui n'est en réserve que dans
la chair et le sang de l'homme.
Prenons
le premier ouvrier venu, par exemple, un tisserand. Le capitaliste
lui fournit le métier à tisser et le fil. Le tisserand
se met au travail et le fil devient de la toile. Le capitaliste
s'approprie la toile et la vend 20 marks par exemple. Le salaire du
tisserand est-il alors une part de la toile, des 20 marks, du produit
de son travail ? Pas du tout. Le tisserand a reçu son salaire
bien avant que la toile ait été vendue et peut-être
bien avant qu'elle ait été tissée. Le
capitaliste ne paie donc pas ce salaire avec l'argent qu'il va
retirer de la toile, mais avec de l'argent accumulé
d'avance. De même que le métier à tisser et le
fil ne sont pas le produit du tisserand auquel ils ont été
fournis par l'employeur, les marchandises qu'il reçoit en
échange de sa marchandise, la force de travail, ne le sont pas
davantage. Il peut arriver que le capitaliste ne trouve pas
d'acheteur du tout pour sa toile. Il peut arriver qu'il ne retire pas
même le salaire de sa vente. Il peut arriver qu'il la vende de
façon très avantageuse par rapport au salaire du
tisserand. Tout cela ne regarde en rien le tisserand. Le capitaliste
achète avec une partie de sa fortune actuelle, de son capital,
la force de travail du tisserand tout comme il a acquis, avec une
autre partie de sa fortune, la matière première, le
fil, et l'instrument de travail, le métier à
tisser. Après avoir fait ces achats, et parmi ces achats il y
a aussi la force de travail nécessaire à la production
de la toile, il ne produit plus qu'avec des matières
premières et des instruments de travail qui lui appartiennent
à lui seul. Car, de ces derniers fait aussi partie notre
brave tisserand qui, pas plus que le métier à tisser,
n'a sa part du produit ou du prix de celui-ci.
Le
salaire n'est donc pas une part de l'ouvrier à la marchandise
qu'il produit. Le salaire est la partie de marchandises déjà
existantes avec laquelle le capitaliste s'approprie par achat une
quantité déterminée de force de travail
productive.
La
force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le
salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour
vivre.
Mais
la manifestation de la force de travail, le travail, est l'activité
vitale propre à l'ouvrier, sa façon à lui de
manifester sa vie. Et c'est cette activité vitale qu'il vend à
un tiers pour s'assurer les moyens de subsistance nécessaires.
Son activité vitale n'est donc pour lui qu'un moyen de pouvoir
exister. Il travaille pour vivre. Pour lui-même, le travail
n'est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de
sa vie. C'est une marchandise qu'il a adjugée à un
tiers. C'est pourquoi le produit de son activité n'est pas non
plus le but de son activité. Ce qu'il produit pour lui-même,
ce n'est pas la soie qu'il tisse, ce n'est pas l'or qu'il extrait du
puits, ce n'est pas le palais qu'il bâtit. Ce qu'il produit
pour lui-même, c'est le salaire, et la soie, l'or, le palais se
réduisent pour lui à une quantité déterminée
de moyens de subsistance, peut-être à un tricot de
coton, à de la menue monnaie et à un logement dans une
cave. Et l'ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce,
tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, la
transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de
filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie,
de maniement de la pelle ou de taille de la pierre comme une
manifestation de sa vie, comme sa vie ? Bien au contraire. La vie
commence pour lui où cesse l’activité, à
table, à l'auberge, au lit. Par contre, les douze heures de
travail n'ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de
percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d'aller à
table, à l'auberge, au lit. Si le ver à soie tissait
pour subvenir à son existence de chenille, il serait un
salarié achevé.
La
force de travail ne fut pas toujours une marchandise. Le travail ne
fut pas toujours du travail salarié, c'est-à-dire du
travail libre. L'esclave ne vendait pas sa force de travail au
possesseur d'esclaves, pas plus que le bœuf ne vend le produit
de son travail au paysan. L'esclave est vendu, y compris sa force de
travail, une fois pour toutes à son propriétaire. Il
est une marchandise qui peut passer de la main d'un propriétaire
dans celle d'un autre. Il est lui-même une marchandise, mais sa
force de travail n'est pas sa marchandise. Le serf ne vend qu'une
partie de sa force de travail. Ce n'est pas lui qui reçoit un
salaire du propriétaire de la terre; c'est plutôt le
propriétaire de la terre à qui il paie tribut. Le serf
appartient à la terre et constitue un rapport pour le maître
de la terre. L'ouvrier libre, par contre, se vend lui-même, et
cela morceau par morceau. Il vend aux enchères 8, 10, 12, 15
heures de sa vie, jour après jour, aux plus offrants, aux
possesseurs des matières premières, des
instruments de travail et des moyens de subsistance, c'est-à-dire
aux capitalistes. L'ouvrier n'appartient ni à un propriétaire
ni à la terre, mais 8, 10, 12, 15 heures de sa vie quotidienne
appartiennent à celui qui les achète. L'ouvrier quitte
le capitaliste auquel il se loue aussi souvent qu'il veut, et le
capitaliste le congédie aussi souvent qu'il le croit bon, dès
qu'il n'en tire aucun profit ou qu'il n'y trouve plus le profit
escompté. Mais l'ouvrier dont la seule ressource est
la vente de sa force de travail ne peut quitter la classe tout
entière des acheteurs, c'est-à-dire la classe
capitaliste, sans renoncer à l'existence. Il
n'appartient pas à tel ou tel employeur, mais à la
classe capitaliste, et c'est à lui à y trouver
son homme, c'est-à-dire à trouver un acheteur dans
cette classe bourgeoise.
Avant
de pénétrer plus avant dans les rapports entre le
capital et le travail salarié, nous allons maintenant exposer
brièvement les conditions les plus générales
qui entrent en ligne de compte dans la détermination du
salaire.
Qu'est-ce
qui détermine le prix d'une marchandise ?
C'est
la concurrence entre les acheteurs et les vendeurs, le rapport entre
l'offre et la demande. La concurrence qui détermine le prix
d'une marchandise est triple.
La
même marchandise est offerte par divers vendeurs. Celui qui
vend le meilleur marché des marchandises de même qualité
est sûr d'évincer les autres vendeurs et de s'assurer le
plus grand débit. Les vendeurs se disputent donc
réciproquement l'écoulement des marchandises, le
marché. Chacun d'eux veut vendre, vendre le plus possible, et
vendre seul si possible, à l'exclusion des autres vendeurs.
C'est pourquoi l'un vend meilleur marché que l'autre. Il
s'établit, par conséquent, une concurrence
entre les vendeurs qui abaisse le prix des marchandises
offertes par eux.
Mais
il se produit aussi une concurrence entre les acheteurs qui,
de son côté, fait monter le prix des marchandises
offertes.
Il
existe enfin une concurrence entre les acheteurs et les vendeurs;
les uns voulant acheter le meilleur marché possible, les
autres voulant vendre le plus cher possible. Le résultat de
cette concurrence entre acheteurs et vendeurs dépendra de la
façon dont se comporteront les deux côtés de la
concurrence mentionnés plus haut, c'est-à-dire du fait
que c'est la concurrence dans l'armée des acheteurs ou la
concurrence dans l'armée des vendeurs qui sera la plus forte.
L'industrie met en campagne deux groupes d'armées l'une en
face de l'autre dont chacune à son tour livre une bataille
dans ses propres rangs, entre ses propres troupes. Le groupe d'armées
parmi les troupes duquel il y a le moins d'échange de coups
remporte la victoire sur l'armée adverse.
Supposons
qu'il y ait 100 balles de coton sur le marché et, en même
temps, des acheteurs pour 1 000 balles de coton. Dans ce cas, la
demande est dix fois plus grande que l'offre. La concurrence entre
les acheteurs sera par conséquent très forte, chacun de
ceux-ci veut s'approprier une, et si possible, l'ensemble des 100
balles. Cet exemple n'est pas une hypothèse arbitraire. Nous
avons vécu dans l'histoire du commerce des périodes de
mauvaise récolte du coton où quelques capitalistes
coalisés entre eux ont cherché à acheter non pas
100 balles, mais tous les stocks de coton du monde entier. Dans le
cas donné, un acheteur cherchera donc à évincer
l'autre du marché en offrant un prix relativement plus élevé
pour la balle de coton. Les vendeurs de coton qui aperçoivent
les troupes de l'armée ennemie en train de se livrer
entre elles le combat le plus violent et qui sont absolument
assurés de vendre entièrement leurs 100 balles vont se
garder de se prendre les uns les autres aux cheveux pour abaisser le
prix du coton, à un moment où leurs adversaires
rivalisent entre eux pour le faire monter. Voilà donc la paix
sur-venue soudain dans l'armée des vendeurs. Ils sont comme un
seul homme, face aux acheteurs, ils se croisent philosophiquement les
bras et leurs exigences ne connaîtraient pas de bornes si les
offres de ceux mêmes qui sont le plus pressés d'acheter
n'avaient pas leurs limites bien déterminées.
Si
donc l'offre d'une marchandise est plus faible que la demande de
cette marchandise, il n'y a pas du tout ou presque pas de concurrence
parmi les vendeurs. La concurrence parmi les acheteurs croît
dans la proportion même où diminue cette concurrence.
Résultat: hausse plus ou moins importante des prix de la
marchandise.
On
sait que le cas contraire avec son résultat inverse est
beaucoup plus fréquent. Excédent considérable
de l'offre sur la demande: concurrence désespérée
parmi les vendeurs; manque d'acheteurs: vente à vil prix des
marchandises.
Mais
que signifie hausse, chute des prix, que signifie prix élevé,
bas prix ? Un grain de sable est grand, regardé à
travers un microscope, et une tour est petite, comparée à
une montagne. Et si le prix est déterminé par le
rapport entre l'offre et la demande, qu'est-ce qui détermine
le rapport de l'offre et de la demande ?
Adressons-nous
au premier bourgeois venu. Il n'hésitera pas un instant et,
tel un nouvel Alexandre le Grand, il tranchera d'un seul coup ce nœud
gordien métaphysique à l'aide du calcul élémentaire.
Si la production de la marchandise que je vends m'a coûté
100 marks, nous dira-t-il, et si je retire de la vente de cette
marchandise 110 marks —au bout d'un an, entendons-nous —,
c'est un gain civil, honnête, convenable. Mais si j'obtiens en
échange 120, 130 marks, c'est alors un gain élevé;
et si j'en tirais 200 marks, ce serait alors un gain exceptionnel,
énorme. Qu'est-ce qui sert donc au bourgeois à mesurer
son gain ? Les frais de production de sa marchandise. S'il
reçoit en échange de cette marchandise une somme
d'autres marchandises dont la production a moins coûté,
il a fait une perte. S'il reçoit en échange de sa
marchandise une somme de marchandises dont la production a coûté
davantage, il a réalisé un gain. Et cette baisse ou
cette hausse du gain, il la calcule suivant les proportions dans
lesquelles la valeur d'échange de sa marchandise se tient
au-dessous ou au-dessus de zéro, c'est-à-dire des frais
de production.
Mais
nous avons vu comment les rapports variables entre l'offre et la
demande provoquent tantôt la hausse, tantôt la
baisse, entraînant tantôt des prix élevés,
tantôt des prix bas.
Si
le prix d'une marchandise monte considérablement par suite
d'une offre insuffisante ou d'une demande qui croît
démesurément, le prix d'une autre marchandise
quelconque a baissé nécessairement en proportion; car
le prix d'une marchandise ne fait qu'exprimer en argent les
rapports d'après lesquels de tierces marchandises sont
échangées contre elle. Si, par exemple, le prix d'une
aune d'étoffe de soie monte de 5 à 6 marks, le prix de
l'argent a baissé relativement à l'étoffe de
soie et le prix de toutes les autres marchandises qui sont restées
à leur ancien prix a baissé de même par rapport à
l'étoffe de soie. Il faut en donner une plus grande quantité
en échange pour recevoir la même quantité
d'étoffe de soie.
Quelle
sera la conséquence du prix croissant d'une marchandise ? Les
capitaux se jetteront en masse sur la branche d'industrie florissante
et cette immigration des capitaux dans le domaine de l'industrie
favorisée persistera jusqu'à ce que celle-ci rapporte
les gains habituels ou plutôt jusqu'au moment où le prix
de ses produits descendra, par suite de surproduction, au-dessous des
frais de production.
Inversement.
Si le prix d'une marchandise tombe au-dessous des frais de
production, les capitaux se retireront de la production de cette
marchandise. Si l'on excepte le cas où une branche de
production n'étant plus d'époque ne peut moins faire
que de disparaître, la production de cette marchandise,
c'est-à-dire son offre, va diminuer par suite de cette fuite
des capitaux jusqu'à ce qu'elle corresponde à la
demande, par conséquent, jusqu'à ce que son prix se
relève à nouveau au niveau de ses frais de production
ou plutôt jusqu'à ce que l'offre soit tombée
au-dessous de la demande, c'est-à-dire jusqu'à ce que
son prix se relève au-dessus de ses frais de production, car
le prix courant d’une marchandise est toujours au-dessous ou
au-dessus de ses frais de production.
Nous
voyons que les capitaux émigrent et immigrent constamment,
passant du domaine d'une industrie dans celui d'une autre, un prix
élevé provoquant une trop forte immigration et un prix
bas une trop forte émigration.
Nous
pourrions montrer d'un autre point de vue que non seulement l'offre,
mais aussi la demande est déterminée par les frais de
production. Mais cela nous entraînerait trop loin de notre
sujet.
Nous
venons de voir que les oscillations de l'offre et de la demande
ramènent toujours à nouveau le prix d'une marchandise à
ses frais de production. Le prix réel d'une marchandise est
certes toujours au-dessus ou au-dessous de ses frais de production;
mais la hausse et la baisse se complètent mutuellement, de
sorte que, dans les limites d'une période de temps déterminée,
si l'on fait le total du flux et du reflux de l'industrie, les
marchandises sont échangées entre elles conformément
à leurs frais de production, c'est-à-dire que leur prix
est déterminé par leurs frais de production.
Cette
détermination du prix par les frais de production ne doit pas
être comprise dans le sens des économistes. Les
économistes disent que le prix moyen des marchandises
est égal aux frais de production; que telle est la loi.
Ils considèrent comme un fait du hasard le mouvement
anarchique par lequel la hausse est compensée par la
baisse, et la baisse par la hausse. On pourrait considérer
avec autant de raison, comme cela est arrivé d'ailleurs à
d'autres économistes, les oscillations comme étant la
loi, et la détermination par les frais de production comme
étant le fait du hasard. Mais ce sont ces oscillations seules
qui, regardées de plus près, entraînent les
dévastations les plus terribles et, pareilles à des
tremblements de terre, ébranlent la société
bourgeoise jusque dans ses fondements, ce sont ces oscillations
seules qui, au fur et à mesure qu'elles se produisent,
déterminent le prix par les frais de production. C'est
l'ensemble du mouvement de ce désordre qui est son ordre même.
C'est au cours de cette anarchie industrielle, c'est dans ce
mouvement en rond que la concurrence compense pour ainsi dire une
extravagance par l'autre.
Nous
voyons donc ceci: le prix d'une marchandise est déterminé
par ses frais de production de telle façon que les moments où
le prix de cette marchandise monte au-dessus de ses frais de
production sont compensés par les moments où il
s'abaisse au-dessous des frais de production, et inversement.
Naturellement, cela n'est pas vrai pour un seul produit donné
d'une industrie, mais seulement pour toute la branche industrielle.
Cela n'est donc pas vrai non plus pour un industriel pris isolément,
mais seulement pour toute la classe des industriels.
La
détermination du prix par les frais de production est
identique à la détermination du prix par le temps
de travail qui est nécessaire à la production d'une
marchandise, car les frais de production se composent 1º de
matières premières et de l'usure d'instruments,
c'est-à-dire de produits industriels dont la production a
coûté un certain nombre de journées de travail,
et qui représentent par conséquent une certaine somme
de temps de travail et 2º de travail immédiat dont la
mesure est précisément le temps.
Or,
ces mêmes lois générales qui règlent le
prix des marchandises en général, règlent
naturellement aussi le salaire, le prix du travail.
Le
salaire du travail va tantôt monter, tantôt baisser,
suivant les rapports entre l'offre et la demande, suivant la forme
que prend la concurrence entre les acheteurs de la force de
travail, les capitalistes, et les vendeurs de la force de travail,
les ouvriers. Aux fluctuations des prix des marchandises en général
correspondent les fluctuations du salaire. Mais dans les limites
de ces fluctuations, le prix du travail sera déterminé
par les frais de production, par le temps de travail qui est
nécessaire pour produire cette marchandise, la force de
travail.
Or,
quels sont les frais de production de la force de travail elle-même
?
Ce
sont les frais qui sont nécessaires pour conserver l'ouvrier
en tant qu'ouvrier et pour en faire un ouvrier.
Aussi,
moins un travail exige de temps de formation professionnelle, moins
les frais de production de l'ouvrier sont grands et plus le prix de
son travail, son salaire, est bas. Dans les branches d'industrie où
l'on n'exige presque pas d'apprentissage et où la simple
existence matérielle de l'ouvrier suffit, les frais de
production qui sont nécessaires à ce dernier se
bornent presque uniquement aux marchandises indispensables
à l'entretien de sa vie, de manière à lui
conserver sa capacité de travail. C'est pourquoi le prix de
son travail sera déterminé par le prix des
moyens de subsistance nécessaires.
Cependant,
il s'y ajoute encore une autre considération. Le fabricant,
qui calcule ses frais de production et d'après ceux-ci le prix
des produits, fait entrer en ligne de compte l'usure des instruments
de travail. Si une machine lui coûte par exemple 1 000 marks et
qu'il l'use en dix ans, il ajoute chaque année 100 marks au
prix de la marchandise pour pouvoir remplacer au bout de dix ans la
machine usée par une neuve. Il faut comprendre de la même
manière, dans les frais de production de la force de
travail simple, les frais de reproduction grâce auxquels
l'espèce ouvrière est mise en état de
s'accroître et de remplacer les ouvriers usés par de
nouveaux. L'usure de l'ouvrier est donc portée en compte de la
même façon que l'usure de la machine.
Les
frais de production de la force de travail simple se composent donc
des frais d'existence et de reproduction de l'ouvrier. Le prix
de ces frais d'existence et de reproduction constitue le salaire. Le
salaire ainsi déterminé s'appelle le minimum de
salaire. Ce minimum de salaire, tout comme la détermination
du prix des marchandises par les frais de production en général,
joue pour l'espèce et non pour l'individu pris
isolément. Il y a des ouvriers qui, par millions,
ne reçoivent pas assez pour pouvoir exister et se reproduire;
mais le salaire de la classe ouvrière tout entière
est, dans les limites de ses oscillations, égal à
ce minimum.
Maintenant
que nous avons fait la clarté sur les lois les plus générales
qui régissent le salaire ainsi que le prix de toute autre
marchandise, nous pouvons entrer plus avant dans notre sujet.
Le
capital se compose de matières premières, d'instruments
de travail et de moyens de subsistance de toutes sortes qui sont
employés à produire de nouvelles matières
premières, de nouveaux instruments de travail et de nouveaux
moyens de subsistance. Toutes ces parties constitutives sont des
créations du travail, des produits du travail, du travail
accumulé. Le travail accumulé qui sert de moyen
pour une nouvelle production est du capital.
C'est
ainsi que parlent les économistes.
Qu'est-ce
qu'un esclave nègre ? Un homme de race noire. Cette
explication a autant de valeur que la première.
Un
nègre est un nègre. C'est seulement dans des conditions
déterminées qu'il devient esclave. Une machine à
filer le coton est une machine pour filer le coton. C'est seulement
dans des conditions déterminées qu'elle devient du
capital. Arrachée à ces conditions, elle n'est
pas plus du capital que l'or n'est par lui-même de la monnaie
ou le sucre, le prix du sucre.
Dans
la production, les hommes n'agissent pas seulement sur la nature,
mais aussi les uns sur les autres. Ils ne produisent qu'en
collaborant d'une manière déterminée et en
échangeant entre eux leurs activités. Pour produire,
ils entrent en relations et en rapports déterminés les
uns avec les autres, et ce n'est que dans les limites de ces
relations et de ces rapports sociaux que s'établit leur action
sur la nature, la production.
Suivant
le caractère des moyens de production, ces rapports sociaux
que les producteurs ont entre eux, les conditions dans lesquelles ils
échangent leurs activités et prennent part à
l'ensemble de la production seront tout naturellement différents.
Par la découverte d'un nouvel engin de guerre, l'arme à
feu, toute l'organisation interne de l'armée a été
nécessairement modifiée ; les conditions dans
lesquelles les individus constituent une armée et peuvent agir
en tant qu'armée se sont trouvées transformées,
et les rapports des diverses armées entre elles en ont été
changés également.
Donc,
les rapports sociaux suivant lesquels les individus produisent, les
rapports sociaux de production, changent, se transforment avec la
modification et le développement des moyens de production
matériels, des forces de production. Dans leur totalité,
les rapports de production forment ce qu'on appelle les rapports
sociaux, la société, et, notamment, une société
à un stade de développement historique déterminé,
une société à caractère
distinctif original. La société antique, la
société féodale, la société
bourgeoise sont des ensembles de rapports de production de ce
genre dont chacun caractérise en même temps un stade
particulier de développement dans l'histoire de
l'humanité.
Le
capital représente, lui aussi, des rapports sociaux. Ce
sont des rapports bourgeois de production, des rapports de
production de la société bourgeoise. Les moyens de
subsistance, les instruments de travail, les matières
premières dont se compose le capital n'ont-ils pas été
produits et accumulés dans des conditions sociales
données, suivant des rapports sociaux déterminés
? Ne sont-ils pas employés pour une nouvelle production dans
des conditions sociales données, suivant des rapports
sociaux déterminés ? Et n'est-ce point précisément
ce caractère social déterminé qui transforme les
produits servant à la nouvelle production en capital ?
Le
capital ne consiste pas seulement en moyens de subsistance, en
instruments de travail et en matières premières, il ne
consiste pas seulement en produits matériels; il consiste
au même degré en valeurs d'échange. Tous
les produits dont il se compose sont des marchandises. Le
capital n'est donc pas seulement une somme de produits matériels,
c'est aussi une somme de marchandises, de valeurs d'échange,
de grandeurs sociales.
Le
capital reste le même, que nous remplacions la laine par le
coton, le blé par le riz, les chemins de fer par les bateaux à
vapeur, à cette seule condition que le coton, le riz, les
bateaux à vapeur—la matière du capital—aient
la même valeur d'échange, le même prix que la
laine, le blé, les chemins de fer dans lesquels il était
incorporé auparavant. La matière du capital peut se
modifier constamment sans que le capital subisse le moindre
changement.
Mais
si tout capital est une somme de marchandises, c'est-à-dire de
valeurs d'échange, toute somme de marchandises, de valeurs
d'échange, n'est pas encore du capital.
Toute
somme de valeurs d'échange est une valeur d'échange.
Chaque valeur d'échange est une somme de valeurs d'échange.
Par exemple, une maison qui vaut 1 000 marks est une valeur d'échange
de 1 000 marks. Un morceau de papier qui vaut un pfennig est une
somme de valeurs d'échange de 100/100 de pfennig. Des produits
qui sont échangeables contre d'autres sont des marchandises.
Le rapport déterminé suivant lequel ils sont
échangeables constitue leur valeur d'échange,
ou, exprimé en argent, leur prix. La masse de
ces produits ne peut rien changer à leur destination d'être
une marchandise ou de constituer une valeur
d'échange, ou d'avoir un prix déterminé.
Qu'un arbre soit grand ou petit, il reste un arbre. Que nous
échangions du fer par onces ou par quintaux contre d'autres
produits, cela change-t-il son caractère qui est d'être
une marchandise, une valeur d'échange ? Suivant sa masse, une
marchandise a plus ou moins de valeur, elle est d'un prix plus élevé
ou plus bas.
Mais
comment une somme de marchandises, de valeurs d'échange, se
change-t-elle en capital ?
Par
le fait que, en tant que force sociale indépendante,
c'est-à-dire en tant que force d'une partie de la société,
elle se conserve et s'accroît par son échange
contre la force de travail immédiate, vivante.
L'existence d'une classe ne possédant rien que sa capacité
de travail est une condition première nécessaire du
capital.
Ce
n'est que la domination de l'accumulation du travail passé,
matérialisé, sur le travail immédiat, vivant,
qui transforme le travail accumulé en capital.
Le
capital ne consiste pas dans le fait que du travail accumulé
sert au travail vivant de moyen pour une nouvelle production. Il
consiste en ceci que le travail vivant sert de moyen au travail
accumulé pour maintenir et accroître la valeur d'échange
de celui-ci.
Que
se passe-t-il dans l'échange entre le capitaliste et le
salarié ?
L'ouvrier
reçoit des moyens de subsistance en échange de sa force
de travail, mais le capitaliste, en échange de ses moyens de
subsistance, reçoit du travail, l'activité productive
de l'ouvrier, la force créatrice au moyen de laquelle
l'ouvrier non seulement restitue ce qu'il consomme, mais donne au
travail accumulé une valeur plus grande que celle qu'il
possédait auparavant. L'ouvrier reçoit du
capitaliste une partie des moyens de subsistance existants.
À quoi lui servent ces moyens de subsistance ? À sa
consommation immédiate. Mais dès que je consomme
des moyens de subsistance, ils sont irrémédiablement
perdus pour moi, à moins que j'utilise le temps pendant lequel
ces moyens assurent mon existence pour produire de nouveaux moyens de
subsistance, pour créer par mon travail de nouvelles valeurs à
la place des valeurs que je fais disparaître en les consommant.
Mais c'est précisément cette noble force de production
nouvelle que l'ouvrier cède au capital en échange des
moyens de subsistance qu'il reçoit ! Par conséquent,
elle s'en trouve perdue par lui-même.
Prenons
un exemple. Un fermier donne à son journalier 5
groschen-argent par jour. Pour ces 5 groschen, celui-ci travaille
toute la journée dans les champs du fermier et lui assure
ainsi un revenu de 10 groschen. Le fermier ne se voit pas seulement
restituer les valeurs qu'il doit céder au journalier, il les
double. Il a donc utilisé, consommé, les 5 groschen
qu'il a donnés au journalier d'une façon féconde,
productive. Il a précisément acheté pour ces 5
groschen le travail et la force du journalier qui font pousser des
produits du sol pour une valeur double et qui transforment 5 groschen
en 10 groschen. Par contre, le journalier reçoit à la
place de sa force productive, dont il a cédé les effets
au fermier, 5 groschen qu'il échange contre des moyens de
subsistance qu'il consomme plus ou moins rapidement. Les 5 groschen
ont donc été consommés de double façon,
de façon reproductive pour le capital, car ils ont été
échangés contre une force de travail [1]
qui a rapporté 10 groschen; de façon improductive
pour l'ouvrier, car ils ont été échangés
contre des moyens de subsistance qui ont disparu pour toujours et
dont il ne peut recevoir de nouveau la valeur qu'en répétant
le même échange avec le fermier. Le capital suppose
donc le travail salarié, le travail salarié suppose le
capital. Ils sont la condition l'un de l'autre; ils se créent
mutuellement.
L'ouvrier
d'une fabrique de coton ne produit-il que des étoffes de coton
? Non, il produit du capital. Il produit des valeurs qui servent à
leur tour à commander son travail, afin de créer au
moyen de celui-ci de nouvelles valeurs.
Le
capital ne peut se multiplier qu'en s'échangeant contre de la
force de travail, qu'en créant du travail salarié.
La force de travail de l'ouvrier salarié ne peut s'échanger
que contre du capital, en accroissant le capital, en renforçant
la puissance dont il est l'esclave. L'accroissement du
capital est par conséquent l'accroissement du
prolétariat, c'est-à-dire de la classe ouvrière.
L'intérêt
du capitaliste et de l'ouvrier est donc le même, prétendent
les bourgeois et leurs économistes. En effet! L'ouvrier
périt si le capitaliste ne l'occupe pas. Le capital disparaît
s'il n'exploite pas la force de travail, et pour l'exploiter il faut
qu'il l'achète. Plus le capital destiné à la
production, le capital productif, s'accroît rapidement, plus
l'industrie, par conséquent, est florissante, plus la
bourgeoisie s'enrichit, mieux vont les affaires, plus le capital a
besoin d'ouvriers et plus l'ouvrier se vend cher.
La
condition indispensable pour une situation passable de l'ouvrier est
donc la croissance aussi rapide que possible du capital productif.
Mais
qu'est-ce que la croissance du capital productif ? C'est la
croissance de la puissance du travail accumulé sur le travail
vivant, c'est la croissance de la domination de la bourgeoisie sur la
classe laborieuse. Lorsque le travail salarié produit la
richesse étrangère qui le domine, la force qui lui est
hostile, le capital, ses moyens d'occupation, c'est-à-dire ses
moyens de subsistance, refluent de celui-ci vers lui à
condition qu'il devienne de nouveau une partie du capital, le levier
qui imprime de nouveau à celui-ci un mouvement de croissance
accéléré.
Quand
on dit: Les intérêts du capital et les intérêts
des ouvriers sont les mêmes, cela signifie seulement que
le capital et le travail salarié sont deux aspects d'un seul
et même rapport. L'un est la conséquence de l'autre
comme l'usurier et le dissipateur s'engendrent mutuellement.
Tant
que l'ouvrier salarié est ouvrier salarié, son sort
dépend du capital. Telle est la communauté d'intérêts
tant vantée de l'ouvrier et du capitaliste.
Lorsque
le capital s'accroît, la masse du travail salarié
grossit, le nombre des ouvriers salariés augmente, en un mot :
la domination du capital s'étend sur une masse plus grande
d'individus. Et supposons le cas le plus favorable: lorsque le
capital productif s'accroît, la demande de travail augmente.
Donc le prix du travail, le salaire, monte.
Une
maison peut être grande ou petite, tant que les maisons
environnantes sont petites elles aussi, elle satisfait à tout
ce qu'on exige socialement d'une maison. Mais s'il s'élève
à côté de la petite maison un palais, voilà
que la petite maison se ravale au rang de la chaumière. La
petite maison est alors la preuve que son propriétaire ne peut
être exigeant ou qu'il ne peut avoir que des exigences très
modestes. Et au cours de la civilisation elle peut s'agrandir tant
qu'elle veut, si le palais voisin grandit aussi vite ou même
dans de plus grandes proportions, celui qui habite la maison
relativement petite se sentira de plus en plus mal à l'aise,
mécontent, à l'étroit entre ses quatre murs.
Une
augmentation sensible du salaire suppose un accroissement rapide du
capital productif. L'accroissement rapide du capital
productif entraîne une croissance aussi rapide de la
richesse, du luxe, des besoins et des plaisirs sociaux. Donc, bien
que les plaisirs de l'ouvrier se soient accrus, la satisfaction
sociale qu'ils procurent a diminué, comparativement aux
plaisirs accrus du capitaliste qui sont inaccessibles à
l'ouvrier, comparativement au stade de développement de la
société en général. Nos besoins et nos
plaisirs ont leur source dans la société; nous les
mesurons, par conséquent, à la société;
nous ne les mesurons pas aux objets de notre satisfaction. Comme ils
sont de nature sociale, ils sont de nature relative.
Le
salaire n'est donc pas, somme toute, déterminé
seulement par la masse de marchandises que je peux obtenir en
échange. Il renferme divers rapports.
Ce
que les ouvriers reçoivent tout d'abord pour leur force de
travail, c'est une somme d'argent déterminée. Le
salaire n'est-il déterminé que par ce prix en argent ?
Au
XVI° siècle, l'or et l'argent en circulation en Europe
augmentèrent par suite de la découverte en Amérique
de mines plus riches et plus faciles à exploiter. De ce
fait, la valeur de l'or et de l'argent baissa par rapport aux autres
marchandises. Les ouvriers continuèrent à recevoir
la même masse d'argent monnayée pour leur force de
travail. Le prix en argent de leur travail resta le même et
cependant leur salaire avait baissé, car en échange de
la même quantité d'argent ils recevaient une somme
moindre d'autres marchandises. Ce fut une des circonstances qui
favorisèrent l'accroissement du capital, l'essor de la
bourgeoisie au XVI° siècle.
Prenons
un autre cas. Dans l'hiver de 1847, les produits alimentaires les
plus indispensables, le blé, la viande, le beurre, le
fromage, etc., par suite d'une mauvaise récolte, avaient
considérablement augmenté de prix. Supposons que les
ouvriers aient continué à recevoir la même somme
d'argent pour leur force de travail. Leur salaire n'avait-il pas
baissé ? Mais si. Pour la même somme d'argent, ils
recevaient en échange moins de pain, de viande, etc. Leur
salaire avait baissé non point parce que la valeur de l'argent
avait diminué, mais parce que la valeur des moyens de
subsistance avait augmenté.
Supposons
enfin que le prix en argent du travail reste le même alors que
tous les produits agricoles et manufacturés ont baissé
de prix par suite de l'emploi de nouvelles machines, d'une saison
plus favorable, etc. Pour la même quantité d'argent, les
ouvriers peuvent alors acheter plus de marchandises de toutes sortes.
Donc leur salaire a augmenté précisément parce
que la valeur en argent de celui-ci n'a pas changé.
Donc,
le prix en argent du travail, le salaire nominal, ne coïncide
pas avec le salaire réel, c'est-à-dire avec la quantité
de marchandises qui est réellement donnée en échange
du salaire. Donc, lorsque nous parlons de hausse ou de baisse du
salaire, nous ne devons pas seulement considérer le prix en
argent du travail, le salaire nominal.
Mais
ni le salaire nominal, c'est-à-dire la somme d'argent pour
laquelle l'ouvrier se vend au capitaliste, ni le salaire réel,
c'est-à-dire la quantité de marchandises qu'il
peut acheter avec cet argent n'épuisent les rapports contenus
dans le salaire.
Le
salaire est encore déterminé avant tout par son rapport
avec le gain, avec le profit du capitaliste; le salaire est relatif,
proportionnel.
Le
salaire réel exprime le prix du travail relativement au prix
des autres marchandises, le salaire relatif, par contre, exprime la
part du travail immédiat à la nouvelle valeur
qu'il a créée par rapport à la part qui en
revient au travail accumulé, au capital.
Nous disions plus haut [1]:
«Le salaire n'est donc pas une part de l'ouvrier à la
marchandise qu'il produit. Le salaire est la partie de marchandises
déjà existantes avec laquelle le capitaliste
s'approprie par achat une quantité déterminée de
force de travail productive.» Mais ce salaire, il faut que le
capitaliste le retrouve dans le prix auquel il vend le produit
fabriqué par l'ouvrier; il faut qu'il le retrouve de façon
qu'en règle générale il lui reste encore un
excédent sur ses frais de production engagés, un
profit. Le prix de vente de la marchandise produite par l'ouvrier se
divise pour le capitaliste en trois parties: premièrement,
le remplacement du prix des matières premières
qu'il a avancées ainsi que le remplacement de l'usure des
instruments, machines et autres moyens de travail qu'il a également
avancés; deuxièmement,
le remplacement du salaire qu'il a avancé; et
troisièmement, ce qui
est en excédent, le profit du capitaliste. Alors que la
première partie ne remplace que des valeurs qui existaient
auparavant, il est clair que le remplacement du
salaire tout comme le profit excédentaire du capitaliste
proviennent, somme toute, de la nouvelle valeur créée
par le travail de l'ouvrier et ajoutée aux matières
premières. Et c'est dans ce sens que nous pouvons
considérer aussi bien le salaire que le profit, quand nous les
comparons ensemble, comme des participations de l'ouvrier au
produit.
Que
le salaire réel reste le même, qu'il augmente même,
le salaire relatif n'en peut pas moins baisser. Supposons, par
exemple, que tous les moyens de subsistance aient baissé
de prix des 2/3, alors que le salaire journalier ne baisse que d'un
tiers, c'est-à-dire tombe, par exemple, de 3 marks à 2
marks. Bien que l'ouvrier avec ses deux marks dispose d'une plus
grande quantité de marchandises qu'auparavant avec 3
marks, son salaire a cependant diminué par rapport au bénéfice
du capitaliste. Le profit du capitaliste (par exemple du fabricant) a
augmenté d'un mark, c'est-à-dire que pour une
somme moindre de valeurs d'échange qu'il paie à
l'ouvrier, il faut que l'ouvrier produise une plus grande quantité
de valeurs d'échange qu'auparavant. La part du
capital proportionnellement à la part du travail s'est
accrue. La répartition de la richesse sociale entre le capital
et le travail est devenue encore plus inégale. Le capitaliste
commande avec le même capital une quantité plus grande
de travail. La puissance de la classe capitaliste sur la classe
ouvrière a grandi, la situation sociale de l'ouvrier a empiré,
elle est descendue d'un degré de plus au-dessous de celle
du capitaliste.
Mais
quelle est donc la loi générale qui détermine la
hausse et la baisse du salaire et du profit dans leurs relations
réciproques ?
Ils
sont en rapport inverse. La part du capital, le profit, monte dans la
mesure même où la part du travail, le salaire quotidien,
baisse, et inversement. Le profit monte dans la mesure où le
salaire baisse, il baisse dans la mesure où le salaire monte.
On
objectera peut-être que le capitaliste peut faire du bénéfice
grâce à un échange avantageux de ses
produits avec d'autres capitalistes, parce que sa marchandise
est plus demandée, soit par suite de l'ouverture de
nouveaux marchés, soit encore du fait de l'augmentation
momentanée des besoins sur les anciens marchés, etc.;
que le profit du capitaliste peut donc s'accroître du fait que
d'autres capitalistes ont été supplantés,
indépendamment de la hausse ou de la baisse du salaire, de la
valeur d'échange de la force de travail; ou que le profit peut
également s'accroître grâce au
perfectionnement des instruments de travail, à une nouvelle
utilisation des forces naturelles, etc.
On
devra tout d'abord reconnaître que le résultat reste le
même, bien qu'on y arrive par le chemin inverse. Le profit n'a
pas augmenté parce que le salaire a diminué, mais
le salaire a diminué parce que le profit a augmenté. Le
capitaliste a acheté avec la même quantité
du travail d'autrui une plus grande quantité de valeurs
d'échange sans avoir pour cela payé plus cher le
travail; c'est-à-dire que le travail est moins payé par
rapport au bénéfice net qu'il laisse au capitaliste.
En
outre, rappelons qu'en dépit des oscillations des prix des
marchandises, le prix moyen de chaque marchandise, le rapport suivant
lequel elle est échangée contre d'autres marchandises,
est déterminé par ses frais de production. Les
duperies mutuelles au sein de la classe capitaliste se feront
donc nécessairement équilibre. Le perfectionnement
des machines, l'emploi de nouvelles forces naturelles au service
de la production permettent, dans un temps de travail donné,
avec la même quantité de travail et de capital, de créer
une plus grande masse de produits, mais nullement une plus grande
masse de valeurs d'échange. Si, grâce à l'emploi
de la machine à filer, je puis livrer en une heure deux fois
plus de fil qu'avant son invention, par exemple cent livres au lieu
de cinquante, je ne reçois à la longue pas plus de
marchandises en échange qu'auparavant pour cinquante, parce
que les frais de production sont tombés de moitié ou
parce que je puis livrer avec les mêmes frais le double du
produit.
Enfin,
quel que soit le rapport suivant lequel la classe capitaliste, la
bourgeoisie, soit d'un pays, soit du marché mondial tout
entier, répartit entre ses membres le bénéfice
net de la production, la somme totale de ce bénéfice
net n'est chaque fois que la somme dont a été augmenté,
dans l'ensemble, grâce au travail immédiat, le travail
accumulé. Cette somme totale s'accroît donc dans la
mesure où le travail augmente le capital, c'est-à-dire
dans la mesure où le profit s'accroît par rapport au
salaire.
Nous
voyons donc que, même si nous restons dans les limites du
rapport entre le capital et le travail salarié, les intérêts
du capital et les intérêts du travail salarié
sont diamétralement opposés.
Un
accroissement rapide du capital équivaut à un
accroissement rapide du profit. Le profit ne peut s'accroître
rapidement que si le prix du travail, si le salaire relatif, diminue
avec la même rapidité. Le salaire relatif peut baisser,
même si le salaire réel monte en même temps que le
salaire nominal, la valeur en argent du travail, mais à
condition que ces derniers ne montent pas dans la même
proportion que le profit. Si, par exemple, dans les périodes
d'affaires favorables, le salaire monte de 5 pour cent, et le profit
par contre de 30 pour cent, le salaire proportionnel, le salaire
relatif, n'a pas augmenté, mais diminué.
Si
donc le revenu de l'ouvrier augmente avec l'accroissement rapide du
capital, l'abîme social qui sépare l'ouvrier du
capitaliste s'élargit en même temps, la puissance du
capital sur le travail, l'état de dépendance du travail
envers le capital grandissent du même coup.
Dire:
l'ouvrier a intérêt à un accroissement rapide du
capital, cela signifie seulement: plus l'ouvrier augmente rapidement
la richesse d'autrui, plus les miettes du festin qu'il recueille
sont substantielles; plus on peut occuper d'ouvriers et les faire se
multiplier, plus on peut augmenter la masse des esclaves sous la
dépendance du capital.
Nous
avons donc constaté:
Même
la situation la plus favorable pour la classe ouvrière,
l'accroissement le plus rapide possible du capital, quelque
amélioration qu'il apporte à la vie matérielle
de l'ouvrier, ne supprime pas l'antagonisme entre ses intérêts
et les intérêts du bourgeois, les intérêts
du capitaliste. Profit et salaire sont, après
comme avant, en raison inverse l'un de l'autre.
Lorsque
le capital s'accroît rapidement, le salaire peut augmenter,
mais le profit du capital s'accroît incomparablement plus vite.
La situation matérielle de l'ouvrier s'est améliorée,
mais aux dépens de sa situation sociale. L'abîme social
qui le sépare du capitaliste s'est élargi.
Enfin:
Dire
que la condition la plus favorable pour le travail salarié est
un accroissement aussi rapide que possible du capital productif
signifie seulement ceci: plus la classe ouvrière augmente et
accroît la puissance qui lui est hostile, la richesse étrangère
qui la commande, plus seront favorables les circonstances dans
lesquelles il lui sera permis de travailler à nouveau à
l'augmentation de la richesse bourgeoise, au renforcement de la
puissance du capital, contente qu'elle est de forger elle-même
les chaînes dorées avec lesquelles la bourgeoisie la
traîne à sa remorque.
La
croissance du capital productif et l'augmentation du
salaire sont-elles vraiment aussi inséparablement
liées que le prétendent les économistes
bourgeois ? Nous ne devons pas les croire sur parole. Nous ne
devons même pas les croire lorsqu'ils disent que plus le
capital est gras, plus son esclave s'engraisse. La bourgeoisie est
trop avisée, elle calcule trop bien pour partager les préjugés
du grand seigneur qui tire vanité de l'éclat de sa
domesticité. Les conditions d'existence de la bourgeoisie
la contraignent à calculer.
Nous
devrons donc étudier de plus près le point suivant:
Quel
est l'effet de l'accroissement du capital productif sur le salaire ?
Lorsque,
en somme, le capital productif de la société bourgeoise
s'accroît, c'est qu'il se produit une accumulation de travail
plus étendue. Les capitaux augmentent en
nombre et en importance. L'accroissement des capitaux augmente
la concurrence entre les capitalistes. L'importance croissante des
capitaux permet d'amener sur le champ de bataille industriel
des armées plus formidables d'ouvriers avec des engins de
guerre plus gigantesques.
Un
capitaliste ne peut évincer l'autre et s'emparer de son
capital qu'en vendant meilleur marché. Pour pouvoir vendre
meilleur marché sans se ruiner, il faut produire meilleur
marché, c'est-à-dire accroître autant que
possible la productivité du travail. Mais la productivité
du travail augmente surtout par une division plus grande du
travail, par l'introduction plus générale et le
perfectionnement constant des machines. Plus est grande
l'armée des ouvriers entre lesquels le travail est divisé,
plus le machinisme est introduit à une échelle
gigantesque, et plus les frais de production diminuent en proportion,
plus le travail devient fructueux. De là, une émulation
générale entre les capitalistes, pour augmenter la
division du travail et les machines, et les exploiter tous deux à
la plus grande échelle possible.
Or,
si un capitaliste, grâce à une plus grande division du
travail, à l'emploi et au perfectionnement de
nouvelles machines, grâce à l'utilisation plus
avantageuse et sur une plus grande échelle des forces
naturelles, a trouvé le moyen de créer avec la même
somme de travail ou de travail accumulé une somme plus grande
de produits, de marchandises que ses concurrents; s'il peut, par
exemple, dans le même temps de travail où ces
concurrents tissent une demi-aune de drap, produire une aune entière,
comment ce capitaliste va-t-il opérer ?
Il
pourrait continuer à vendre une demi-aune de drap au prix
antérieur du marché, mais ce ne serait pas le moyen
d'évincer ses adversaires et d'augmenter son propre débit.
Or, au fur et à mesure que sa production s'est étendue,
le besoin de débouchés s'est également élargi
pour lui. Les moyens de production plus puissants et plus coûteux
qu'il a créés lui permettent bien de vendre sa
marchandise meilleur marché, mais ils le
contraignent en même temps à vendre plus de
marchandises, à conquérir un marché
infiniment plus grand pour ses marchandises. Notre
capitaliste va donc vendre la demi-aune de drap meilleur marché
que ses concurrents.
Mais
le capitaliste ne vendra pas l'aune entière aussi bon marché
que ses concurrents vendent la demi-aune, bien que la production de
l'aune entière ne lui coûte pas plus que coûte aux
autres celle de la demi-aune. Sinon, il n'aurait aucun bénéfice
supplémentaire et ne retrouverait à l'échange
que ses frais de production. Dans ce cas, son revenu plus grand
proviendrait du fait qu'il a mis en œuvre un capital plus élevé
et non pas du fait qu'il aurait fait rendre à son capital plus
que les autres. D'ailleurs, il atteint le but qu'il cherche en fixant
pour sa marchandise un prix inférieur de quelques pour cent
seulement à celui de ses concurrents. Il les évince du
marché, il leur enlève tout au moins une partie de
leurs débouchés en vendant à plus bas prix.
Enfin, rappelons-nous que le prix courant est toujours au-dessus
ou au-dessous des frais de production, suivant que la vente d'une
marchandise tombe dans une saison favorable ou défavorable
à l'industrie. Selon que le prix du marché de l'aune de
drap est au-dessus ou au-dessous des frais ordinaires de sa
production antérieure, le capitaliste qui a employé de
nouveaux moyens de production plus avantageux vendra au-dessus de ses
frais de production réels suivant des pourcentages différents.
Mais
le privilège de notre capitaliste n'est pas de longue
durée; d'autres capitalistes rivaux introduisent les mêmes
machines, la même division du travail, le font à la même
échelle ou à une échelle plus grande, et cette
amélioration se généralise jusqu'au moment où
le prix du drap s'abaisse non seulement au-dessous de ses anciens
frais de production, mais au-dessous de ses nouveaux frais.
Les
capitalistes se trouvent donc à l'égard les uns des
autres dans la même situation où ils se trouvaient avant
l'introduction des nouveaux moyens de production et si, avec ces
moyens, ils peuvent livrer, pour le même prix, le double du
produit, ils sont maintenant contraints de livrer au-dessous
de l'ancien prix leur production doublée. Au niveau de ces
nouveaux frais de production, le même jeu recommence: plus
grande division du travail, plus de machines, plus grande échelle
à laquelle sont utilisées division du travail et
machines. Et la concurrence produit de nouveau la même réaction
contre ce résultat.
Nous
voyons ainsi comment le mode de production, les moyens de production
sont constamment bouleversés, révolutionnés;
comment la division du travail entraîne nécessairement
une division du travail plus grande, l'emploi des machines, un
plus grand emploi des machines, le travail à une grande
échelle, le travail à une échelle plus grande.
Telle
est la loi qui rejette constamment la production bourgeoise hors de
son ancienne voie et qui contraint toujours le capital à
tendre les forces de production du travail, une fois qu'il les
a tendues, la loi qui ne lui accorde aucun repos et lui murmure
continuellement à l'oreille: Marche! Marche!
Cette
loi n'est autre chose que la loi qui, dans les limites des
oscillations des époques commerciales, maintient
nécessairement le prix d'une marchandise égal à
ses frais de production.
Aussi
formidables que soient les moyens de production avec lesquels un
capitaliste entre en campagne, la concurrence généralisera
ces moyens de production, et dès l'instant où ils
sont généralisés, le seul avantage du rendement
plus grand de son capital est qu'il lui faut alors pour le même
prix livrer dix, vingt, cent fois plus qu'auparavant. Mais comme
il lui faut écouler peut-être mille fois plus pour
compenser par la masse plus grande du produit écoulé le
prix de vente plus bas, comme une vente par masses plus considérables
est maintenant nécessaire non seulement pour gagner davantage,
mais pour récupérer les frais de production —
l'instrument de production lui-même, ainsi que nous l'avons vu,
coûtant de plus en plus cher—et comme cette vente en masse
est une question vitale non seulement pour lui, mais pour ses rivaux,
l'ancienne lutte se fait d'autant plus violente que les moyens de
production déjà inventés sont plus féconds.
La division du travail et l'emploi des machines continueront donc à
se développer à une échelle infiniment plus
grande.
Quelle
que soit donc la puissance des moyens de production employés,
la concurrence cherche à ravir au capital les fruits d'or de
cette puissance en ramenant le prix de la marchandise à ses
frais de production, élevant ainsi la production à bon
marché, la livraison de masses de plus en plus grandes de
produits pour la même somme à la hauteur d'une loi
impérieuse, à mesure qu'elle produit meilleur marché,
c'est-à-dire qu'elle produit davantage avec la même
quantité de travail. Ainsi donc, par ses propres efforts, le
capitaliste n'aurait rien gagné que l'obligation de fournir
davantage dans le même temps de travail, en un mot, que des
conditions plus difficiles d'exploitation de son capital. Par
conséquent, tandis que la concurrence le poursuit
constamment avec sa loi des frais de production, et que chaque arme
qu'il forge contre ses rivaux se retourne contre lui-même, le
capitaliste cherche constamment à l'emporter sur la
concurrence en introduisant sans répit, à la place des
anciennes, des machines et des méthodes nouvelles de division
du travail, plus coûteuses sans doute, mais produisant à
meilleur marché, sans attendre que la concurrence ait rendu
surannées les nouvelles.
Représentons-nous
maintenant cette agitation fiévreuse simultanément
sur le marché mondial tout entier, et nous comprendrons
comment la croissance, l'accumulation et la concentration
du capital ont pour conséquence une division du travail
ininterrompue, de plus en plus précipitée et exécutée
à une échelle toujours plus gigantesque, l'emploi de
nouvelles machines et le perfectionnement des anciennes.
Mais
quels sont, sur la détermination du salaire, les effets de ces
circonstances inséparables de l'accroissement du
capital productif ?
La
division plus grande du travail permet à un
ouvrier de faire le travail de 5, 10, 20; elle rend donc la
concurrence entre les ouvriers 5, 10, 20 fois plus grande. Les
ouvriers ne se font pas seulement concurrence en se vendant meilleur
marché les uns que les autres; ils se font concurrence par le
fait qu'un seul accomplit le travail de 5, 10, 20, et
c'est la division du travail introduite par le capital et
renforcée de plus en plus qui contraint les ouvriers à
se faire cette sorte de concurrence.
De
plus, le travail est simplifié dans la mesure même
où augmente la division du travail. L'habileté
particulière de l'ouvrier perd sa valeur. Celui-ci est
transformé en une force productive simple, monotone, qui
ne met en jeu aucun effort corporel et intellectuel. Son travail
devient du travail accessible à tous. C'est pourquoi les
concurrents font de tous les côtés pression sur
l'ouvrier et rappelons, en outre, que plus le travail est simple et
facile à apprendre, moins on a besoin de frais de production
pour se l'assimiler et plus le salaire s'abaisse, car il est
déterminé comme le prix de toute autre marchandise par
ses frais de production.
Au
fur et à mesure donc que le travail apporte moins de
satisfaction, plus de dégoût, la concurrence augmente et
le salaire diminue. L'ouvrier cherche à conserver
la masse de son salaire en travaillant davantage, soit en faisant
plus d'heures, soit en fournissant davantage dans la même
heure. Poussé par la misère, il augmente donc encore
les effets funestes de la division du travail. Le résultat est
que plus il travaille, moins il reçoit de salaire, et
cela pour la simple raison qu'au fur et à mesure qu'il
concurrence ses compagnons de travail, il fait de ceux-ci autant de
concurrents qui se vendent à des conditions aussi mauvaises
que lui-même, et parce qu'en définitive c'est à
lui-même qu'il fait concurrence, à lui-même en
tant que membre de la classe ouvrière.
Le
machinisme produit les mêmes effets à une échelle
bien plus grande encore en évinçant les ouvriers
habiles et en les remplaçant par des ouvriers malhabiles, les
hommes par des femmes, les adultes par des enfants; en jetant, là
où des machines sont nouvellement introduites, les ouvriers
manuels en masse sur le pavé, et là où elles
sont développées, améliorées, remplacées
par des machines de meilleur rendement, en congédiant les
ouvriers par plus petits paquets. Nous avons esquissé plus
haut, de façon rapide, la guerre industrielle des capitalistes
entre eux; cette guerre a ceci de particulier que les batailles y
sont moins gagnées par le recrutement que par le congédiement
de l'armée ouvrière. Les généraux, les
capitalistes, rivalisent entre eux à qui pourra licencier le
plus de soldats d'industrie.
Les
économistes nous racontent bien, il est vrai, que les ouvriers
rendus superflus par les machines trouvent de nouvelles branches
d'occupation.
Ils
n'osent pas affirmer directement que les mêmes ouvriers qui ont
été congédiés trouveront à se
caser dans de nouvelles branches de travail. Les faits hurlent trop
fort contre ce mensonge. À vrai dire, ils affirment seulement
que pour d'autres parties de la classe ouvrière, par
exemple pour la partie des jeunes générations
d'ouvriers qui était sur le point d'entrer dans la branche
d'industrie qui a périclité, il se présentera de
nouveaux moyens d'occupation. Naturellement, c'est une grande
satisfaction, n'est-ce pas, pour les ouvriers jetés à
la rue. Messieurs les capitalistes ne manqueront pas de chair fraîche
à exploiter, on laissera les morts enterrer leurs morts. Cela
est bien plus une consolation que les bourgeois se donnent à
eux-mêmes qu'aux ouvriers. Si toute la classe des salariés
était anéantie par le machinisme, quelle chose
effroyable pour le capital qui, sans travail salarié, cesse
d'être du capital!
Mais
supposons que les ouvriers chassés directement du travail par
le machinisme et toute la partie de la nouvelle génération
qui guettait leur place, trouvent une occupation nouvelle.
Croit-on que celle-ci sera payée aussi cher que celle
qu'ils ont perdue ? Cela serait en contradiction avec toutes les
lois économiques. Nous avons vu comment l'industrie
moderne tend toujours à substituer à une occupation
complexe, supérieure, une occupation plus simple, inférieure.
Comment
une masse ouvrière jetée hors d'une branche
industrielle par le machinisme pourrait-elle donc se
réfugier dans une autre, si ce n'est en étant payée
plus mal, à un prix plus bas ?
On
a cité comme une exception les ouvriers qui travaillent à
la fabrication des machines elles-mêmes. Dès que
l'industrie exige et consomme plus de machines, a-t-on dit, les
machines devraient nécessairement augmenter en nombre et, par
suite, la fabrication des machines, donc aussi le nombre des ouvriers
occupés à la fabrication des machines et les ouvriers
employés dans cette branche d'industrie seraient des ouvriers
habiles, voire même qualifiés.
Depuis
l'année 1840, cette affirmation qui, auparavant déjà,
était seulement à moitié vraie, a perdu toute
apparence de valeur puisque, de façon de plus en plus
générale, les machines furent autant employées à
fabriquer les machines qu'à produire le fil de coton, et que
les ouvriers employés dans les fabriques de machines, face à
des engins extrêmement perfectionnés, ne purent plus
jouer que le rôle de machines tout à fait rudimentaires.
Mais
à la place de l'homme chassé par la machine, la
fabrique occupe peut-être trois enfants et une femme!
Or, le salaire de l'homme ne devait-il pas être suffisant pour
les trois enfants et la femme ? Le minimum du salaire ne devait-il
pas suffire à entretenir et augmenter la race ? Que prouve
donc cette façon de s'exprimer chère aux bourgeois ?
Rien d'autre que ceci: quatre fois plus d'existences ouvrières
qu'autrefois se consument pour faire vivre une seule famille
ouvrière.
Résumons-nous:
Plus le capital producteur s'accroît,
plus la division du travail et l'emploi du machinisme prennent de
l'extension; plus la division du travail et l'emploi du machinisme
prennent de l'extension, plus la concurrence gagne parmi les ouvriers
et plus leur salaire se resserre.
Ajoutons
encore que la classe ouvrière se recrute dans les couches
supérieures de la société. Il s'y
précipite une masse de petits industriels et de petits
rentiers qui n'ont rien de plus pressé que de lever les bras à
côté de ceux des ouvriers. C'est ainsi que la forêt
des bras qui se lèvent pour demander du travail se fait de
plus en plus épaisse et les bras eux-mêmes de plus en
plus maigres.
Il
est de toute évidence que le petit industriel ne peut pas
résister dans une guerre dont une des conditions premières
est de produire à une échelle toujours plus grande,
c'est-à-dire d'être un gros et non point un petit
industriel.
Que
l'intérêt du capital diminue au fur et à mesure
que la masse et le nombre des capitaux augmentent, que le capital
s'accroît, que par conséquent le petit rentier ne
peut plus vivre de sa rente, qu'il lui faut par conséquent se
rejeter sur l'industrie, c'est-à-dire aider à grossir
les rangs des petits industriels et de cette façon les
candidats au prolétariat, tout cela n'a pas besoin de plus
ample explication.
Au
fur et à mesure, enfin, que les capitalistes sont contraints
par le mouvement décrit plus haut d'exploiter à une
échelle plus grande les moyens de production gigantesques déjà
existants, et, dans ce but, de mettre en action tous les ressorts du
crédit, les tremblements de terre industriels—au cours
desquels le monde commercial ne se maintient qu'en sacrifiant aux
dieux des Enfers une partie de la richesse, des produits et même
des forces de production —deviennent plus nombreux, en un
mot, les crises augmentent. Elles deviennent de plus en plus
fréquentes et de plus en plus violentes déjà
du fait que, au fur et à mesure que la masse des produits et,
par conséquent, le besoin de marchés élargis
s'accroissent, le marché mondial se rétrécit de
plus en plus et qu'il reste de moins en moins de marchés à
exploiter, car chaque crise antérieure a soumis au commerce
mondial un marché non conquis jusque-là ou exploité
de façon encore superficielle par le commerce. Mais le capital
ne vit pas seulement du travail. Maître à la fois
distingué et barbare, il entraîne dans sa tombe les
cadavres de ses esclaves, des hécatombes entières
d'ouvriers qui sombrent dans les crises.
Ainsi,
nous voyons que lorsque le capital s'accroît rapidement, la
concurrence entre les ouvriers s'accroît de manière
infiniment plus rapide, c'est-à-dire que les moyens
d'occupation, les moyens de subsistance pour la classe
ouvrière diminuent proportionnellement d'autant plus et que,
néanmoins, l'accroissement rapide du capital est la condition
la plus favorable pour le travail salarié.
KARL MARX